Observatoire du suicide : pourquoi ne voir la question que sous l'angle de la précarité est faire fausse route<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
France
Chaque année, 2,3 millions de français songent au suicide.
Chaque année, 2,3 millions de français songent au suicide.
©Flickr

Bigleux

La ministre de la Santé Marisol Touraine a mis en place mardi 10 septembre un Observatoire du suicide qui aura pour mission d'améliorer la connaissance du phénomène et de produire des recommandations.

Damien Le Guay

Damien Le Guay

Philosophe et critique littéraire, Damien Le Guay est l'auteur de plusieurs livres, notamment de La mort en cendres (Editions le Cerf) et La face cachée d'Halloween (Editions le Cerf).

Il est maître de conférences à l'École des hautes études commerciales (HEC), à l'IRCOM d'Angers, et président du Comité national d'éthique du funéraire.

Voir la bio »

Atlantico : La ministre de la Santé Marisol Touraine a lancé mardi 10 septembre l’Observatoire national du suicide (10 400 cas en 2010), composé de 51 institutions et membres désignés qui doivent siéger deux fois par an. Les principales causes de suicide avancées par cet observatoire sont la précarité, le chômage et les conditions de travail. Mais la question du suicide est-elle uniquement à envisager sous l’angle social ? Les facteurs psychologiques ne sont-ils pas plus complexes ?

Damien Le Guay : D’abord, soulignons une dramatique et ancienne cécité des pouvoirs publics. Depuis des années, ce sujet n’est pas évoqué ou si peu et n’est en rien prioritaire. Et les faibles tentatives faites – avec un plan d’action 2011-2014 au budget ridicule de 15 m€ - sont bien en dessous de ce qu’il faudrait faire. Et pourtant la France a l’un des taux de suicide les plus élevés en Europe - 10 000 personnes, contre 4 000 en Angleterre. 90 000 personnes sont hospitalisées chaque année après une tentative de suicide.

Ensuite saluons quand même la naissance de cet Observatoire. Les données sont éparses. Les actions peu coordonnées. Les moyens limités. Si (enfin !) une prise de conscience s’opérait avec des politiques ciblées, larges, installées dans la durée, il serait possible de considérer que désormais le « suicide » pourrait devenir une cause nationale. Enfin, l’angle social est évident. La précarité aggrave le risque de suicide. Des changements brutaux (comme ceux constatés chez France Télécom) peuvent générer un malaise existentiel profond. De sorte que le risque de suicide est deux fois plus important chez les chômeurs et six fois pour les prisonniers.

Ceci dit, il ne faudrait pas réduire un traitement global de prévention aux seuls facteurs sociaux. Les profondeurs de l’âme humaine sont mystérieuses quand il s’agit, selon ce qu’en disait Victor Hugo, d’avoir plus peur de la vie que de la mort pour aller jusqu’à vouloir se suicider. 

Les indicateurs retenus aujourd’hui pour établir le nombre ainsi que les tentatives de suicide en France sont-ils pertinents ? Une partie la population est-elle « oubliée » ?

Élargissons l’analyse pour bien envisager l’immense détresse suicidaire de certains de nos concitoyens. En effet, on constate au moins 220 000 tentatives de suicides par an. Et on sait aussi que chaque année, 2,3 millions de français ont songé au suicide. Ces chiffres mettent bien en évidence l’ampleur du phénomène de désespérance. Mais, vous avez raison, ces chiffres sont sans doute, comme ceux des viols en France, en dessous des chiffres réels. Pour n’avoir pas fait assez quant à la collecte judicieuse des informations et une politique active, les pouvoirs publics sont aussi responsables d’un manque de lucidité quand à l’étendue et la profondeur et l’importance du suicide en France.

« Bien des suicides pourraient être évités grâce à un soutien adéquat », estime la ministre. Mais comment peut-on faire de la prévention dans ce domaine ?

Là aussi, il ne faut pas se méprendre ! Certes des politiques de préventions existent et en Grande-Bretagne, par exemple, elles ont été mises en place voilà cinquante ans, grâce à un pasteur anglican et une association de bénévoles - les samaritains. Nous sommes loin des « cellules psychologiques » qui pullulent de nos jours pour mieux faire croire que l’Etat agit immédiatement – quitte à laisser les individus en plan une fois le choc passé et les journaux focalisés par autre chose de plus glamour. Dés lors, il s’agit avant tout de « redonner goût à la vie », de permettre à un individu d’avoir sa juste place dans la communauté des vivants, de lui donner une valeur, un « poids » d’humanité – qui croit avoir perdu aux yeux des autres. Tout est là : ne plus avoir le sentiment d’être en trop, comme une simple variable d’ajustement dans un monde trop liquide, sans consistance, livré aux tourbillons inhumains de la mondialisation. Le défi est immense !

Comment cet observatoire devrait-il orienter son travail pour être réellement efficace et ainsi justifier son existence ?

D’abord, il devrait pouvoir produire un choc de mauvaise conscience pour réveiller une société engourdie par l’habitude. Certains sujets invisibles pour les médias sont invisibles pour les pouvoirs publics – même s’ils touchent beaucoup de monde.

Ensuite, collecter toutes les données possibles. Puis, dans l’urgence, comme un comité de salut public contre le suicide, réfléchir d’une manière élargie, sans a priori – avec aussi des philosophes et sociologues et des personnes de la société civile. Car, d’une manière large, il faut aussi considérer deux facteurs comme d’une part le pessimisme des français – qui sont les plus pessimistes de tous les peuples du monde – et d’autre part l’isolement qui pollue la vie de 5 millions de nos concitoyens.

Enfin, cibler toutes les actions à mettre en œuvre sans réfléchir en technocrate frileux.

En somme : si tout cela pouvait conduire, dans un an, à un vaste plan de prévention du suicide, généreusement doté, appuyé par une vaste campagne médiatique – loin des bavardages de nos politiques relayés par les médias – ce serait parfait. Mais, pour le voir sur d’autres sujets essentiels mais éloignés des projecteurs médiatiques,  je crains un effet d’annonce en guise d’action politique, un observatoire Théodule en guise de propositions à remettre à plus tard, un futur rapport pour prendre des mesures maigrelettes avec des budgets en peau de chagrin ! Décevez-moi madame la ministre, j’en serais ravi en pensant à toutes les vies qui pourraient être ainsi sauvées !

Propos recueillis par Gilles Boutin

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !