Clientélisme, incurie, multiplication des échelons : comment la décentralisation est en train de tuer la France par les pieds <!-- --> | Atlantico.fr
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Fin 2012, la dette des collectivités locales atteignait 9,5% de l'ensemble de la dette publique.
Fin 2012, la dette des collectivités locales atteignait 9,5% de l'ensemble de la dette publique.
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Mille-feuille

Dans un rapport préliminaire, la Cour des comptes dénonce la mauvaise gestion des collectivités territoriales. Les sages de la rue Cambon chiffrent à 3,1 milliards d'euros le déficit des administrations locales en 2012, soit deux fois plus qu'en 2011.

Atlantico : Alors que leur dette atteignait, fin 2012, « 9,5% » de l'ensemble de la dette publique, selon le journal Les Echos paru ce jeudi, la Cour des comptes épingle dans un rapport préliminaire la gestion des collectivités et plus particulièrement leurs dépenses de fonctionnement. La France est-elle en train de mourir de ses échelons locaux ?

Jean-Luc Boeuf : La question est simple mais elle nécessite un rappel et une mise en perspective. Le rappel, c’est que le poids relatif de la dette publique locale dans le Produit intérieur brut n’a cessé de diminuer depuis 1982. Ce rappel est en apparence une bonne nouvelle. Il est lié au fait que, pendant près de trente ans, soit de 1982 à la fin des années 2000, les collectivités ont privilégié le recours à la fiscalité pour financer leurs dépenses. Dans le même temps, les collectivités ont bénéficié de généreuses augmentations, annuelles, des dotations en provenance de l’État. Mais ceci n’est une « bonne nouvelle » que parce que la dette de l’État a, elle, explosé en trente ans ! La mise en perspective, nous montre que, en montant global, la dette publique locale augmente bel et bien depuis plusieurs années. Et ceci n’est pas une bonne nouvelle. Soyons clairs : le faible endettement des collectivités locales n’a été obtenu dans les années 1990 et 2000 qu’en faisant financer au contribuable présent des dépenses destinées à être utilisées dans le futur. Et l’augmentation actuelle de l’endettement des collectivités locales est continue depuis 2008.

Philippe Laurent : Ce chiffre de 9,5% de la dette publique, nous le prenons comme un compliment. Alors que les collectivités locales réalisent près de 75% des investissements publics, elles ne représentent que moins de 10% de la dette publique ! Alors que l’Etat et la sécurité sociale – désormais entièrement contrôlée par l’Etat et non plus par les partenaires sociaux – investissent très peu et sont surendettés. Quant aux dépenses de fonctionnement, elles sont très largement couvertes par les recettes, contrairement à ce qui se passe pour les autres acteurs publics.

Notre pays ne meurt pas de ses échelons locaux, mais, bien au contraire, de l’inefficacité d’un Etat qui se veut toujours omnipotent, norme et contrôle à tout va sans résultats probants, étouffe les initiatives, bride les territoires et fait la leçon aux autres acteurs publics et privés plutôt que de regarder comment il doit enfin prendre en compte l’évolution de la société et du monde.

Toujours selon Les Echos, la Cour des comptes chiffre à 3,1 milliards d'euros le déficit des administrations locales en 2012, soit deux fois plus qu'en 2011. A quoi cette dégradation est-elle imputable ? Est-ce seulement lié à la crise ?

Jean-Luc Boeuf : Là encore, cet élément pointé par la Cour des comptes renferme une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne nouvelle, c’est que le déficit des administrations publiques locales est faible au regard du montant cumulé des budgets des communes, intercommunalités, départements et régions, à un peu plus de 1%. La mauvaise nouvelle, c’est que le budget des collectivités doit être construit à l’équilibre. C’est la loi qui l’impose. Or l’emprunt local contribue à l’équilibre des budgets. Donc, si l’on constate un déficit d’ensemble, c’est que des recettes attendues ne se sont pas réalisées et que, surtout, des dépenses non initialement prévues ont été réalisées ou ont augmenté. La crise est en partie responsable puisque le phénomène de « ciseaux » joue à plein, avec des dépenses sociales qui augmentent largement plus vite que les recettes. Mais la crise n’explique pas tout ! Il appartient à chaque collectivité de réduire ses dépenses non essentielles.

Philippe Laurent : Selon la définition du « déficit » au sens Maastricht, celui-ci additionne à la fois le déficit de fonctionnement et le besoin de financement des investissements. C’est un raisonnement de « boutiquier » qui mélange les choux et les carottes, mais on traîne cette absurdité économique depuis 20 ans. Les collectivités locales présentent un excédent de fonctionnement important (environ 25 milliards d’euros chaque année) et elles recourent à l’emprunt de façon modérée pour financer leurs investissements. Pour diminuer le déficit au sens Maastricht, c’est simple : on diminue l’investissement public local (transports publics, réseaux d’eau et d’assainissement, crèches, écoles, voirie …). Je ne suis pas certain que ce soit vraiment positif pour le pays, dont la qualité des infrastructures constituent un des principaux atouts pour les investisseurs, ni pour les entreprises de BTP. Et puis soyons clairs : avec 3,1 milliards, le soi disant déficit du secteur local est loin de celui de l’Etat, qui tutoie les … 80 milliards ! Si l’Etat faisait aussi bien que nous, la France irait mieux.

Au-delà de la question du millefeuille territorial, le rapport pointe du doigt les dépenses de personnel. Ces dépenses sont-elles liées à des besoins réels ou à une forme de « clientélisme » ?

Jean-Luc Boeuf : Pour être objectif, il convient de porter son regard sur chaque niveau de collectivité locale. Dans les communes, les dépenses de personnel représentent plus de la moitié des dépenses de fonctionnement. Ces dépenses sont anciennes et il en était déjà ainsi en 1982 ! D’ailleurs, le nombre d’agents communaux au sens strict est même en légère diminution sur trente ans. En revanche, ce sont les dépenses intercommunales qui, elles, ont explosé. Et, dans ces dépenses, celles relatives au personnel ont quasiment explosé. Ceci est dû à une montée en puissance trop rapide – d’un point de vue financier – de l’intercommunalité : la mise en place des structures intercommunales depuis les années 1990, avec plus particulièrement les 2600 communautés de communes et 200 communautés d’agglomération, n’a pas été accompagné – loin s’en faut – de rationalisation des dépenses de personnel. Pour ce qui est des départements et des régions, la très forte évolution des dépenses de personnel est liée aux transferts de compétences massifs opérés de l’État vers les conseils généraux et régionaux. A la question, l’État a-t-il transféré tous les personnels d’encadrement nécessaire à l’exercice des compétences transférées, la réponse est non, quels que soient les gouvernements ! A la question, les départements et régions ont-ils créé plus de postes que les strictes conséquences des transferts, la réponse est là aussi non. De sorte que chaque camp politique peut, au gré des alternances, se renvoyer la balle. Une chose est sure : la décentralisation coûte cher en personnel ! Pour ce qui est du clientélisme, il ne faut pas oublier que le maire ou le président d’exécutif local est à la fois recruteur, employeur et créateur des postes…

Philippe Laurent : Le « clientélisme » a sans doute pu exister, dans les mairies, sous la IIIème République … et encore ! Tout ceci est de toute façon terminé depuis longtemps. Les fonctionnaires territoriaux sont des personnels compétents, formés, sélectionnés. Ils assurent des tâches de production de service auprès des usagers, dans les secteurs de l’éducation, de l’animation, de la petite enfance, des seniors, de la culture, des sports, de l’environnement, etc… Si le nombre d’agents territoriaux a pu augmenter récemment (depuis plusieurs années, cette progression s’est beaucoup ralentie), c’est parce que le volume et la qualité des services publics proposés aux habitants a considérablement progressé. Et ce, à la demande des Français eux-mêmes. Dans ma commune, près de 90% des agents sont directement en contact avec les usagers. Un quart travaillent dans les crèches, un tiers dans les écoles et les centres de loisirs. Veut-on fermer ces équipements ?

Les agents territoriaux ne sont pas des normalisateurs ou des contrôleurs, comme le sont nombre de fonctionnaires d’Etat. Ils rendent des services et sont utiles à tous. Ce n’est pas convenable de les brocarder ainsi que le font l’Etat et la Cour des comptes.

L’État a-t-il une part de responsabilité dans cette explosion des dépenses ? La décentralisation et la volonté de réduire le déficit public ont-ils conduit l’Etat à se désengager ?

Jean-Luc Boeuf : La responsabilité de l’État dans cette explosion des dépenses apparaît à plusieurs niveaux. Tout d’abord, il a rendu possible l’explosion des dépenses des intercommunalités en proposant des dotations de fonctionnement très généreuses à la mise en place desdites intercommunalités au début des années 2000, de sorte que les élus, voyant qu’ils disposaient des recettes, n’ont pas hésité à appuyer sur l’accélérateur des dépenses de personnel. Ensuite, la responsabilité de l’État est très forte lorsqu’il demande – ou plutôt exige – des collectivités de participer aux dépenses d’investissement sur des champs de compétences qui sont ceux de l’État et non pas des collectivités locales. L’exemple emblématique est celui des contrats de plan et de projets depuis 1984. Le système tourne donc à l’absurde lorsque, le matin, l’État donne aux collectivités les moyens de créer des dépenses de personnel ; puis à midi l’État dit aux collectivités : « stop, il faut que vous participiez à l’effort de redressement national » ; enfin le soir, il tend la sébile pour se faire financer ses projets… Seuls de grands élus s’étaient opposés en leur temps à la « logique » des contrats de plan. Par exemple, Olivier Guichard alors président des Pays de la Loire fut très peu réceptif aux sirènes des contrats de plan. Pour ce qui est du désengagement de l’État, il est permanent et continu si bien que, en 2012, l’État investit chaque année quatre fois moins en euros constants qu’en 1984.

Philippe Laurent : Bien sûr, l’Etat porte une énorme part de responsabilité dans la situation actuelle. D’abord, un certain nombre de ses représentants, notamment dans la haute fonction publique, tiennent des propos inconvenants pour les élus locaux et les fonctionnaires territoriaux. Ils contribuent à la fracture qui, peu à peu se creuse, entre les bureaux parisiens et les territoires. Ensuite, l’Etat n’hésite pas à se désengager – souvent subrepticement - d’un certain nombre de domaines, laissant les collectivités et les habitants face aux difficultés. Par exemple dans la sécurité, où il sollicite maintenant directement les maires pour que ceux-ci créent des postes de policiers municipaux. Ou dans l’éducation où, sous couvert de réforme des rythmes scolaires, il cherche à reporter sur les communes le financement de l’éducation artistique, culturelle et sportive. Ou en matière d’aide sociale, où communes et départements pallient les insuffisances des systèmes de sécurité sociale et évitent ainsi l’explosion sociale que provoquerait l’accentuation de la pauvreté et des inégalités. Ou s’agissant des infrastructures nationales de transports, où il fait carrément du chantage aux collectivités en exigeant d’elles qu’elles cofinancent les investissements qui sont de sa seule compétence … Il y a d’ailleurs une énorme différence entre les discours nationaux – mais abondamment relayés – des hauts fonctionnaires parisiens avec ceux des fonctionnaires d’Etat dans les territoires, sous l’égide des préfets, qui manifestent généralement une volonté partagée avec les élus d’avancer dans un climat apaisé et constructif.

Enfin, et même dans les domaines où la loi a clairement dévolu l’entière compétence aux collectivités locales, l’Etat ne peut s’empêcher de continuer à normer, exiger, communiquer sur de nouveaux services qu’il ne paie pas (comme les 100 000 places de crèches supplémentaires ou les rythmes scolaires), dire le bien et le mal, contrôler, évaluer … C’est dans sa culture profonde, dans ses gênes : l’Etat, en France, ne parvient pas à accepter le fait décentralisateur et à en tirer toutes les conséquences notamment pour lui-même. D’où les doublons si souvent dénoncés et qui contribuent aux dépenses excessives … chez lui !

Le gouvernement a annoncé qu'en 2014, 10% des efforts budgétaires pèserait sur les collectivités territoriales. Mais l’État dispose-t-il vraiment des moyens de contrôle nécessaires pour imposer sa volonté aux collectivités territoriales ?

Jean-Luc Boeuf : Pour les deux exercices budgétaires 2013 et 2014, l’État a annoncé que l’effort demandé aux collectivités territoriales serait de 1,5 milliard d’euros chaque année. Ce chiffre est à mettre en perspective d’une part avec le montant cumulé des budgets des collectivités territoriales et d’autre part avec l’augmentation « naturelle » des recettes des collectivités locales. Donc, d’un côté, on « retire » 1,5 milliard puis 3 milliards sur 2 ans en recettes de fonctionnement. De l’autre, les recettes de la taxe qui a succédé à la taxe professionnelle (la CFE et la CVAE en langage technocratique…) ont augmenté plutôt généreusement pour 2012, largement plus en tout cas que la diminution annoncée des dotations de fonctionnement. Mais, naturellement, les associations n’ont pas « réagi » devant cette variation généreuse… Objectivité quand tu nous tiens ! En réalité, l’État ne dispose pas de moyens autoritaires pour contrôler à l’entrée les dépenses des collectivités. Liberté locale oblige ! Pour le dire autrement, l’État et les collectivités dorment dans le même lit mais ne font pas les mêmes rêves. Aucune collectivité n’accepte en effet de participer à l’effort de redressement national. Chaque niveau s’estime plus « légitime » que le voisin et, surtout, plus en difficulté. En définitive, n’est-ce pas le pacte national qui pose difficulté ? Mais l’on déborde largement du thème des finances locales. On le voit bien avec la question de la péréquation avec laquelle tout le monde est d’accord sur le principe qui consiste « prendre à ceux qui ont pour redistribuer un peu à ceux qui ont moins ». Mais quant à passer aux travaux pratiques, le rubicon se transforme plutôt en falaise infranchissable.

Philippe Laurent : Dans le cadre institutionnel que nous connaissons, « les collectivités territoriales s’administrent librement dans le cadre de la loi ». Le pouvoir central dispose donc de la loi pour contraindre à ce qu’il veut. A condition toutefois d’en avoir les moyens politiques, car la loi doit (encore …) être votée par le parlement. Il ne s’en prive pas, d’ailleurs. Il dispose surtout de la possibilité d’agir sur les questions financières et fiscales : dotations financières annoncées en forte baisse pour les prochaines années, réduction de l’autonomie fiscale depuis une vingtaine d’années, manque de volonté de réformer une fiscalité locale vétuste et inéquitable afin de déconsidérer les élus qui en portent le poids, tout est fait pour mettre les acteurs de terrain en coupe réglée. Il est d’ailleurs surprenant que l’actuel gouvernement, qu’on attendait plus proche dans ses choix profonds de la philosophie politique d’un Mauroy ou d’un Defferre, soit, dans cet exercice de mise au pas des libertés locales, bien plus allant que le gouvernement précédent qui marquait un plus grand respect des communes notamment. L’Etat a donc, à mon sens, la possibilité d’imposer sa volonté, dont on hésite à voir l’originalité par rapport au classicisme désespérant des positons de la Commission européenne. Mais pour quel résultat ? Dans quel but ? Et à quel prix ? S’il s’agit de casser définitivement les seules dynamiques qui existent encore et qui s’enracinent dans les territoires, il n’est pas certain que le pays gagnera au change.

Les collectivités peuvent-elles réduire leurs dépenses de fonctionnement ?

Jean-Luc Boeuf : La réduction des dépenses de fonctionnement est aujourd’hui une nécessité pour les collectivités locales ! Tout d’abord, rappelons que beaucoup de chefs d’entreprises seraient ravis de pouvoir disposer en début d’année de la quasi-totalité de leurs recettes assurée ! Les trois éléments clés des recettes des collectivités locales que sont la fiscalité, les dotations et l’emprunt, sont sous tension : la fiscalité est non seulement moins dynamique mais, surtout, le quarteron de la décentralisation composé de l’usager, du contribuable, de l’électeur et du citoyen – n’accepte plus les hausses d’impôt. Les dotations de l’État sont en diminution. L’accès à l’emprunt est rendu moins facile que par le passé. Les élus sont en train d’opérer une révolution copernicienne en passant d’une culture de la dépense – «pour réaliser mes dépenses, j’augmente mes recettes » à une culture de la recette – « je dispose de moyens contraints pour conduire mes politiques publiques ». C’est le défi des équipes qui prendront les commandes des collectivités en 2014.

Philippe Laurent : Il est temps que chacun dise vraiment ce qu’il attend de l’action publique en France, dans tous les domaines. Car nos concitoyens sont contradictoires : ils brocardent et commencent à honnir la dépense publique, mais réclament toujours plus de services et de moins en moins chers ! Nous attendons aussi du pouvoir central un peu plus de pédagogie, y compris sur le sens profond de l’impôt. Le « désarroi fiscal » que nous connaissons n’est en réalité que la traduction du mal-être de notre société, qui ne sait plus ce qu’elle veut vraiment, ni ce que veut dire pour elle le « vivre ensemble » qui a longtemps fait l’une des richesses de la France.

Il est illusoire - et même dangereux - de laisser de penser que nous pourrons considérablement diminuer le niveau de dépense publique en maintenant le niveau et la qualité des services actuels. Ou alors, il faudra revoir profondément la tarification desdits services, en courant le risque que ceux-ci ne soient accessibles qu’à ceux qui en auront les moyens. Dans quel type de société, avec quel degré de mutualisation des dépenses et des risques, voulons-nous vivre en France ? C’est ça, la vraie question. La brutale et injuste anathème jetée sur les acteurs de terrain - et complaisamment relayée par le tout-Paris médiatique - ne peut durablement servir de seule politique et exonérer le pouvoir central (gouvernement, parlement, institutions nationales) d’avoir le courage de répondre enfin à cette question fondamentale.

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