Roland Dumas et Jean-Marie Le Pen : souvenirs de deux anciens combattants<!-- --> | Atlantico.fr
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De la justice à la polique : Roland Dumas a cotoyé Jean-Marie Le Pen à de multiples occasions.
De la justice à la polique : Roland Dumas a cotoyé Jean-Marie Le Pen à de multiples occasions.
©Reuters

Bonnes feuilles

Personnage aux multiples facettes, Roland Dumas passe en revue les rencontres majeures de sa tumultueuse vie d'avocat et de chef de la diplomatie de François Mitterrand. Extrait de "Dans l'œil du minotaure : Le labyrinthe de mes vies" (2/2).

Roland Dumas

Roland Dumas

Roland Dumas est un avocat et homme politique.

Proche de François Mitterrand, il a été plusieurs fois ministre, des Relations extérieures de 1984 à 1986 et des Affaires étrangères de 1988 à 1993.

Il a ensuite présidé le Conseil constitutionnel de 1995 à 2000.

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Le 26 mai 2005, j’avais assisté aux obsèques de mon confrère et ami d’extrême droite Jean-Marc Varaut, en l’église Saint-Eustache. Nous avions constitué autrefois un cabinet commun qui avait fait jaser. Le Palais avait raillé : « C’est l’alliance du diable et du bon Dieu », sans que l’on sache qui était le diable et le bon Dieu. De mon point de vue, Varaut était plutôt le bon Dieu car c’était un bon chrétien qui avait même « réinstruit » Le Procès de Jésus. Il y avait du beau monde à Saint-Eustache. Des « écrivains célèbres » comme Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie française, Geneviève Dormann, Jean d’Ormesson ou Gabriel Matzneff ; des hommes politiques comme Philippe de Villiers ou François Bayrou ; mais aussi nombre d’avocats de toutes obédiences comme Jean-Denis Bredin, Arnaud Montebourg ou Thierry Lévy. Jacques Vergès était là aussi. À la sortie, il me confia que les quinze derniers jours qui précédèrent la mort de notre ami Varaut, il était tous les jours à son chevet pour lui lire des poèmes.

Par le plus grand des hasards, Jean-Marie Le Pen, dont Varaut avait été l’avocat, était assis devant moi. À la fin de l’office très catholique intervint le moment du « baiser de paix », où les membres de l’assistance se donnent l’accolade ou se serrent la main. Le Pen se retourna et me gratifia d’un grand sourire et d’une solide poignée de main, en me glissant à l’oreille : « Nous en avons vécu des choses depuis 1956 ! Mais à l’époque, nous étions quand même les deux meilleurs orateurs de l’Assemblée ! » Il faisait référence à notre élection à la Chambre, le 2 janvier 1956, lui comme député de la Seine et moi de la Haute-Vienne. Je le pris comme un compliment. Il avait été placé par Pierre Poujade à la tête de Union et fraternité française ; le même Poujade qui m’avait apporté le complément de voix qui me permit de remporter l’élection de 1956. À l’extrême droite de l’échiquier il rejoignait un député d’avant guerre dont on reparlera, Jean-Louis Tixier- Vignancour, et un jeune élu du Finistère, Jean-Maurice Demarquet, avec lequel il fondera l’année suivante le Front national des combattants. Il avait 27 ans, j’en avais 34.

P’tit noeud

Nous fîmes connaissance à la buvette du Palais-Bourbon. Je buvais une bière avec un autre jeune député, Charles Hernu, élu du Front républicain de Pierre Mendès France. Un grand jeune homme blond a surgi et s’est dirigé vers nous. C’était Jean-Marie Le Pen qui, comme entrée en matière, dénoua le nœud papillon de Hernu en lui lançant, rigolard : « Comment vas-tu p’tit nœud ? » Il montrait déjà l’effronterie qui ne l’a jamais quitté et qui n’est pas le côté le plus antipathique de sa personne. Il ne portait pas encore un bandeau noir sur son oeil prétendument blessé dans un improbable abordage qui le fera ressembler au pirate de la politique qu’il ambitionnait d’être. Le Pen était et demeure un transgressif, ce qui l’autorise à tous les excès.

Plus sérieusement, 1956 marquait l’amplification des « événements » en Algérie. J’étais pour l’indépendance, mais assis quand même « entre deux chaises », Mitterrand et Mendès, avec tout le respect que je leur dois. Je fus secoué d’entendre Le Pen dire à l’adresse de l’ancien président du Conseil : « Monsieur Mendès France, vous n’ignorez pas que vous cristallisez sur votre personnage un certain nombre de répulsions patriotiques, presque physiques. » Mitterrand était outré : « Mettre en doute le patriotisme PMF, quelle honte ! » C’était à la limite de l’injure, mais chaque député jouissant de l’impunité, le dérapage en resta là. Je fus quand même surpris que la « saillie » de Le Pen ne suscitât guère de réaction dans les rangs. J’étais choqué de l’outrance des mots envers mon ami dont j’étais solidaire. L’antisémitisme était fréquent même dans l’esprit de ceux qui ne l’exprimaient pas. Mais ce n’était pas un sujet sur lequel on se battait à l’époque. Je laisse leur appréciation à tous ceux qui trouvent que la période de 1940 à 1944 était, sur ce point précis, plus glorieuse pour la France... L’ancien para d’Indochine réglait aussi des comptes avec celui qui avait octroyé l’indépendance à la colonie après le désastre de Diên Biên Phù. Le Pen reconnaissait en outre avoir pratiqué la torture en Algérie, ce qui constituait le point de rupture entre nous. Il n’ignorait rien de mes positions que j’avais exprimées publiquement à la tribune et dans les prétoires. La seule chose qui pouvait nous rapprocher était notre opposition au général qui nous valut d’être emportés en 1958 par la vague gaulliste.

Fabuleux héritage

J’étais retourné à mon cabinet d’avocat où je reçus au milieu des années 1970 un certain Philippe Lambert, cousin germain de Hubert Lambert, un richissime héritier, qui venait de mourir à 42 ans en instituant Jean-Marie Le Pen son légataire universel. Le cousin s’estimant lésé, voulait faire reconnaître ses droits sur ce fabuleux héritage dans lequel figurait entre autres la désormais fameuse propriété de Montretout, sur les hauteurs de Saint-Cloud, sans parler des comptes suisses et d’une fondation à Fribourg. C’était pour moi un dossier parmi d’autres mais je n’étais pas mécontent d’en découdre avec Le Pen. Je pris contact avec son avocat Jean-Marc Varaut et nous entamâmes la procédure.

J’appris sur pièces pourquoi Hubert Lambert avait eu ces libéralités pour Jean-Marie Le Pen. Il était, bien sûr, membre du Front national et souffrait de graves perturbations psychologiques, pour ne pas dire mentales. Il assurait que ce dernier lui avait promis un poste de ministre de la Défense nationale dans son « futur » gouvernement ! Cette promesse l’engageait à faire régulièrement un rapport sur les menaces qui pesaient sur la France, notamment celles venant de l’Est... Il rétribuait grassement les « nègres » (!) chargés de la rédaction de ces textes ainsi que ceux publiés sous le nom de « Saint-Julien » dans les gazettes d’extrême droite. En octobre 1977, le procès en « captation de volonté » fut appelé mais, quinze jours avant l’audience, mon confrère me fit connaître le désistement de toutes les instances. Les protagonistes étaient parvenus à un accord amiable auquel je ne fus pas mêlé. J’ai convoqué le cousin et essayé de savoir quelle était la nature de l’arrangement. Il était muet. L’affaire en resta là et ne me donna pas l’occa sion de revoir Jean-Marie Le Pen.

Nos vies évoluèrent chacune à sa façon. Je devins ministre de François Mitterrand. Quand j’ai eu mes soucis au Conseil constitutionnel, Le Pen a fait une seule fois allusion, mais sans outrance, aux poursuites dont j’étais l’objet. J’ai pris cela pour de la correction envers moi et j’ai toujours respecté la même attitude à son égard. Je ne partage pas ses idées mais ne l’ai jamais injurié. Je l’ai rencontré, à sa demande, il n’y a pas très longtemps, car il est assez friand de l’évocation de nos échanges d’autrefois. Je n’y ai pas vu d’inconvénient. Nous avons parlé quelques heures comme les vieux anciens combattants que nous sommes ! De plus, j’entretiens avec sa fille des relations « normales » pour employer un mot à la mode dans le milieu politique. J’ai croisé Marine deux ou trois fois au Palais, rencontres à la suite desquelles j’ai prononcé une parole prétendument « malheureuse ». J’ai en effet dit qu’elle avait des « qualités » et sans doute aussi du « charme », qui, à mes yeux, fait aussi partie des qualités ! Elle me fait penser à une Walkyrie de la trilogie de Richard Wagner, peut-être Brünnhilde, cette divinité guerrière de la mythologie scandinave. Sur le plan politique, je persiste à croire que Marine Le Pen est une femme intelligente qui a un certain talent, ce qui ne m’empêche pas de combattre ses « idées », notamment sur l’immigration et l’Europe. C’est de la « vieille politique » qui n’est pas à la hauteur des enjeux actuels.

Extrait de "Dans l’œil du minotaure : Le labyrinthe de mes vies" (Editions Cherche midi), 2013. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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