La sévérité que l'Europe du Sud ne pouvait pas accepter : l'Allemagne est-elle en train de gérer la crise comme un traité de Versailles à rebours ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Certains économistes comparent les politiques d'austérité de l'UE au traité de Versailles.
Certains économistes comparent les politiques d'austérité de l'UE au traité de Versailles.
©Reuters

Retour vers le futur

Si le chômage européen a timidement baissé de 0,1 point entre juin et juillet, la crise continue de déstabiliser de nombreux Etats. Elle entraîne aussi des comparaisons historiques surprenantes comme le montre une tribune publiée dans le Financial Times, signée par de nombreux économistes, qui compare les politiques d'austérité de l'UE au traité de Versailles.

Si d’aucuns se félicitent d’un chômage européen passé 12,1 à 12% entre juin et juillet derniers, l’Europe reste engluée dans la crise. Et cette dernière n’en finit pas de déstabiliser les Etats comme le révèle un système politique italien au bord de l’explosion et une Grèce en proie à des menaces de coups d’Etat et des arrestations de parlementaires. De ces constats et des précédents, ont été faites les analyses les plus variées et les comparaisons historiques les plus surprenantes. Ainsi, dans une tribune publiée par le Financial Times, plusieurs dizaines d'économistes de différentes nationalités européennes font un parallèle entre les politiques d'austérité adoptées et imposées par l'Union européenne pour sortir de la crise et le Traité de Versailles signé en 1919. Se référant à John M. Keynes qui au sortir de la Première guerre mondiale déclarait que "si nous cherchons délibérément à appauvrir l'Europe centrale, la vengeance, j'ose le prédire, ne diminuera pas", ils estiment que "même si les positions sont aujourd'hui inversées [...] la crise actuelle présente plusieurs similitudes avec cette phase historique terrible". 

Atlantico : Quelles sont réellement les convergences et les divergences entre ces situations ? Sur quels aspect portent-elles ? 

Francesco Saraceno : Laissez-moi clarifier tout d’abord que les similitudes s’arrêtent aux considérations économiques, le contexte politique étant, ça va sans dire, totalement diffèrent. La France et le Royaume-Uni, en imposant à l’Allemagne le paiement de lourdes réparations de guerre en 1919, privilégièrent les avantages de court terme et le désir d’infliger une punition exemplaire à l’Allemagne vaincue, à une perspective de long terme plus clairvoyante. C’est ce que Keynes lui reprocha dans son pamphlet « Les Conséquences économiques de la paix », dans lequel il évoqua le risque que l’économie allemande ne se remette pas du choc, et que l’Europe dans son ensemble en paye le prix. Les faits prouvèrent que son inquiétude était justifiée. Aujourd’hui, les pays du centre, et les institutions européennes, imposent des politiques d’austérité aux pays en difficulté, en contexte de croissance mondiale faible. Ces politiques ne sont pas soutenables, et ces pays sont en train de s’effondrer. Le contexte géopolitique est clairement diffèrent des années vingt, et nous ne risquons pas un nouveau Hitler. Cependant, le cout social et économique de la crise est en train de faire surgir des mouvements populistes qui refusent l’euro et l’intégration européenne. Dans quelques pays, comme la Grèce, ceci mène à des problèmes de tenue du système démocratique (comme le démontrent les faits divers impliquant Aube Dorée). En d’autres, comme l’Italie ou même l’Allemagne, la montée du populisme n’est pas limitée à la droite extrême. Les risques d’implosion du projet européen n’en demeurent pas moins élevés.

Jean-Marc Daniel : La comparaison n’a selon moi guère de sens. Elle s’inscrit dans la tradition anti-européenne et anti française du FT qui tend à accuser l’euro de tous les défauts et le Traité de Versailles de toutes les abominations, essentiellement parce qu’il était l’œuvre de la diplomatie française. La critique de Keynes sur ce traité et sur les réparations à laquelle il est fait référence était en fait approximative et rageusement anti-française - ses propos sur le ministre français des Finances de l’époque étaient outrés, à la limite de l’antisémitisme. Rappelons au passage qu’en 1871, personne n’avait considéré en Angleterre que les 5 milliards de francs or payés par la France aient pu être un problème, alors même que l’économie mondiale s’orientait vers une longue crise.

Parmi les pays qui ont déclaré la guerre aux démocraties en 1939, un seul avait à se plaindre de Versailles. L’Italie et le Japon étaient des vainqueurs de 1918 et n’avaient aucune contrainte économique née du Traité. Quant à l’URSS qui était alliée de l’Allemagne nazie en 1939, elle n’avait pas été affectée par un quelconque paiement au titre des réparations. En fait, la critique du Traité de Versailles, bien que rituelle, mériterait une analyse plus fine ; s’y référer relève de l’effet de style convenu.

D’autant que sur le fond comparer le paiement des réparations par l’Allemagne à l’austérité budgétaire actuelle est absurde. L’Allemagne devait rembourser une dette extérieure alors que les pays endettés de la zone euro doivent honorer des engagements dans leur propre monnaie. Il y a une confusion fréquente chez certains analystes entre les deux types de problèmes, entre la dette extérieure et la dette intérieure. Pour rembourser une dette extérieure, il faut dégager des excédents de paiements courants. En revanche une dette intérieure demande un effort spécifique sur les finances publiques qui, s’il est porté par les dépenses et s’il est associé à une politique de croissance par le soutien à l’investissement privé, peut ne pas affecter directement la demande privée et la dynamique de l’activité privée (cf. la Suède des années 1990).

Sur le plan politique, les troubles des années 1930 étaient dus au chômage. Et ce chômage a été amplifié par des erreurs de politique économique qui n’étaient ni le Traité de Versailles ni l’austérité, mais la généralisation du protectionnismeQuant au contexte géopolitique plus global, le communisme était à l’époque un élément clé, à la fois comme  source d’attractivité pour certains et de répulsion forte pour d’autres. Or plus personne ne prend au sérieux le marxisme autrement que sous forme mondaine et les populismes actuelles sont moins violents, moins structurés que le fascisme italien ou le nazisme. Ils se nourrissent en outre d’un discours sur l’immigration qui est indépendant des problèmes de politique d’austérité.

Disparition du communisme, stabilisation des systèmes démocratiques et tout simplement création de l'Union européenne : peut-on vraiment imaginer des conséquences similaires malgré quelques points de convergence ?

Francesco Saraceno : Nous ne risquons de toute évidence pas une nouvelle guerre mondiale ; mais la fin du projet d’intégration européenne est de plus en plus probable. Non seulement parce que les opinions publiques des pays européens sont de plus en plus opposées mais aussi parce que maintenant qu’on commence à voir une embellie (très partielle) de l’économie, il est de plus en plus clair que les la divergence entre les économies du centre et celles de la périphérie, est aujourd’hui encore plus marquée. L’austérité a affaibli ultérieurement les économies en difficulté, et à terme ceci veut forcément dire que elle seront à nouveau contraintes de s’endetter, en répliquant la situation qui a conduit à la crise de 2009.

Jean-Marc Daniel : L’absence d’une extrême gauche crédible est quand même une très grande différence. L’idée que l’URSS par la nationalisation avait réussi à éviter les conséquences négatives de la guerre puis de la faillite de Wall Street en 1929 orientait vers des propositions dirigistes allant au-delà du simple problème de gestion des dettes. Cette idée n’est plus partagée par aucun leader d’opinion. De même, sauf en France, le protectionnisme n’est envisagé comme une solution aux problèmes du moment dans aucun pays. Là où Keynes a eu raison, c’est en identifiant le danger communiste et en affirmant que l’inflation était un moyen plus en douceur d’opérer les nécessaires ponctions de pouvoir d’achat que la baisse des salaires ou la gestion centralisée et étatique des revenus par un pouvoir totalitaire. Aujourd’hui, les Européens et singulièrement les Allemands refusent l’idée que l’inflation puisse être un moyen commode de résoudre les problèmes, à la différence des Américains. Et ce que l’on doit constater, c’est que les résultats outre-atlantique de la politique monétaire ultra-accommodante sont très décevants et valident plutôt la vision allemande. Puisque l’inflation est un leurre désormais clairement inefficace et comme les dettes ne peuvent monter à l’infini, il faut bien à moment donné commencer à réduire les déficits budgétaires.

La course aux réformes structurelles en Europe n'a t-elle de sens que si celle-ci est coordonnée au niveau européen afin que les Etats ne concourent pas les uns contre les autres comme le suggère les auteurs de cette tribune ?

Francesco Saraceno : Il est difficile de nier que les économies en difficulté nécessitent de reformer leurs économies. Cependant, dans ce contexte les reformes structurelles ne font qu’aggraver la crise, et donc creuser les écarts entre pays au lieu de les réabsorber. Premièrement, limiter les reformes à la réduction des couts et des salaires mène à une course vers le bas qui ne va pas profiter aux pays qui les mettent en place ni à l’Europe dans son ensemble. Encore une fois, la comparaison avec la période d’entre les guerres est intéressante. Les pays européens se lancèrent dans des dévaluations compétitives qui finirent par aggraver la récession au niveau global. Aujourd’hui la concurrence ne pouvant pas se faire par le taux de change, c’est la déflation salariale qui en prend la place. Mais le résultat est le même : une compression de la demande, et donc de la croissance. Comme le savent bien les Allemands, la compétitivité dans les marchés globaux ne peut pas s’obtenir en baissant les couts, mais en se positionnant sur des segments de marché à haute valeur ajoutée. Ceci est très difficile à faire en contexte de croissance faible.

Deuxièmement, même si le processus finissait par avoir succès, il faudrait s’interroger sur l’opportunité de généraliser le modèle économique allemand, basé sur les exportations, au reste de la zone euro. Sommes-nous sûrs que nous voulons fonder la prospérité de la deuxième économie du monde (la première si on prend l’UE dans son ensemble) sur les exportations ? Même la Chine est aujourd’hui en train de rééquilibrer sa croissance pour donner plus de poids à la demande interne, consciente que pour des raisons économique et géopolitiques il n’est pas souhaitable de dépendre des autres pour son propre bien-être. La stratégie qui était adaptée pour des petites économies ouvertes ne l’est pas pour une zone économique intégrée de dimension considérable.

Jean-Marc Daniel : On est dans le poncif sur le fait que c’est par la coopération entre gens de bonne compagnie que l’on résout les problèmes. Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes qui veulent que la Grèce sorte de la zone euro pour dévaluer et qui dénoncent les stratégies de déflation salariale visant à accroître la compétitivité.

Là où je serais néanmoins d’accord avec les auteurs, c’est pour dénoncer l’idée qu’un pays s’en sortira par les exportations. Vu que la planète ne peut pas exporter - la Lune est un marché décevant - la sortie de crise au niveau mondial repose sur la croissance, c'est-à-dire l’innovation, le progrès technique, les gains de productivité - choses qui sont stimulées par la concurrence et non par les déclarations de coordination des politiques économiques. Ce qu’il faut éviter, c’est la déflation, la baisse des salaires, les dévaluations, le protectionnisme.

Dans une lettre de réponse (voir ici), Christopher Gilbert, professeur d'économétrie à l'Université de Trento en Italie, estime quant à lui que "les pays doivent s'aider eux-mêmes avant d'attendre de l'aide". La sortie de crise devra-t-elle, de toutes les façons, passer par des réformes structurelles difficiles, qu'elles soient coordonnées ou pas ?

Francesco Saraceno : L’argument de M. Gilbert n’est pas convaincant pour deux raisons. La première est que les réformes structurelles ont souvent des coûts importants à court terme, avant des bénéfices de long terme. Il est donc souhaitable de les mener quand l’économie est suffisamment robuste pour supporter les coûts et être en condition d’empocher les bénéfices à long terme. Il suffit de penser aux reformes allemandes, effectuées en contexte de forte croissance globale, et en s’appuyant sur une demande accrue du secteur public. Il ne faut pas oublier que l’Allemagne a été le premier pays (avec la France et le Portugal) à dépasser la limite de 3% en 2003. De même, si les pays du Sud aujourd’hui pouvaient bénéficier d’une demande robuste venant des pays du nord, leur efforts seraient moins douloureux et auraient plus de probabilité de succès. Ce qui me porte à la deuxième raison de désaccord avec M. Gilbert. La crise n’est pas une histoire de cigales et de fourmis, comme la « doctrine de Berlin » voudrait nous faire croire. C’est plutôt une historie de zone monétaire non optimale où les excès de dépense de certains ont été possibles grâce aux excès d’épargne d’autres. Le déficit commercial grec ne se serait pas creusé autant s’il n’était pas alimenté par les flux de capitaux allemands. Donc c’est la zone euro dans son ensemble qui doit « s’aider elle-même », réduisant les surplus du nord autant que les déficits du sud, et en menant au niveau de la zone euro dans son ensemble une politique expansionniste justifiée par la demande privée qui reste partout anémique.

Jean-Marc Daniel : Il a raison. Le problème général que toutes les économies développées doivent affronter est celui de l’endettement public. Depuis 40 ans et le premier choc pétrolier, la croissance baisse régulièrement dans les pays développés. Les gouvernements ont cru s’en sortir en augmentant les dépenses publiques financées à crédit. Cela ne marche pas. En revanche, les pays qui s’en sortent le mieux sont ceux comme la Suède ou le Canada qui ont à la fois réduit leur dette publique par une baisse des dépenses et libéraliser au maximum leur économie, notamment leur marché du travail.

Les signataires estiment que "les autorités européennes ont pris une série de décisions qui en réalité, contrairement aux annonces, ont contribué à aggraver la récession et à creuser les écarts entre les pays membres". Quels risques font peser l'austérité et la crise en zone euro sur l'avenir de la construction européenne ?

Jean-Marc Daniel : Le bilan des politiques menées à l’heure actuelle en Europe est à faire dans le temps. En maintenant une politique d’austérité axée sur la baisse des dépenses et en baissant l’impôt sur les sociétés, le Royaume-Uni est en train de s’en sortir. Il faut faire la même chose en zone euro. Le pays qui a connu la récession la plus sévère est la Grèce dont le PIB est revenu à son niveau de 2004. La Grèce a perdu dix ans, mais elle n’est pas revenue à sa situation de sous développement des années 1960/70. Et même s’il est facile d’accuser Bruxelles ou Berlin des baisses de pouvoir d’achat, Greenspan et les politique monétaires inadéquates sont tout autant, voire plus, responsables. Quand les Américains doivent faire face au « fiscal cliff », ils ne sont pas victimes de la psychorigidité allemande.

Ce qui menace l’Europe, ce n’est pas l’austérité mais de vieilles rancœurs. Du fait de la période de paix que nous avons su construire, elles paraissent moins dangereuses et moins nocives que naguère, car elles ne paraissent pas susceptibles de déboucher sur la violence. Il faut néanmoins rester vigilant et ne pas laisser croire que tous les efforts viennent de Bruxelles et que tous les succès reposent sur une lutte contre Bruxelles.

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