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Comment l'Allemagne a pris le pouvoir en Europe
©Reuters

Bonnes feuilles

Steve Ohana démontre qu'en tant que pays fort de la zone euro, la France doit aujourd'hui désobéir à l'"Europe allemande" et refonder les bases d'une nouvelle Europe, démocratique, juste et prospère. Extrait de "Désobéir pour sauver l'Europe" (2/2).

Steve Ohana

Steve Ohana

Steve Ohana est professeur de finance à l’ESCP Europe et co-fondateur de la société Riskelia. Il a contribué à plusieurs ouvrages collectifs, dont Perspectives Energétiques, (Ellipses 2013) et rédigé de très nombreuses analyses pour des revues scientifiques.

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Imaginez qu’on vous propose de prendre le volant d’une voiture et de foncer à toute allure sur une route à sens unique… sur laquelle une autre voiture, identique à la vôtre, fonce dans l’autre sens.

Si vous donnez un coup de volant pour vous mettre sur le bas-côté, vous perdez le jeu. Si l’autre pilote le fait, vous gagnez le jeu. Il est inutile de préciser ce qui se passe si ni l’un ni l’autre ne donne de coup de volant…

Par extension, le jeu de la poule mouillée désigne un jeu où deux individus se font face, avec le choix de coopérer ou non. Comme dans le dilemme des prisonniers, l’état le plus avantageux pour chacun des joueurs est que l’autre joueur coopère (et lui seul). Cependant, le jeu de la poule mouillée se distingue du dilemme des prisonniers par le fait que l’état de non-coopération réciproque (les deux voitures entrent en collision) est moins favorable pour chaque joueur que l’état où lui seul coopère.

La conséquence est la suivante : alors que le seul équilibre stable dans le dilemme des prisonniers est celui de non-coopération réciproque (les deux prisonniers se trahissent), il y a deux équilibres stables possibles dans le cas du jeu de la poule mouillée : celui où moi seul coopère, et celui où l’autre joueur seul coopère.

Plusieurs paramètres vont rentrer en jeu pour déterminer qui sera la « poule mouillée » : si, par exemple, mon adversaire me fait croire qu’il n’a pas vraiment peur de mourir, ou s’il repeint sa voiture d’une manière qui laisse penser qu’une collision lui serait beaucoup moins dangereuse, alors je serai plus enclin à donner le coup de volant salutaire.

En quoi cela s’applique-t-il à la situation de la zone euro sous la présidence de Nicolas Sarkozy ?

La France, poule mouillée de l’Allemagne

Les deux « joueurs » en question étaient la France et l’Allemagne, les seuls disposant d’un véritable levier politique sur l’échiquier européen (ce sont la France et l’Allemagne qui ont initié l’euro !).

Une « coopération » de l’Allemagne signifiait essentiellement trois choses : accepter plus d’inflation (et donc une dévaluation de l’euro), accepter que la BCE joue le rôle de prêteur en dernier ressort inconditionnel ainsi que des transferts entre pays de la zone euro. Une monnaie faible est un coût pour l’Allemagne car elle implique un renchérissement du prix des importations sans amélioration notable du volume des exportations allemandes, du fait du niveau de gamme élevé de l’industrie. L’inflation, qui érode le pouvoir d’achat de l’épargne, est un handicap pour ce pays confronté à un problème de vieillissement et qui doit compter sur son épargne pour assurer le financement des retraites. Enfin, les transferts et les prêts inconditionnels de la BCE, même s’ils peuvent se justifier sur le plan de l’efficacité économique (ils servent aussi à sauver l’épargne allemande investie dans les pays périphériques et à financer l’achat de produits allemands par les pays périphériques) paraissent inacceptables aux Allemands sur le plan politique et moral.

Une « coopération » de la France signifiait d’accepter le sauvetage de l’euro aux conditions allemandes : austérité, compétitivité, réformes. Les coûts pour la France de ce deuxième état de non-destruction mutuelle sont bien connus car c’est exactement celui dans lequel nous nous trouvons depuis 2010 : croissance nulle, chômage de masse, monnaie surévaluée, inflation basse. Par contre, les avantages de cette situation pour l’Allemagne sont très nombreux (au moins à court terme) :

  • le maintien de la zone euro signifie le sauvetage apparent de l’épargne allemande investie dans les pays périphériques (même si des pertes devront être supportées quoi qu’il arrive), le maintien d’un grand marché européen sur lequel vendre ses produits (même si l’austérité et la compression des salaires ont fortement entamé la taille de ce marché intérieur), l’impossibilité pour les autres pays de dévaluer leur monnaie, de restaurer leurs marges, de monter en gamme et de venir concurrencer son industrie,
  • une inflation très faible,
  • des taux d’intérêt extrêmement bas, conséquence directe de la fuite de l’épargne vers les dettes sûres de la zone euro,
  • une croissance modeste mais qui reste suffisante pour obtenir le plein emploi dans un contexte de faible natalité,
  • le maintien à un niveau correct du volume global des exportations grâce à une réorientation des exports vers les pays émergents
  • une monnaie certes sous-évaluée (par rapport à ce que serait le Deutsche mark) mais qui reste forte,
  • la possibilité de recruter des employés qualifiés à bas prix, en provenance des pays périphériques et même de la France, ce qui représente une solution à son problème démographique,
  • et enfi n la satisfaction morale de servir de référence à l’Europe entière, de ne pas payer de manière encore trop visible pour les « cigales » de l’Europe et de les inciter à ne pas recommencer.

Comment nous sommes-nous retrouvés dans la situation de la poule mouillée ? Deux erreurs d’appréciation du président Sarkozy y ont contribué. La première est d’avoir estimé avoir plus à perdre que l’Allemagne au démantèlement de la monnaie unique. La seconde est d’avoir sous-estimé le coût pour la France de céder aux exigences de l’Allemagne. Les deux évaluations erronées de Nicolas Sarkozy sont rendues parfaitement explicites dans la lettre qu’il a envoyée aux Français au moment de la campagne électorale de 2012 :

« En 2011 enfin, la crise de la dette des États a failli faire disparaître l’euro. L’euro n’a pas tenu toutes ses promesses, c’est un fait, mais rien n’aurait été pire que son implosion. C’eût été le saut dans l’inconnu, l’Europe divisée, de nombreuses banques en faillite, des millions d’épar gnants cherchant à retirer leurs liquidités, les États, dont la France, obligés d’emprunter à des taux rédhibitoires, et de réduire en conséquence leurs dépenses de façon brutale tout en augmentant lourdement les impôts. La récession aurait été d’une plus grande violence encore. Voilà pourquoi j’ai tout fait pour sauver l’euro et pour sauver la Grèce. Laisser la Grèce sortir seule de l’euro, c’était admettre le caractère réversible de la monnaie unique. Pourquoi pas ensuite l’Italie, l’Espagne, le Portugal ? C’eût été prendre le risque d’une redoutable contagion. L’Allemagne est le pays auquel l’implosion de l’euro aurait causé le moins de problèmes. Elle s’est conduite en alliée pour sauver notre monnaie commune. En même temps, la France a obtenu une réforme de la zone euro pour que les errements du passé ne se reproduisent pas : le gouvernement économique de la zone euro que je réclamais depuis des années est désormais en place et la convergence des politiques économiques est engagée. Tout cela a été très diffi cile. Nous étions au bord du gouffre. Croire dans une réouverture des négociations est une utopie tout simplement parce que celles-ci viennent de s’achever et que pas un gouvernement en place en Europe ne le souhaite. Avec le sauvetage de la Grèce, la réforme de la zone euro vient en outre d’enregistrer son premier succès majeur. »Les premières lignes sur le cataclysme qui aurait suivi la fi n de l’euro résonnent comme un « aveu » implicite que la France a bien été la poule mouillée du jeu. Le sauvetage de l’euro apparaissait aux yeux de Nicolas Sarkozy comme une concession suffi sante arrachée à l’Allemagne, en contrepartie de laquelle la France devait faire des efforts.

Une langue de bois dont profite l’Allemagne

Pourquoi est-il faux de considérer que « l’Allemagne est le pays auquel l’implosion de l’euro aurait causé le moins de problèmes » ? Il y a une très grosse différence entre le sort de la France et de l’Allemagne si l’euro venait à disparaître : on estime que le Deutsche mark s’évaluerait d’environ 20 % par rapport à l’euro (défi ni comme un panier des nouvelles monnaies) tandis que le franc, lui, garderait à peu près la même valeur par rapport à l’euro10. Il y aurait trois conséquences très fâcheuses pour l’Allemagne : la première est un regain de compétitivité de ses partenaires, la seconde est une plus grande difficulté à exporter en direction de ses anciens partenaires (à la fois à cause du nouveau risque de change et de l’appréciation du prix de ses produits pour ses partenaires), la troisième serait une dépréciation de ses créances sur les autres pays, qui seraient évidemment remboursées en devises domestiques.

Pourquoi est-il exagéré de se réjouir de l’arrangement obtenu (« succès du sauvetage grec », « premiers pas vers la gouvernance économique », « pas un gouvernement en place ne souhaite une renégociation ») ? Car, en réalité, aucun des sauvetages réalisés n’a été un succès, ni en terme de croissance, ni même en terme de retour à la solvabilité (nous y reviendrons). Ces sauvetages permettent aux créanciers privés de s’en tirer pratiquement à chaque fois sans pertes (la seule exception étant la restructuration grecque intervenue en 2012) tout en ayant reçu au préalable des intérêts élevés. Ils alourdiront donc la facture pour les contribuables de la zone euro lors des restructurations de dettes futures qui ne manqueront pas d’arriver en Grèce et au Portugal. Deuxièmement, la « gouvernance économique » dont l’ancien président nous parle n’est qu’un ensemble de règles extrêmement rigides, formalisées dans un traité (le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, ou TSCG), qui permettent à l’Allemagne d’imposer de manière apparemment « démocratique » une politique de déflation salariale, qui, nous le montrerons, est tout à fait suicidaire pour tous les autres pays. Il est à la source d’une dérive encore plus technocratique et plus autoritaire de l’Europe, fondée sur une gouvernance par les règles, dont la Commission européenne est devenue la gardienne. Ce n’est certainement pas un hasard si aucun gouvernement ne s’est aventuré à soumettre ce projet à référendum. Tous ont eu peur du débat qui aurait été ainsi provoqué et de la réponse négative qui aurait pu être donnée11. Et, si « aucun des gouvernements en place n’en souhaitait la renégociation », ce n’est pas parce que ce traité est conforme à leurs intérêts, mais simplement parce que leur levier dans la négociation était inexistant. Seule la France était en mesure de refuser ce traité, car, encore une fois, la France est, avec l’Allemagne, la principale initiatrice de l’euro.

Le TSCG entérine définitivement les dogmes erronés de l’Allemagne sur la crise européenne. Il consacre le triomphe d’une vision rigide et disciplinaire de l’économie dans laquelle la politique au sens noble du terme et le débat critique n’ont plus leur place. Nous avions très tôt alerté, avec beaucoup d’autres, sur les dangers d’un tel rétrécissement de la pensée et de la politique économiques, particulièrement en temps de crise12. Mais il va sans dire que toutes ces mises en garde n’ont pas été écoutées.

Le paquebot Austérité a donc pris la mer le 2 mars 2012, jour de la signature du TSCG par les chefs de gouvernement.

Extrait de "Désobéir pour sauver l'Europe", Steve Ohana, (Max Milo Editions), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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