Progression du racisme en France : ce qui justifie ou (non) les inquiétudes<!-- --> | Atlantico.fr
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On constate depuis 2009 une multiplication des inscriptions racistes sur les murs de lieux de culte musulmans ou juifs.
On constate depuis 2009 une multiplication des inscriptions racistes sur les murs de lieux de culte musulmans ou juifs.
©Reuters

Baromètre

En l'espace de quelques jours, Harry Roselmack et Christiane Taubira ont fait part de leurs inquiétudes face à une montée du racisme ordinaire en France. Si la Garde des Sceaux s'est empressée de corriger ses propos en affirmant que la "France n'était pas raciste", certaines statistiques démontrent bien une recrudescence du rejet de l'autre depuis quelques années.

A lire sur le même sujet : Racisme en France : Christiane Taubira pose une bonne question mais elle le fait maladroitement

Atlantico : Harry Roselmack s'est récemment indigné d'une "France raciste" tandis que Christiane Taubira a, sans aller jusque là, dénoncé la multiplication "d'attaques racistes au cœur de la République" qui font état d'une société en train de se "délabrer". Quelles sont les manifestations concrètes derrière cette mise en cause ? Sur quels chiffres se base-t-on ?

Christine Lazerges : A la CNCDH nous réfutons l’expression "France raciste". Nous nous sommes toujours refusé à tirer ce type de conclusion, cela n’a pas de sens. Cependant, les outils dont on dispose, même s’ils sont imparfaits, permettent de dégager des tendances sur les courts, moyens ou longs termes, de "sentir" certains mouvements dans la société. Si l’on s’appuie sur les données de 2009 à 2012, on peut clairement mesurer les manifestations concrètes du racisme, et relever notamment une multiplication des inscriptions racistes sur les murs de lieux de culte musulmans ou juifs, la multiplication des injures raciales, l’augmentation des actes de vandalisme avec motivation raciste, ainsi que la progression des agressions physiques. Pour dresser ce constat, nous nous appuyons sur les chiffres fournis par le ministère de l’Intérieur qui correspondent à l’ensemble des actes et menaces à caractère raciste, xénophobe, antisémite et antimusulman constatés par les services de police et de gendarmerie au cours d’une année.

En 2012, le nombre de plaintes étaient en progression : 1.539 actes ont été caractérisés, ce qui représente une hausse de 23% par rapport à 2011.

En parallèle, nous notons dans le discours – grâce à un sondage couplé d’une étude qualitative -  qu’une plus grande part de personnes se montre hostile aux étrangers, aux immigrés, notions assez vagues qui traduisent simplement la montée du sentiment xénophobe.

Guylain Chevrier : Le problème derrière cette mise en cause vient surtout de ce que l’on fait de certains événements, pour en arriver par une généralisation pour le moins excessive, à mettre la France en accusation pure et simple de racisme, ce qui n’est pas rien. Les faits objectifs de racisme qui font l’actualité sont en réalité marginaux mais bénéficient d’un effet de loupe médiatique énorme. Le Défenseur des droits a enregistré près de 6 500 réclamations pour discrimination en 2012, deux fois moins que la Haute autorité de lutte contre les discriminations (HALDE) en 2010, à laquelle il a succédé. Même si cette baisse peut être analysée comme  imputable pour une part à la moins bonne visibilité du Défenseur des droits qui regroupe depuis 2011 non seulement la HALDE mais aussi le Défenseur des enfants, le médiateur de la République et la commission de déontologie de la sécurité, il y a là une réalité qu’on ne peut nier. Dans la répartition des réclamations, pour la première fois depuis la création de la HALDE en 2005, l’origine n’est plus le premier critère de discrimination invoqué par les plaignants (22,5 %).Ce sont à présent l’état de santé et le handicap (25,9 %) qui sont les premiers motifs de réclamations. Celles concernant les discriminations liées au sexe demeurent toujours très peu nombreuses (3,3 %). L’emploi reste le domaine de réclamation majoritaire (51,5 %), loin devant l’accès aux services publics (14 %), la vente de biens et services (11,5 %) et le logement (8,9 %).

De fait, on mélange tout pour justifier certaines généralisations propres à un climat médiatique où la rigueur est loin d’être au rendez-vous sur ce sujet et favorise tous les amalgames. On accuse par exemple de racisme ceux qui peuvent considérer que le port du voile dans les structures de la petite enfance soit contraire à l’intérêt et aux droits de l’enfant, ce que la laïcité justement protège. Autre chose est de s’appuyer sur la montée du FN, qui lui joue des contradictions de notre société et des difficultés d’intégration de ceux venus d’ailleurs, pour les désigner comme le principal problème au nom d’une défense de la laïcité sur laquelle il réalise un véritable holdup. Le slogan "Trois millions de chômeurs c’est trois millions d’immigrés en trop" est une simple absurdité et un raccourci qui joue sur le rejet de l’autre, mais qui fait moins recette qu’on ne le croit au regard du rejet de la politique ou encore de l’écœurement face à l’enfumage général, aux problèmes qui viennent de l’intégration européenne face à quoi le politique est démissionnaire, aux incertitudes d’un pouvoir qui dit blanc et le lendemain dit noir. Lorsque l’Observatoire national de la laïcité explique qu’il n’y a aucun problème avec la laïcité en France, on encourage à penser que tous ceux qui disent le contraire cachent leur racisme derrière la défense de la laïcité. Ce qui est un comble quant on voit la montée actuelle des revendications à caractère communautaire tournées contre la laïcité qui a, qu’on n’en doute pas, ses ennemis.

Rappelons-nous tout de même que la France en 2002, à un certain second tour des présidentielles, a voté à plus de 82 % contre Le Pen. Un sondage grandeur nature qui montre la modération nécessaire à avoir ici plutôt que de s’emballer en mettant le feu aux poudres. La France est la première destination d’asile au monde et la première en Europe pour le nombre de naturalisations, 110.000 par an. Les mêmes libertés sont données à tous, pour ceux qui légalement émigrent dans notre pays avec un bilan migratoire d’environ 100.000 par an, que ce soit pour les libertés individuelles ou économiques et sociales. Tout enfant qui arrive avec ses parents sur le territoire français, quelle que soit la situation administrative de ces derniers, peut s’inscrire à l’école publique. Les sans-papiers eux-mêmes bénéficient de la solidarité puisque notre pays leur donne l’Aide Médicale d’État, l’équivalent de la Couverture maladie universelle, une fois qu’ils se déclarent comme étant depuis trois mois en situation de résidence sur notre sol. Au moins 8 000 mineurs isolés étrangers par an, mineurs sans autorité parentale sur le territoire national, chiffre qui a quasiment doublé en cinq ans, bénéficient d’une prise en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance des départements avec un coût par jour de 150 à 250 euros par individu. Selon les données publiées par l’INSEE et l’INED dans le cadre de l’enquête TeO, Trajectoires et origines reprises par le Haut Conseil à l’Intégration dans son rapport sur "la France sait-elle encore intégrer les immigrés ?" (2011), concernant les couples mixtes il est souligné "qu’un peu plus de quatre immigrés sur dix vivent avec un conjoint né en France et dans 90% des cas il s’agit d’une personne de la population majoritaire", montrant ainsi la réussite du mélange que la France sait faire. La même étude montre une progression du point de vue de la mobilité sociale des enfants d’immigrés, avec une promotion sociale d’une génération à l’autre significative : ils sont 74 % à occuper des postes d’ouvriers qualifiés contre 62 % pour leurs pères, ils sont 24 % dans les professions intermédiaires et 14 % pour les cadres pour respectivement 7 % et 4 % pour leurs pères. Et ça, ce serait peut-être la France raciste et une République qui démérite ?

Lorsque le journaliste Harry Roselmack affirme : "Ce qui me chagrine, c'est le fond de racisme qui résiste au temps et aux mots d'ordre, pas seulement au sein du FN, mais au plus profond de la société française", il se trompe pour le moins. Le FN n’est pas toute la société, et la mise en accusation d’une République qui ne jouerait pas son rôle, sans fondement. Mais ces propos interviennent dans un climat que certains grands médias entretiennent savamment avec des associations qui défendent des causes qu’elles jugent justes à grands cris, et c’est leur plus grand droit de le faire, mais c’est aussi celui d’autres d’en appeler à la responsabilité.

Sur France Info, ce 6 novembre, était invité Polka Magazine, trimestriel français du photojournalisme. Son représentant n’hésitait pas à dire, à propos d’une photo que le magazine publiait prenant pour sujet les migrants, qu’il ne comprenait pas que "Nous qui sommes si riches" ne soyons pas plus fraternels en refusant d’accueillir sans compter ceux qui veulent s’installer en Europe et particulièrement en France. Un  propos qui relaie celui du Directeur de France terre d’asile qui parle de fin des frontières pour résoudre les problèmes des victimes de ces tragédies terribles liées aux embarcations de fortune de l’immigration clandestine.

Mais serait-être raciste que de raisonner en termes politiques sur cette grande question qu’est l’immigration en réfléchissant à la possibilité d’accueillir et d’intégrer, toute société ayant dans ce domaine ses exigences et ses limites. Sachant qu’il n’y a de liberté d’un peuple sans souveraineté et donc sans frontières, sans nation. Ne pas céder à ces raccourcis qui minorent voire ignorent les enjeux politiques, c’est la seule façon de préserver les qualités de notre pays, en termes de niveau de liberté et de droits, d’ouverture et de promotion que permet son école, de protection sociale, de condition de travail, pour lesquelles les candidats à l’immigration nous rejoignent. Il ne faudrait pas à force de tout vouloir offrir et diluer, de fragiliser ce qui fait cette République, pour la livrer pieds et poings liés à ceux qui veulent sa mise en coupe réglée, particulièrement  au nom d’une liberté économique destructrice à laquelle ses acquis s’opposeraient. Pour être efficace, l’humanisme propre à la dimension sociale de notre France Républicaine doit tout prendre en compte et pas seulement l’aspect humanitaire, si important soit-il.

Nonna Mayer : Mme Taubira ne se fonde pas sur des chiffres, elle réagit en fonction de son  expérience personnelle du racisme, elle qui vient d’être comparée à un singe par une ex candidate du FN et qui a ensuite été traitée de "guenon" par des enfants à Angers ! Mais évaluer précisément le racisme en France  est plus difficile. On dispose de deux indices : les statistiques policières  recensant les actes  et les menaces racistes (courriers, graffitis) et les sondages mesurant les opinions racistes et xénophobes, notamment depuis 1991 celui qui est fait annuellement pour la Commission nationale consultative des droits de l’homme. On dispose ainsi  d’un baromètre permettant de mesurer l’évolution dans le temps du phénomène. De 1991 à 2010 l’acceptation des  minorités, des "autres",  a en fait globalement augmenté en France. Sur un indicateur synthétique de tolérance allant de 0 à 100, l’indice était de 52 en 1991 et frôlait 69 en 2010. Cette hausse reflète l’élévation du niveau d’études, le renouvellement générationnel (les jeunes sont plus ouverts)  et la diversité culturelle et ethnique croissante de notre société.

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Graphique issu de l'enquête "Montée de l'intolérance et polarisation anti-islam" (2012) réalisée par Nonna Mayer, Vincent Tiberj et Guy Michelat (Sciences-po, CNRS).

A partir de 2010, on note en revanche une baisse continue de cet indice de tolérance, qui est tombé à 59 en 2012. La société française reste donc nettement moins raciste qu’en 1991, mais nettement plus qu’il y a trois ans. Lorsque l’on regarde d’un peu plus près toutefois, on remarque que cette hausse de l’intolérance touche essentiellement les Maghrébins et les Musulmans. Cette polarisation anti-Islam peut s’expliquer par plusieurs facteurs. La crise économique exacerbe toujours le racisme, elle favorise la recherche de boucs émissaires, les étrangers à la fin du XIXème siècle, les juifs dans les années 30, les Musulmans aujourd’hui. Il y a aussi les peurs liées aux suites des révolutions arabes, peur d’une immigration accrue, peur qu’elles mettent au pouvoir les islamistes. Mais il y a surtout la responsabilité de la classe politique, légitimant ce repli xénophobe : la stratégie de Nicolas Sarkozy depuis son discours de Grenoble (juillet 2010) présentant  l’immigration et l’Islam comme une menace pour l’identité nationale, la multiplication des petites phrases racistes. Le même baromètre montre que la tolérance chez les sympathisants de gauche n’a pas bougé, c’est à droite essentiellement qu’elle a chuté

La Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), qui publie chaque année des statistiques sur le racisme en France, a reconnu rencontrer des difficultés méthodologiques en ce qui concerne les outils de mesures utilisés. Jusqu'à quel point les chiffres officiels permettent-ils de rendre compte de la réalité ?

Christine Lazerges : On estime que les données officielles ont plutôt tendance à être en deçà de la réalité… On peut ainsi imaginer que le phénomène est en fait plus fort que ce que celles-ci montrent. Toute analyse de l’évolution de la violence raciste se heurte à des difficultés de recensement des actions et "menaces", notamment du fait de l’absence d’exhaustivité des données connues. Malgré l’existence d’un important chiffre noir de ce type de délinquance, les statistiques n’en constituent pas moins un élément d’appréciation important, tout particulièrement en termes d’évolution des tendances. Étant construites de la même manière d’une année sur l’autre, on peut les comparer, et dégager des tendances, même si la photographie est un peu floue et même si l’on sait que les données dont on dispose ne sont pas totalement fiables.

Selon le dernier rapport de la HALDE (Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité) en 2010, 27% des plaintes étaient en lien avec une discrimination "d'origine" tandis que 19% étaient dues aux handicap ainsi qu'aux problèmes de santé. Peut-on dire que le racisme est finalement un important phénomène discriminatoire en France ?

Christine Lazerges : Clairement non. Racisme et discrimination sont deux notions distinctes. Dire que le racisme est finalement un important phénomène discriminatoire serait très réducteur, même si racisme et discrimination, à raison de l'origine, de l'ethnie, de la religion, sont évidemment très liés. Le concept de racisme est un processus complexe qui renvoie à un ensemble englobant à la fois des pratiques (ségrégation, discriminations, violence), des représentations et des discours qui consistent à caractériser un ensemble humain par des attributs naturels, eux-mêmes associés à des caractéristiques intellectuelles et morales qui valent pour chaque individu relevant de cet ensemble. La discrimination raciale est quant à elle une pratique qui porte atteinte au principe d’égalité selon lequel les hommes sont égaux en droit et en dignité.

Guylain Chevrier : Certes, les réclamations les plus importantes en matière de discrimination selon la HALDE étaient celles en lien avec l’origine, 27 % en 2010, mais on oublie de dire que ce chiffre n’a cessé de décroître dans les rapports de cet organisme depuis 2005, où il se situait à 38 %. D’autre part, la discrimination liée à la religion était de 2 % en 2010, ramenant à de plus juste proportions l’idée d’un racisme anti-musulmans qui serait comme le vecteur du racisme français d’aujourd’hui. On sait le débat qu’il y a autour du terme d’islamophobie, qui veut dire avoir la phobie d’une religion, en l’occurrence l’islam, qui, s’il était admis comme une norme juridique, signifierait le retour dans notre droit du délit de blasphème. Ce qui serait un recul mortel pour la liberté de conscience et de pensée, de philosopher. Il ne faut pas confondre la critique d’une religion, et de certaines pratiques, avec un rejet des musulmans. C’est de l’ordre du fantasme !

Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problème, puisqu’une large majorité de la population française, selon toutes les enquêtes d’opinion, s’inquiète d’une certaine façon de vouloir  imposer sa religion par pression communautaire en faisant reculer la règle commune pour obtenir des aménagements dits "accommodements raisonnables" qui n’en n’ont que le nom et délitent un peu plus le lien social. Les tenants de la victimisation soufflent sur le feu au risque de rabattre par exaspération et amalgame des gens qui hier ne seraient jamais allés vers le FN. A force de caricaturer les Français et leurs sentiments, de caricaturer le débat d’idées en faisant des procès à la moindre interrogation sur la question de l’immigration ou de l’exacerbation des différences, on ne fait que rendre service aux extrêmes au lieu de les combattre. 

De manière plus générale, quelle définition donner au racisme ? Le racisme actif est-il similaire au racisme passif souvent corrélé à une forte inculture ? Progressent-ils tous les deux de la même manière ?

Nicolas Boilloux : Je ne pense pas que l’on puisse parler d’un racisme "passif" mais plutôt d’un racisme ordinaire qui relève tout de même de propos tenus publiquement (on repense à la "guenon" lancée par une petite fille à Mme Taubira) bien que l’on ne prenne effectivement pas toujours en compte la portée blessante qu’ils peuvent avoir. On peut certes distinguer un racisme qui est de nature plus "idéologique", mais il se nourrit justement de ce racisme "ordinaire" qui permet d’essaimer inconsciemment un rejet de l’autre. Au-delà des partis, même si le FN en profite électoralement, on constate effectivement le retour global d’une vague idéologique qui se nourrit d’un certain différentialisme : tous les jours je vois dans mon entourage des personnes faire des remarques, bien qu’elles ne soient en aucun cas tentées par le vote Le Pen.

Le grand échec de l’antiracisme a été de ne pas avoir réussi à désamorcer des préjugés toujours existants, et ce n’est pourtant pas faute d’avoir déployé des efforts colossaux dans ce sens. L’autre échec est de n’avoir pas su faire de l’antiracisme une action directement citoyenne, beaucoup d’associations ayant pris assez vite une coloration politique clairement affichée qui a fait craindre à certains une instrumentalisation. Des actions comme celles de la CIMADE, avec laquelle j’ai travaillé un temps, me semblent beaucoup plus efficaces dans le sens où elles essayent de créer un lien direct entre les citoyens.

Christine Lazerges : Si l’on considère qu’il y a un racisme passif (sans passage à l’acte, juste dans le discours), et un racisme actif, les deux obéissent aux mêmes ressorts, l’un étant une première étape avant l’éventuel passage à l’autre, suivant un phénomène de radicalisation.

Les deux ne progressent pas tout à fait de la même manière, l’un précède l’autre : on a d’abord une montée du racisme passif (montée de l’intolérance, montée des propos et des discours racistes, levée de certains tabous, etc.) qui peut, si la tendance s’inscrit à moyen terme, s’accompagner d’une montée du racisme actif. C’est le passage à l’acte. C’est précisément à ce phénomène que nous avons assisté entre 2009 et 2012 : d’abord une montée de l’intolérance visible dans les études quantitatives et qualitatives de la CNCDH, puis une claire progression des actes en 2012.

Nonna Mayer : Le racisme est un terme souvent utilisé à tort et à travers (racisme anti-flics, anti-jeunes, anti Français…). Je préfère l’expression employée par les anthropologues, comme Lévi-Strauss, à savoir celle "d’ethnocentrisme", attitude que l’on retrouve dans toutes les sociétés à toutes les époques, les cibles étant les seules à changer. Elle se définit comme un rejet des manières de vivre, de penser et de croire qui nous paraissent étrangères, une valorisation de son "groupe" et un rejet des autres, qu’on les définisse par la couleur de peau, la religion, la nationalité, la culture ou le lieu de résidence. Mais cet ethnocentrisme peut être porté par un parti, un mouvement politique, une idéologie, comme aujourd’hui en France le Front national.

De nombreuses campagnes de sensibilisation existent depuis les années 1980 sans que l'on ait visiblement réussi à atténuer les tensions "raciales". Quelles politiques permettraient d'inverser la tendance ?

Nicolas Boilloux : Le politique ne peut-être selon moi que le relais de propositions qui émanent spontanément de la société civile. Je fais partie de ceux qui ne croient pas aux vertus de la normalisation de l’antiracisme à travers la loi, de telles mesures existant déjà sans que cela ait permis d’endiguer ou de faire disparaître le phénomène. Les initiatives portées par exemple par les acteurs du monde économique pour sensibiliser contre les discriminations en entreprise m’apparaissent déjà plus impactantes au quotidien. Il s’agit là d’actions discrètes, finalement assez peu valorisées, qui restent le meilleur outil de canalisation des colères de certains.

Christine Lazerges : Si l’on remonte aux années 1980 et au début des grandes campagnes de sensibilisation, il est faux de dire que les actions menées n’ont pas réussi à atténuer les tensions raciales. Sur le long terme - 30 ans - la tolérance a augmenté : la génération actuelle est plus tolérante que la précédente… Depuis 1990 et le premier rapport racisme de la CNCDH et jusqu’en 2010, soit sur une longue période de 20 ans, la CNCDH a constaté le recul de l’intolérance et des préjugés, et une dynamique de plus grande ouverture sur le monde et sur les autres. Depuis 2011 cette dynamique semble stoppée. A partir de 2010 et de manière continue sur les trois dernières années, la très grande part des indicateurs à disposition sont inquiétants, comme si le phénomène s’ancrait dans la durée. La persistance d’un tel phénomène, dans un contexte de crise économique qui favorise les craintes et les incertitudes, appelle à rester vigilant.

Nous appelons tout d’abord à la responsabilisation des personnalités publiques et politiques qui doivent avoir un comportement exemplaire et se garder de tout propos stigmatisant, l’école peut également jouer son rôle intégrateur et contribuer à lutter, dès le plus jeune âge, contre les discriminations, enfin la politique pénale en la matière peut avoir une réelle influence.

Guylain Chevrier : Vous avez raison de mettre "raciales" entre guillemets dans votre question, car la France n’est pas un pays de tensions raciales, on ne pense pas en races dans notre pays parce que la laïcité fait tout de même prévaloir ce qui nous rassemble et nous unit sur nos différences. En même temps, c’est la meilleure façon de protéger ces dernières en termes de libertés  individuelles s’exerçant dans la sphère privée. C’est encore le mélange qui prévaut dans notre société et non les mises à part, les communautés.

Ceci étant, les tensions entre immigration et société, ou entre ceux de différentes origines et la population majoritaire issue du cru, tiennent à différentes causes. Elles sont à inscrire d’abord dans le contexte d‘une crise économique et sociale qui émousse le lien social sans qu’aucun projet politique nourrissant un espoir commun puisse rassembler les forces de la nation. Une situation qui favorise ainsi que ressortent les différences avec des tensions qui sont instrumentalisées par certaines forces qui en font leur fond de commerce comme le FN.

Parallèlement, on assiste à une montée des revendications identitaires et d’un discours de victimisation qui s’appuie sur une crise des valeurs communes et du bien commun, du sens de l’intérêt général, pour gagner en influence en donnant au repli communautaire une sorte de prime à la surenchère sur fond d’alibi du passé colonial. Un mouvement dangereux pour la démocratie par ce but qu’il poursuit d’éclatement de la communauté nationale en communautés ethnico-religieuses, mais aussi parce qu’ainsi il ne cesse de donner des prétextes à nourrir le discours ultra-national. La France est prise en otage en quelque sorte de cet entre-deux avec trop de vide ou de mou au milieu. Il ne suffira pas d'une campagne de prévention axée sur les bons sentiments pour venir à bout de la chose. Des bons sentiments qui en viennent à devenir parfois obscènes tellement ils sont dans une facilité trompeuse donnant la leçon de morale à peu de frais, alors que les questions sont graves et méritent tout autre chose, de la hauteur politique et du sens des responsabilités.

Notre modèle d’intégration, si décrié par certains qui voudraient le voir mis à mort pour faire place nette au multiculturalisme politique, est sans doute encore la meilleure sauvegarde de notre vivre ensemble à l’aune de la mixité sociale, quelles que soient les différences qui se mêlent. C’est l’intégration au milieu des autres qui doit continuer à être favorisée dans le respect des valeurs de notre République. L’intégration comme concept est étroitement liée à la République laïque qui précisément exige d’abord que tous commencent par se penser ensemble avant de se penser autres, s’intéressent à la chose commune qui est leur chose dans le prolongement de la citoyenneté.

Il manque avant tout un projet politique capable de redonner du sens à cela, à l’idée d’histoire commune. Pour autant, il ne s’agit pas de laisser de côté quelques vraies questions de fond : une immigration mal maitrisée, comme nous le voyons depuis plusieurs années tels que des exemples récents l’ont montrés, au regard de quoi le principe d’intégration doit être revalorisé pour lui donner son cadre et ses limites ; une concentration urbaine parfois excessive de population de même origine et à faible niveau de vie avec des enclaves où certains se sentent abandonnés en ne reconnaissant plus ce qu’ils pensent être les caractères de leur société ; les difficultés culturelles auxquelles nous nous affrontons avec certaines fractions de populations et auxquelles il faut donner des réponses sans ambiguïté dans le prolongement de nos valeurs communes ainsi rehaussées ; repenser l’effacement de solidarités traditionnelles et de relais de socialisation qui laissent parfois la place au vide… Des problématiques qui n’échappent pas à celle structurant un projet de société qui manque cruellement à la France qui ne paraît plus savoir, aux yeux de trop nombreux de ses membres, où elle va, ce qu’elle veut, où elle nous emmène.

Pour inverser la tendance, il faut dans ces domaines une politique volontariste sans doute, mais qui, sans un retour de l’activité économique qui redonne de la valeur à l’intégration sociale et à l’ascenseur social pour tous, ne pourra jouer qu’un second rôle même s’il reste essentiel. Il faut bien réfléchir avant d’agiter le chiffon rouge d’une France raciste, en ces temps de confusion des causes et des effets où il est si facile de faire se tromper de colère les uns ou les autres, au risque de faire trembler sur ses bases la Maison commune.

Nonna Mayer : A cette question je répondrai qu'il ne faut pas non plus exagérer le tableau. Dans leur très grande majorité les Français condamnent le racisme et les discriminations, s’inquiètent du développement de l’intolérance,et de la fragmentation de la société française. Pour répondre plus directement, je dirais que les campagnes contre le racisme ne commencent pas dans les années 80. Il y a le traumatisme de la Seconde guerre mondiale et de l’Holocauste , sur le mode du  "plus jamais ça". L’antiracisme est la norme dans les sociétés démocratiques.  Quant aux moyens  de lutte contre le racisme ils sont pluriels. Il y a l’éducation, qui ouvre sur le monde, sur les autres cultures, lutte contre les préjugés. Il y a les associations qui font un énorme travail au niveau de la société civile. Enfin, il y a la responsabilité des élites, intellectuelles et politiques,  puisque l’exemple vient toujours d’en haut, puisqu’elles cadrent la manière de penser le rapport à l’autre. 

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