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Défense française : nos guerriers sont privés d'armement
©Reuters

Bonnes feuilles

Alors que la France manifeste une vocation de gendarme du monde, Yvan Stefanovitch a mené un minutieux travail d'inventaire de nos forces armées. Extrait de "Défense française. Le devoir d'inventaire" (2/2).

Yvan Stefanovitch

Yvan Stefanovitch

Yvan Stefanovitch, journaliste, s’est spécialisé dans les enquêtes sur les gaspillages français. i l est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages, dont Aux frais de la princesse (2007), Le Sénat : Enquête sur les super-privilégiés de la République (2008), La Caste des 500 (2010), Enquête sur les faiblesses de l’armée et les milliards gaspillés par l’État (éditions du Moment, 2013) et Histoire secrète de la corruption sous la Ve (Nouveau Monde, 2014).

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Pour camoufler les sureffectifs de l’armée de Terre liés au manque dramatique de crédits pour entretenir le matériel, le haut commandement a mis sur pied un grand chantier : « l’optimisation du soutien et de la disponibilité opérationnelle » des engins. Le général Jean-Tristan Verna, directeur de la DCMAT (Direction centrale du matériel de l’armée de Terre), a dévoilé ce projet, le 17 mai 2006, devant la commission Défense de l’Assemblée nationale : « Après la professionnalisation, le grand chantier de l’armée de Terre pour les années qui viennent pourrait être la refonte complète, non pas de son système de maintenance, déjà fortement optimisé, mais de l’utilisation de ses matériels. Or, alors que nous sommes une armée dans laquelle les liens « un homme-un fusil », « un équipage-un char », « une équipe de pièce-un canon » sont très fortement ancrés, on se rend bien compte qu’il va falloir distinguer entre les parcs dont on dispose, ceux qu’on utilise et les hommes qui servent alternativement plusieurs parcs, voire qui partent en opération sans parc. »

Le ministère de la Défense a donc démarré, en 2008, la Politique d’emploi et de gestion des parcs (PEGP). Les chars Leclerc symbolisent parfaitement le gaspillage des effectifs dans l’armée de Terre : avec seulement 36 de ces blindés lourds sur 208 (officiellement) réellement disponibles en permanence 2, la « politique des parcs » vise à habiller un manque de crédits évident. Cette PEGP divise en fait les matériels roulants de l’armée de Terre en deux grandes catégories. La première, la moins importante mais stratégiquement indispensable, compte 2 500 véhicules (dont un millier de blindés) utilisables dans les Opex qui, une fois hors service, sont détruits sur place, ou rapatriés et réparés. La seconde regroupe 17 500 matériels pour la plupart vieillissants, voire obsolescents ou stockés sous cocon, qui sont retapés, à dose homéopathique (toujours faute de crédits), pour être réinjectés dans les Opérations extérieures. Conclusion : près de 4 000 VAB (Véhicules de l’avant blindés), 416 chars légers AMX10-RC ou Sagaie ERC-90, 7 800 jeeps P4, VBL ou PVP et 8 000 camions subissent une double agression. D’une part à l’entraînement dans l’Hexagone et d’autre part en opération à l’étranger. L’entretien de l’ensemble de ces 20 000 véhicules sur roues de l’armée de Terre a coûté, en 2011, 550 millions d’euros, sans prendre en compte les chars Leclerc.

Problème principal que rencontre la mise en place de cette politique de gestion du parc de matériel roulant : les équipages n’ont plus de « lien affectif » avec leur engin. Ils conduisent désormais un « blindé du pool », et pas « le blindé de l’équipage ». Un peu comme la voiture de location, dont l’usure est beaucoup plus forte, car les multiples conducteurs s’en moquent comme de leur première chemise. Ce n’est pas la leur... Aussi, depuis la mise en place du parc de gestion des véhicules de l’armée de Terre en 2009-2010, tous les blindés, jeeps et camions s’usent trois à quatre fois plus vite sur les théâtres d’opération et à l’entraînement. Qu’ils soient entretenus par les régiments de soutien ou par des sociétés privés ne change rien à l’affaire. Résultat : un manque chronique de pièces de rechanges (le stock étant calculé au plus juste pour des raisons d’économies), une rupture fréquente de la chaîne d’approvisionnement et un vieillissement accéléré des véhicules. « Aujourd’hui, si un embrayage pète, le camion est immobilisé pendant six mois d’affilée », soupire un lieutenant. Les seuls à échapper théoriquement à ces « mauvais traitements » restent les 254 chars Leclerc encore en activité, mais qui ne sortent que très rarement de leurs garages. En réalité, leurs 200 millions d’euros par an de frais de maintenance permettent tout juste d’en faire défiler une dizaine, chaque 14 juillet, sur les Champs-Élysées… Le manque de crédits pour l’entretien de ces chars lourds fragilise terriblement leur disponibilité et condamne leurs « cavaliers 1 » au désoeuvrement ou à l’entraînement sur des blindés légers de plus de quarante ans d’âge et à bout de souffle. Près de 4 000 hommes sont affectés dans les quatre régiments équipés de Leclerc.

De quoi scandaliser nos forces spéciales

Le manque de disponibilité du matériel frappe non seulement les unités dans l’Hexagone mais aussi celles parties en Opex. Seule différence : la vie de nos soldats est en jeu en Afghanistan, Libye ou au Mali. Pour faire du renseignement et de la reconnaissance armée, action aussi importante sinon plus que le pilonnage de l’adversaire, les forces françaises disposent surtout d’hélicoptères Gazelle. En fait, l’armée de Terre préfère se reposer en opération sur son vivier d’une centaine de Gazelle, malgré leurs presque quarante ans d’âge, plutôt que d’employer ses Tigre beaucoup trop chers en coût de maintenance. Ainsi, l’ALAT (Aviation légère de l’armée de Terre) a engagé, en Libye, 14 hélicoptères de combat, dont deux Tigre seulement, contre huit Gazelle Viviane Hot, deux Gazelle Canon et deux Gazelle Mistral. Raison supplémentaire de l’inutilité du Tigre : il n’est pas pourvu de missiles antichars dans sa version actuelle ! Or, son canon de 30 mm l’oblige à s’exposer au feu adverse contre lequel son blindage le protège, certes mieux que celui de la Gazelle. Car ses roquettes à la précision de tir aléatoire ne peuvent pas être utilisées en ville ou en cas d’imbrication avec des populations civiles. Heureusement pour les deux Tigre et les douze Gazelle, toute la défense antiaé- rienne de la Libye avait été anéantie, en une nuit, par 400 missiles de croisière Tomahawk tirés des navires de l’US Navy.

Le cas de figure était plus délicat en Afghanistan avec la Task Force Mousquetaire qui avait mobilisé huit hélicoptères d’attaque, dont cinq Gazelle et trois Tigre. Deux Gazelle se sont crashées en Afghanistan contre un seul Tigre. Les Gazelle, comme les Tigre, n’ont pas subi la moindre perte lors des opérations en Libye. Explication. Lors de leurs 310 sorties effectuées uniquement par nuit noire et jamais sur le même itinéraire, les pilotes des Gazelle ont volé à 10 mètres du sol (grâce au petit gabarit de leur hélicop- tère) et à 180 km/h de moyenne. Ce vol en rase-motte reste une spécificité française très dangereuse, mais terriblement efficace, que ces militaires ont apprise dès le biberon. À l’inverse des Tigre et surtout des Apache, qui volent entre 300 et 500 mètres de hauteur, en raison de leur poids, et pour éviter les tirs d’armes légères, les Gazelle ont montré, en Libye, leur supériorité en rapport coût-efficacité. Mais, face aux Apaches américains ou anglais, il fallait que les Frenchies montrent leur Tigre…

Ce vol au ras du sol constitue une tactique de vol dangereuse comme l’a montré en plein jour, le 12 janvier 2013 au Mali, la mort du lieutenant des forces spéciales et pilote de Gazelle Damien Boiteux. Son copilote a fini par réussir à ramener l’appareil presque intact à sa base de Sévaré-Mopti, où son collègue, vidé de son sang, décédera peu après, malgré les soins. Une deuxième Gazelle du 4e RHFS (Régiment d’hélicoptères des forces spéciales) de Pau, équipée d’un canon de 20 mm, avait été touchée elle aussi par des tirs et obligée à se poser en catastrophe, dix minutes plus tard. Vu l’état de l’appareil, il avait été détruit au sol à l’explosif. Depuis sa mise en service, en 1998, la Gazelle n’avait jamais perdu un membre d’équipage du fait d’un tir adverse, même en Afghanistan. Ces deux tirs au but, très rapprochés, de djihadistes prouvent leurs capacités militaires et illustrent aussi le manque ahurissant de protection des hélicoptères de nos 3 500 commandos. Les politiques et la haute hiérarchie militaire occultent soigneusement ce scandale d’État qui désespère nos soldats les plus dévoués et courageux.

Extrait de "Défense française. Le devoir d'inventaire", Yvan Stefanovitch, (Editions du Moment), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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