Vis ma vie de maire… ou de président : qui a vraiment les moyens de changer le quotidien des Français ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Les maires sont à la fois tout-puissants et très dépendants de facteurs qu'ils ne maîtrisent pas.
Les maires sont à la fois tout-puissants et très dépendants de facteurs qu'ils ne maîtrisent pas.
©Reuters

Sentiment d'impuissance

Près de 12 000 maires sont attendus à partir du mardi 19 octobre à Paris pour assister à leur 96è congrès annuel. Ce dernier promet d'être animé alors que l'exécutif est contesté et que les difficultés quotidiennes liées à la crise pèsent de plus en plus lourdement sur les élus locaux.

Atlantico : Face aux difficultés actuelles des Français, que peuvent concrètement les maires ? Sur quoi ont-ils la main au quotidien et de quel pouvoir sur le réel bénéficient-ils ?

Jean Spiri : Les maires sont à la fois tout-puissants et très dépendants de facteurs qu’ils ne maîtrisent pas. Tout puissants, parce que la clause de compétence générale s’applique à la commune, ce qui signifie qu’un maire peut prendre des initiatives dans tous les domaines. Très dépendants, parce qu’un maire dépend pour son action de décisions qui lui sont extérieures – on l’a vu récemment avec la réforme des rythmes scolaires dont les coûts ne sont de toute évidence pas entièrement compensés par l’Etat -, de ressources qu’il ne maîtrise que partiellement – quand elles ne sont pas modifiées par des changements de règle sur la fiscalité locale ou la péréquation, et de partenariats avec d’autres collectivités ou l’Etat.

Après, il est trop simple de dire que la situation des communes est intangible : certaines ont su susciter un dynamisme économique qui leur est propre, devenir attractives pour de nouveaux habitants, quand d’autres qui avaient les mêmes ressources à un instant donné périclitent. La politique d’une équipe municipale a un fort impact sur le réel, et assez rapidement. Il faut dire que les compétences obligatoires des communes sont larges : l’urbanisme, le logement social, la voirie, les espaces verts, la propreté, la petite enfance, les bâtiments et cantines pour les écoles maternelles et primaires, les activités de loisirs pour tous les âges, la sécurité, l’offre sportive et culturelle, ainsi que les équipements publics, les marchés, l’aide sociale, avec notamment les CCAS, l’accessibilité, l’état civil, les initiatives de développement économique, de tourisme et d’emploi, etc. Autant de compétences exercées en propre, ou, pour certaines, dans le cadre des intercommunalités. Alors oui, le maire ne peut pas tout, il est contraint par les enjeux financiers, mais il peut être actif dans tous ces domaines, il peut faire des choix, et les expliquer en toute transparence à la population, dans des démarches de plus en plus poussées de concertation. Il faut ajouter qu’une mairie est souvent la principale porte d’entrée vers les services publics, y compris ceux d’autres collectivités, pour les habitants : quand on a une question, on s’adresse au maire que ce soit trouver un job, une solution de garde d’enfants, mais aussi aider à calculer sa retraite, etc. Ce n’est pas un hasard si l’élu local reste l’élu en lequel nos concitoyens ont le plus confiance. Le maire est souvent un héros du quotidien : sollicité en permanence, actif sur tous les problèmes de sa ville, du plus concret ou plus grave, il doit en même temps gérer des projets à dix ans et imaginer une stratégie d’avenir pour sa ville, aller chercher des subventions ou monter des partenariats. Cela nécessité beaucoup de dévouement, et de plus en plus de compétences !

Jean-Luc Bœuf : On parle souvent des lois de 1982 pour la décentralisation de la France. Mais, en ce qui concerne les maires, il serait plus exact de remonter à la loi du 5 avril 1884, ou "loi communale". Tous les ingrédients figurent en effet dans ce texte adopté par la jeune IIIe République, avec cette disposition phare : "le conseil municipal règle par ses délibérations les affaires de la commune." En une phrase, tout est dit et les maires vont, progressivement, exercer toutes sortes de compétences. Ces actions sont naturelles : il s'agit de celles de la proximité, comme l'entretien des voies communales, la construction et l'entretien des écoles communales.

Répondre à la question sur l'action des maires au quotidien est simple et complexe ! Simple car le maire se trouve naturellement au centre de son territoire. Complexe car il n'est plus seul à agir. Le modèle de naguère associait l'État à la commune puisque le département était entre les mains du préfet, représentant de l'État. Aujourd'hui, il s'agit pour un maire de composer en plus avec l'intercommunalité, avec le département et la région.

Les pouvoirs réels se résument en trois mots : territoire, sécurité et point de convergence. Territoire car le maire est celui qui donne les autorisations d'utilisation du sol. On l'a bien vu ces dernières semaines avec la forte résistance des élus municipaux à se voir être dépossédés au profit des intercommunalités de ces droits du sol. Sécurité car le maire, de par ses compétences propres, en est le garant ! On a trop souvent tendance à l'oublier et à reléguer le maire dans un rôle second. En réalité, c'est de lui que vient cette action, exercée par tous les maires, au-delà de leur sensibilité. Point de convergence car le maire est celui vers qui l'on se tourne en toutes les occasions difficiles, qu'elles soient personnelles, professionnelles. Quiconque a travaillé aux côtés des élus locaux le sait bien : les premières demandes formulées dans les permanences des maires concernent l'emploi et le logement. Point de convergence encore en raison de l'écharpe tricolore. Dans nos sociétés ouvertes, désenchantées et désacralisées, le symbole vestimentaire du maire reste fort. Toutes les tentatives des autres niveaux de collectivité pour mettre en place un signe de représentation ont échoué : c'est dans le maire que les citoyens  se reconnaissent.

Alors que la mondialisation et l'Europe sont accusées de déposséder les Etats d'une partie de leur pouvoir, quelle est la part des décisions qui continuent de se prendre localement ?

Jean-Luc Bœuf : La mondialisation a changé la donne, tout autant que la situation économique difficile actuelle mais en proposant une vision optimiste, n'oublions pas que les jumelages sont partis des maires, dans les années 1950. Première tendance de cette ouverture aux autres. Et il n'est que de voir à l'entrée de très nombreuses villes la multiplication des jumelages pour en mesurer l'effet concret. Naturellement, les jumelages ne résolvent pas la crise mais ils contribuent à cette ouverture ! Beaucoup de décisions continuent de se prendre localement ! Il suffit de regarder la réalisation des projets locaux que tous les maires ont à cœur de voir se réaliser : halle de marché, médiathèque, piscine, salle des fêtes... Bien sûr, les maires ne peuvent agir seuls pour en financer les réalisations. Mais ceci n'est absolument pas nouveau. Remontons en arrière de quelques décennies et replongeons nous dans le plan des 1000 piscines élaboré dans les années 1960. C'était le préfet d'alors qui, sur instruction ministérielle, décidait des implantations des piscines. Etait-ce mieux ? La nostalgie n'est pas bonne conseillère. Les décisions que les maires sont amenés à prendre sont quasi-exclusivement des décisions de consensus : un maire ne travaille pas seul ! Il a choisi ses conseillers sur sa liste pour, ensemble, représenter l'expression de sa ville. Dès lors, ce qui a trait à l'urbanisme, à la gestion de proximité vont concerner la plupart des décisions locales. Les débats et contestations actuels au sujet des rythmes scolaires sont à considérer, localement, comme l'expression d'une certaine impossibilité pour les maires de faire encore et toujours plus.

Jean Spiri : Il faut séparer deux problèmes. La mondialisation amène le pouvoir économique à prendre des décisions qui ne sont plus liées à un système national et au pouvoir politique. L’Union européenne, ce sont les Etats, ou plus exactement c’est un système dual où deux types de légitimité cohabitent, celle du Parlement qui est l’émanation du peuple européen, et celle du Conseil, qui est formé par les Etats, la Commission étant nommée par la concordance de ces deux légitimités. Chaque fois, les Etats sont impliqués. Alors cessons de jouer la schizophrénie avec Bruxelles, et impliquons nous dans une réforme interne au lieu de traiter le problème comme s’il s’agissait d’un corps totalement extérieur !

Bien souvent les décisions européennes fournissent un cadre dans lequel s’inscrit l’action nationale, avec une harmonisation, qui laisse encore de grandes marges de manœuvre aux Etats. Et d’ailleurs, on se plaint souvent du manque d’harmonisation, notamment fiscale ou sociale. La vérité, c’est que si l’Union européenne paraît nous enquiquiner sur des sujets secondaires, c’est que nous n’avons pas assez progressé sur les plus importants !

Certains maires se sont-ils d'ailleurs illustrés dans leur gestion locale, de la crise notamment ?

Jean Spiri : Oui, il y a des maires qui innovent en permanence. Et qui ont su aider leur population à mieux affronter la crise. Cela peut être l’innovation en matière de dynamisme économique, quand par exemple on crée des pépinières d’entreprises, quand on incite les grandes entreprises à accompagner les TPE, quand on met en place des soutiens spécifiques à la recherche d’emploi, comme une aide au CV vidéo par exemple. Cela peut être l’innovation en matière sociale, quand on aide tous les habitants à avoir une mutuelle en laissant un appel d’offres global, quand on met en place du microcrédit, quand on soutient particulièrement les familles monoparentales confrontés à des problèmes de garde, quand on met en place des solutions de logement relais pour les jeunes actifs par exemple. Ce peut être l’innovation en matière de développement durable aussi, comme nous l’avons fait à Courbevoie avec des bennes à ordures 100 % électrique ou en essayant de constituer une nouvelle filière de recyclage pour fabriquer du mobilier urbain. Tout est permis si l’on est créatif.

Ce n’est pas seulement une question de budgets : il faut savoir mener à bien une idée innovante, rechercher des partenariats, notamment avec le privé, pour la mettre à exécution, savoir aussi mobiliser la population. Et il faut ajouter que certains maires se sont signalés par une très bonne gestion, quand d’autres ont été victimes de la crise, avec des emprunts dits « toxiques ».

Toutes les innovations méritent d’être partagées. Si les publications de l’AMF sont très précieuses pour cela, il manque à mon sens un organisme national chargé de recenser les bonnes idées, et d’aider les collectivités qui le souhaitent à les mettre en pratique. Des experts en gestion de projets, mis à la disposition des collectivités. Plus que des subventions ou des transferts d’argent souvent mal utilisés, cela serait autrement précieux.

De quels relais nationaux continuent-ils d'avoir néanmoins besoin ? Comment s'organise la coopération avec le pouvoir central ? Que peuvent de leur côté les ministres ?

Jean-Luc Bœuf : Les relais nationaux sont aussi anciens que les institutions elles-mêmes. Déjà, Napoléon souhaitait que les décisions centrales descendent avec la rapidité du courant électrique... Dès la construction de la "République des maires", à l'apogée de la IIIe République, un écosystème se met en place entre les maires, le préfet et l'État. Le cursus honorum conduit d'ailleurs les professions libérales - médecins, vétérinaires, hommes de loi - à devenir maire puis conseiller général, député et enfin ministre. Mais tous ces représentants avaient exercé au préalable une profession au plus près du contact des gens ! Aujourd'hui encore naturellement, les maires ont besoin de relais au niveau national, dans les ministères et les administrations centrales ; ces relais sont corrélés aux résultats électoraux... La coopération avec le pouvoir central s'organise donc au gré des alternances. Mentionnons cependant les procédures des contrats de plan et autres contrats de projets. Critiqués pour être technocratiques à souhait (c'est vrai !), il convient de ne pas en oublier une vertu cardinale, celle d'avoir, à un moment, mis autour de la table les grands élus, sous la houlette de l'État en région, afin de déterminer les projets les plus essentiels pour un territoire pour les années à venir. Et, là, le maire a son mot à dire. Encore et toujours.

Les ministres disposent de pouvoirs différents. L'époque de la décision ministérielle s'imposant à un territoire n'est plus de mise. Elle correspondait à un temps - rappelons-le - où le préfet était à la fois l'exécutif du département, le représentant de l'État dans le département et celui qui décidait si - oui ou non - ce qu'un élu local voulait faire se ferait ou non. Excusez du peu ! Le ministre aujourd'hui dispose de beaucoup moins de moyens financiers. Il doit davantage convaincre et prend le risque, dans nos sociétés où l'immédiateté est reine, d'être désavoué dans son territoire d'origine. L'action des ministres et des maires sont à l'image de la société : plus complexes, davantage contestées et devant composer avec des moyens financiers moindres.

Jean Spiri : Il faut faire attention à des tendances recentralisatrices fortes qui se font jour. Des tendances qui imposent des décisions sans concertation avec les collectivités, sans évaluation, sans transfert financier. Comme les rythmes scolaires. De nouvelles structures, comme la métropole du Grand Paris, qui, en concentrant les pouvoirs, recréent de la technostructure administrative au lieu de parier sur les grandes agglomérations en cours de constitution. J’ai peur que nous perdions notre force d’innovation et de dynamisme local au profit d’une vision très égalitariste qui pense que les richesses doivent se partager avant de se créer. Le développement économique n’est pas un jeu à somme nulle qui peut apparaître sur un territoire ou un autre. Il est le fruit d’une politique volontariste de long terme. En recentralisant, on prend le risque de couper des dynamiques, sans pour autant réussir à en susciter artificiellement ailleurs.

Cela pose plus largement le problème de notre décentralisation inachevée. Un double paradoxe s’est ainsi imposé : l’Etat ne veille pas assez à l’égalité des citoyens devant les effets des politiques décentralisés dans de nombreux domaines, y compris touchant aux droits de la personne, laissant s’installer des inégalités de fait fortes sur le territoire ; dans le même temps, il ne laisse pas assez de marges de manœuvre aux collectivités pour tenter de résorber les inégalités réelles ressenties sur ces territoires, car trop de politiques publiques sont encore trop fragmentées entre acteurs, et ceux-ci sont obligés de suivre des normes nationales, qui ne tiennent pas toujours compte des réalités de terrain. C’est donc l’ensemble des mécanismes actuels qu’il faut revoir : plus de marges de manœuvre, mais dans le même temps plus d’évaluation et de contrôle ! Cela implique le développement d’une logique partenariale d’un nouveau genre entre l’Etat et les collectivités, faite d’obligations réciproques dans une logique « gagnant gagnant » respectueuse des objectifs et des impératifs de chacun. C’est ce que nous prônions, avec Elise Vouvet et Alexandre Brugère, dans notre livre Citoyens des villes, citoyens des champs.  Il faut passer d’une politique de normes uniformes à une politique d’objectifs. L’important par exemple, ce sont les résultats scolaires de nos enfants, pas la manière dont chaque collectivité s’organise pour cela, en concertation avec les parents et les professionnels de l’enfant. Apprenons à réfléchir différemment !

Finalement, maires et ministres ont-ils davantage de pouvoir qu'ils l'admettent auprès de leurs administrés ? Le politique pourrait-il en faire plus ? A contrario existe-t-il des domaines dans lesquels il n'a objectivement plus la main ?

Jean Spiri : Je ne comparerais pas les deux situations ! J’ai été conseiller ministériel, je suis élu local. Dans les deux cas on peut faire beaucoup. Mais je reprendrais à mon compte ce que m’avait dit un des ministres pour lequel j’ai travaillé : « ici, un tiers des décisions que l’on prend sera appliqué, un tiers sera immédiatement détricoté par le successeur, et un tiers se perdra dans la machine administrative. En local, quand on décide, on voit le résultat. » C’est lui qui m’a donné envie de m’engager dans la vie politique locale, dans ma ville. Et ce qu’il m’avait dit est assez vrai, même s’il y a aussi de nombreuses complexités au niveau local, et de plus en plus de partenaires à mobiliser – quand ce n’est pas l’Etat qui met de nouvelles contraintes.

Mais pour réussir au niveau local, il faut plusieurs conditions. Écouter, mais savoir décider et tenir un cap. Donner une vision qui dépasse les contraintes du quotidien. Savoir mettre en mouvement une administration et suivre la décision jusqu’à sa réalisation. Pour beaucoup de responsables politiques, locaux comme nationaux, travailler avec son administration n’est pas toujours le plus valorisant politiquement, mais il s’agit pourtant d’un enjeu essentiel. Sinon, on confond dire et faire, les annonces et les réalisations. Nos concitoyens n’en sont pas dupes !

Dernier point : oui, le politique ne peut pas tout, notamment par rapport à d’autres pouvoirs. Mais à chaque fois il a des instruments qui lui permettent d’inventer quelque chose de nouveau. Prenons l’exemple d’une fermeture d’entreprise qui représentait une part importante de l’emploi d’une ville (et accessoirement de ses recettes). Nous connaissons tous des territoires qui ont su investir, attirer de nouvelles entreprises et de nouveaux habitants par un positionnement intelligent, une rénovation urbaine bien conçue, des services attractifs, des partenariats nombreux ; et nous connaissons tous des territoires où, sans énergie politique, la situation s’est dégradée… Toutes proportions gardées, c’est la même chose en politique nationale, il n’y a pas de fatalité !

Jean-Luc Bœuf : Les maires disposent d'un fort capital de sympathie de la part de la population. Il ne s'agit pas de "sondages" mais d'une réalité. Lorsque l'emploi industriel s'en est allé, que les services de l'Etat disparaissent les uns après les autres, il reste deux institutions ancrées dans les territoires : les maires et la gendarmerie. On comprend mieux dès lors la sensibilité des questions d'implantation territoriale de la gendarmerie, arme multiséculaire et proche des populations. La question ne saurait dès lors se résumer à une simple équation budgétaire du coût de ces deux institutions !

Opérons un retour avec le banquet organisé en 1900, en clôture de l'exposition universelle de 1900, où 22 000 maires firent le déplacement ! Un exploit qui rend hommage à la France territoriale, celle qui, sous le Second Empire et lors de la IIIe République naissante, construisit en quelques décennies plus de 50 000 kilomètres de voies ferrées reliées en étoile depuis Paris. Il est bon de se le rappeler, en ces temps de crise et de doutes sur la capacité de la France à entrer de plain pied dans le XXIe siècle. Assurément, la République des maires y contribuera par sa proximité et son écoute au plus près du quarteron de la décentralisation, composé du contribuable, du citoyen, de l'usager et... de l'électeur en 2014, année des élections municipales.

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