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Les travailleurs français ont besoin de héros
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Bonnes feuilles

Parmi les Européens, les Français sont les moins heureux au travail. Pourquoi ? L’auteur Jean-Michel Hieaux se livre à un réquisitoire sévère contre un modèle français qui arrive à l’épuisement. Extrait de "La France en panne d'envie" (2/2).

Jean-Michel  Hieaux

Jean-Michel Hieaux

Jean-Michel Hieaux est vice-président d’Havas Paris. Il a publié aux mêmes éditions Les Nouveaux gladiateurs, essai sur l’entreprise et sa communication (2003).
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Tout commence en mars 1983, ce fameux mois où la recette miracle de la lutte des classes a déposé son bilan. Enfin, pour de longues années, car il se pourrait qu’elle renaisse de ses cendres en cette période où il ne serait pas surprenant que l’on cherche un bouc émissaire à la longue, très longue indigence de nos dirigeants. À force de prôner l’indignation dans des opuscules aussi démagogiques, faciles et creux que séniles et de la susciter systématiquement comme le font certains de nos médias dont c’est le nouveau métier, il faudra bien que le couvercle saute. Mars 1983 donc, la gauche au pouvoir depuis seulement deux ans décroche la fleur de son fusil et le range au fond du grenier. Désormais, tout le monde en convient : en dehors du marché, il n’y a pas d’issue et, à condition de le réguler, de le pondérer ou de le contenir (si l’on sait aujourd’hui qu’on n’y parviendra pas, on l’espérait à l’époque), il n’y a plus matière à s’excommunier mutuellement, sinon par habitude. À moins bien entendu de faire partie des extrêmes, qui connaîtront alors un véritable regain, alimenté par les déçus du consensus. Après des siècles de combats menés au nom de Dieu, après deux cents ans d’affrontements politiques parfois sanglants, les idéologues se réveillaient avec la gueule de bois. Le socialisme ouvert de Jacques Delors prenait le pas sur un Programme commun fortement marqué par la pensée marxiste. Pierre Mauroy, incarnation du socialisme populaire, porte-parole excessif mais débonnaire de la lutte des classes, n’allait pas tarder à laisser sa place de Premier ministre à Laurent Fabius. Manifestement, on changeait de genre.

La France se découvrait nue, déshabillée de ses modèles. Que penser ? Qui suivre et surtout qu’espérer si l’échec d’une alternative et le renoncement à une issue deviennent les seules perspectives possibles ? Que faire d’une société où il n’y aurait plus ni mode d’emploi, ni guide, ni combat à mener ? Que faire d’une armée sans chef ni raison de se battre ? On ne fait bien la guerre que lorsqu’on a raison. Le doute fit perdre pied. 1983 fut le début de la paix. Pas celle des braves, celle des orphelins.Alors la France commença à regarder de tous côtés, espérant ardemment trouver une branche nouvelle à laquelle s’accrocher pour arrêter sa chute vertigineuse dans le précipice du non-sens. On avait soudain vu que les rois étaient nus. Il fallait vite en trouver d’autres qui fassent espérer que, au-delà de la grisaille et du doute quotidiens, il y avait toujours un progrès possible, un Jéricho dont on ne voulait surtout pas faire tomber les murs trop tôt, pour continuer à croire qu’il y aurait un paradis.

L’entreprise et son culte s’imposèrent comme la solution sur laquelle on se précipita avec beaucoup de hâte et surtout d’inconscience. Elle avait – du moins en apparence – les qualités susceptibles de combler les lacunes de ce vide angoissant. Elle pouvait ouvrir une voie et donner du sens. Elle possédait, à cette époque où le culte du court terme et l’obsession du cours de la Bourse n’avaient pas encore fait tous leurs ravages, les ingrédients du modèle que réclame un individu normalement constitué : un but, des règles du jeu, un mode d’emploi du quotidien, des raisons d’y croire et à la fin, une gratification. C’est donc sur ce terrain fertile que sortira de terre la génération des « patrons héros », avec comme première incarnation l’inattendu Bernard Tapie. Il symbolisera la gagne, la volonté, le progrès et la foi en l’espoir. Il réveillera une France sombrant dans la léthargie. Il sera l’ambulance salvatrice d’une société dépressive. Il déclenchera un mouvement intense dans lequel s’engouffreront très vite Serge Crasnianski, le héros de French Kiss, Jacques Calvet, l’ineffable patron de PSA, héraut intraitable et gaullien d’un libéralisme ascète et responsable, Antoine Riboud, fondateur de Danone, porte-parole de la vente décomplexée, pourfendeur débonnaire de la mauvaise conscience. Puisqu’on avait besoin de l’entreprise pour créer des emplois et faire vivre les Français, il ne fallait pas craindre de produire des richesses et encore moins de les vendre. Riboud dérida le pays en faisant éclater de rire des millions de téléspectateurs quand il brandit un Carambar devant les caméras de L’Heure de vérité, en recommandant vivement à chacun d’en consommer.

Jusque là, L’Heure de vérité, cette émission vedette du prime time de l’époque, n’avait reçu que des ministres de haut rang et des chefs de parti qui venaient tour à tour commenter l’actualité, poser leur regard sur le monde et proposer leurs solutions (on était loin de Splash et du « temps de cerveau disponible » si cher à Le Lay). L’émission passionnait ; à l’époque, la France cherchait encore à comprendre. On assistait alors aux derniers beaux jours de la politique, ceux où on l’on éprouvait encore du respect pour les élus, ceux où l’on pensait qu’il leur restait quelque chose à dire. Ils passaient donc en prime time, tout simplement parce qu’ils faisaient de l’audience (déjà !), et avec eux cette nouvelle race de patrons qui commençaient à surpasser nos ministres. D’aucuns en firent d’ailleurs des présidentiables.

Las, des nouveaux héros, on avait parlé trop beau, trop vite, trop fort. Il en fut du marché des patrons comme de celui des finances, il se montra erratique et bien irrationnel. Les réputations se firent et se défirent au gré des rumeurs, et l’on n’hésita pas à brûler ce qu’on avait adulé, en suivant des pensées chaque fois plus uniques et toujours provisoires. Le reflux des politiques avait porté les patrons ; le flux de la première guerre du Golfe les remporta. La crise qui s’ensuivit rappela que l’on ne « gagnait » pas à tous les coups, que l’économie n’était pas une martingale et que dans la tempête on était bien obligés de réduire la toile.

Jacques Calvet et sa présidentialité virtuelle ne se remettront pas de son manque d’habileté ni de son apparente – bien que fausse – insensibilité au moment des grèves qui envahirent ses usines. On découvrira que les petits commerçants de KIS n’étaient pas tous au paradis.

Nos éphémères patrons héros quittèrent la scène plus vite encore qu’ils n’y étaient entrés, jurant bien qu’on ne les y reprendrait plus. Ils y laissèrent des plumes, car le mal était fait. Ils avaient sorti l’entreprise de la boîte de la discrétion et de l’anonymat ; ils tentèrent de l’y remettre. En vain. Puisqu’ils l’avaient mise sur la place publique, elle ne la quitterait plus. Elle allait devenir un objet de harcèlement des médias, qui la cloueront au pilori chaque fois qu’ils le pourront, et avec elle son dirigeant. En 1983, l’élite politique avait quitté la scène pour entrer dans l’arène, telle des gladiateurs que l’opinion s’amuserait à condamner, pouce en bas. Moins de dix ans plus tard, les chefs d’entreprise allaient les rejoindre. D’animateurs de sens et de lieux de réalisation, ils allaient vite devenir des exploiteurs insensibles. Une élite au placard, encore une. On n’avait plus envie de les croire ou de les suivre. On imagine aisément combien la crise, la vraie, amplifiera cette descente en enfer pour la rendre peut-être insurmontable.

 Extrait de "La France en panne d'envie", Jean-Michel Hieaux, (Michalon éditions), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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