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Pourquoi le consensus autour de Stéphane Hessel est indigne
©Reuters

Controverse

François Hollande a rendu hommage à Stéphane Hessel jeudi matin dans la cour des Invalides. Il est particulièrement alarmant que la classe politique et médiatique ait fait preuve d’un pareil unanimisme envers un personnage dont le grand combat était la lutte contre Israël.

Jean Szlamowicz

Jean Szlamowicz

Jean Szlamowicz est Professeur des universités. Normalien et agrégé d’anglais, il est linguiste, traducteur littéraire et est également producteur de jazz (www.spiritofjazz.fr). Il a notamment écrit Le sexe et la langue (2018, Intervalles) et Jazz Talk (2021, PUM) ainsi que Les moutons de la pensée. Nouveaux conformismes idéologiques. (2022, Le Cerf).
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Le décès de Stéphane Hessel n’est un événement que dans la mesure où les réactions qui ont suivi vérifient la persistance de graves troubles idéologiques. Avec l’absence de distance, de nuances et de scrupules qui caractérise les politiques et les mondains, chacun aura voulu s’associer une dernière fois à une aura consensuelle placée sous le signe de l’engagement — sans prendre la peine d’examiner de quoi cet engagement était fait. L’hommage de la nation signe l’officialisation des positions de Hessel. Arrimé au culte de la personnalité, cet acte symbolique fondateur érige sa personne en mythe républicain. Il est particulièrement alarmant que la classe politique et médiatique ait fait preuve d’un pareil unanimisme hagiographique envers un personnage, diplomate de surcroît, dont le grand combat était la lutte contre Israël — et contre Israël seul parmi tous les pays du monde. A l’heure de l’hommage de la nation au grand homme, cette sanctification républicaine pose le problème de l’identification des plus hauts échelons de l’état aux positions politiques de celui qui fut avant tout un militant antisioniste. « La vérité, c'était sa passion » a clamé péremptoirement le président de la République dans la cour des Invalides. On peut légitimement en douter. A commencer par la paternité de son ouvrage, remise en cause par son ancien collaborateur Gérard Fellous qui l’attribue à son éditrice : « Indignez-vous ! n’est pas de sa main. Il est en réalité l’œuvre de Sylvie Crossman, son éditrice. »[1] Cela confirmerait le caractère militant de cette manipulation auquel s’est prêté le personnage de Stéphane Hessel.

Des prises de positions douteuses

Dans son célèbre opuscule, Hessel, la non-violence en bandoulière, inventait des millions de réfugiés palestiniens, réussissait à éviter de condamner l’assassinat de civils israéliens et faisait allusion à des crimes de guerre imaginaires. Il ne reculait devant aucune exagération ou insinuation infondée pour délégitimer l’état d’Israël. Dans son unilatéralisme obsessionnel il parlait d’« occupation » malgré sa connaissance des faits historiques et juridiques qui définissent la situation d’Israël vainqueur de guerres où l’Etat hébreu a subi des agressions visant à l’éliminer. Son idée fixe était Israël et il s’était fait le chantre du boycott anti-israélien, aux côtés des personnalités les plus douteuses du combat nationaliste arabo-musulman, allant jusqu’à rencontrer le chef du Hamas. Fort étrangement, il n’avait proposé aucun boycott, action ou pétition concernant la Syrie, la Chine, le Darfour, l’Iran… ni bien sûr concernant toutes les théocraties musulmanes où règne la discrimination de la charia  Les massacres de Palestiniens en Jordanie ou en Syrie, les liquidations d’opposants gazaouis par le Hamas ne provoquaient pas non plus d’indignation. Sans bourreaux juifs à accuser, le combat ne l’intéressait visiblement pas.

Dans son délire anti-israélien, il en était venu à minimiser l’occupation nazie : « L’occupation allemande était, si on la compare par exemple avec l’occupation actuelle de la Palestine par les Israéliens, une occupation relativement inoffensive, abstraction faite d’éléments d’exception comme les incarcérations, les internements et les exécutions, ainsi que le vol d’oeuvres d’art.»[2] Ce genre de dérapage suffit en général à délégitimer n’importe qui mais le cliché substitutionniste, faisant d’Israël un bourreau nazi et les Arabes de Palestine les « victimes des victimes » — pour mensongère que soit cette analogie hyperbolique — n’en est pas moins devenu acceptable dans les médias.

Spécialiste du double langage, Hessel protestait de son philosémitisme dans le même temps qu’il ne cessait de fustiger les Juifs pour leur particularisme. Il considérait ainsi que l’antisémitisme était la rançon « naturelle » du particularisme juif : « Il y a les Juifs et ceux qui ne le sont pas. Cela signifie que l’antisémitisme est un sentiment totalement « naturel » pour les Juifs. Les Juifs pensent qu’ils ne peuvent pas être véritablement aimés par les autres, parce qu’ils bénéficient d’un rapport unique avec Dieu » (Le rescapé et l’exilé, p. 54). Il ressert ici une banalité de l’antisémitisme chic et pseudo-ethnographique à base de « peuple élu » (les Juifs sont à part, ils se croient supérieurs, etc.) qui conduit à une justification de l’antisémitisme, produit présumé de la paranoïa et du différentialisme juifs. On se demande pourquoi ne pas appliquer un tel reproche endogamique à tous les peuples du monde, à commencer par ceux qui envisagent le monde en opposant croyants et infidèles. Cette jalousie projective de la différence juive est un syndrome qui occupe l’islam depuis bien avant la naissance d’Israël. On peut se demander pourquoi Hessel l’avait faite sienne. C’est en tout cas une mesquinerie qui l’avait visiblement envahi de manière pathologique. Et quand Le Monde titre « Mort d’un humaniste », il faut comprendre que cela désigne celui qui ricanait face aux enfants israéliens obligés de courir aux abris sous le feu des bombes envoyées depuis Gaza…

La dilution universaliste

L’adulation qu’ont exprimée les hommages des hommes politiques ont soigneusement masqué ces positions dans la grandiloquence. Le président de la République a parlé d’« une vie exceptionnelle consacrée à la défense de la dignité humaine », soulignant que « c'est en humaniste passionné qu'il s'est livré à tous les combats pour les droits de la personne humaine, pour lutter contre les préjugés, les conformismes, les conservatismes […] il nous laisse une leçon, celle de ne se résigner à aucune injustice. » Bertrand Delanoë a évoqué « l'humaniste authentique, le résistant indomptable et le penseur généreux qu'il était », considérant qu’il « nous laisse l'héritage inestimable de sa combativité au service des valeurs universelles de l'homme, et de son sens inaliénable de la liberté ». Quant à Harlem Désir, il le voit comme « l'âme universaliste de la France. Notre pays perd aujourd'hui un inlassable militant du progrès et un grand humaniste. »

La répétition de ces formulations emphatiques versant dans le sublime ont en commun d’élever la personnalité de Hessel à un degré d’abstraction qui en fait l’incarnation de valeurs. Passons sur les effets d’incantation de termes dont la connotation positive remplace le contenu désignatif (« citoyen », « républicain », etc. sont de la même eau). Passons sur le fait qu’« humaniste » et « universaliste » soient employés pour cette valeur axiologique sans véritable contenu philosophique — les laudateurs professionnels sont également susceptibles de célébrer le communautarisme sous toutes ses formes (particularismes identitaires, ethniques, sexuels, etc.). Ces grandes phrases ont surtout l’avantage de ne pas mentionner concrètement les positions qui ont été celles de Hessel autrement que de manière allusive. Par implicite, il faut comprendre que Hessel est de manière indiscutable et absolue du côté de la justice. Il s’ensuit que les causes qu’il a défendues se trouvent également du côté de la justice. Dans le cas de sa défense du Hamas et de l’Autorité Palestinienne, c’est-à-dire de terroristes avérés et revendiqués, il faut donc considérer qu’Israël est du côté de l’injustice. Assumer comme siennes les positions de celui qui a crié « Israël assassin » (sans jamais qu’il ne se risque à un symétrique « Hamas assassin »…) devrait donc être lourd d’implications diplomatiques pour des représentants politiques. Il est vrai que la France se bat actuellement pour que les jihadistes meurtriers du Hezbollah ne soient pas reconnus comme organisation terroriste. C’est sans doute une façon de combattre l’injustice et l’exclusion.

Du côté des victimes ?

Par un simplisme manichéen, un journaliste du Monde écrit : « [Hessel] milite pour les sans-papiers – il est médiateur lors de l'occupation à Paris de l'église Saint-Bernard – et pour les Palestiniens, ce qui lui vaut les foudres des associations juives. » Cela implique une opposition radicale où « les associations juives » (c’est-à-dire tous les Juifs) sont contre les Palestiniens (tous les « Palestiniens »). Etant données les orientations appréciatives du texte et des représentations ambiantes dont il participe, cela signifie que Hessel est du côté du Bien et les Juifs du côté du Mal. Ce genre de phrase construit, de manière discrète, une polarité radicale et extrémiste. Cela conduit à véhiculer une représentation des Palestiniens victimes et des Israéliens bourreaux sans la moindre nuance. La formule globalisante les « Palestiniens » considère une population comme un seul bloc de pures victimes sans évoquer le fait que cette population est surtout victime de son instrumentalisation par le Hamas, l’AP et tous les pays musulmans qui les ont mobilisés pour les transformer en pomme de discorde permettant une offensive infinie contre Israël et pour en faire un problème irrésolu générateur de financements par l’ONU et l’Europe. C’est déjà trop compliqué pour des journalistes élevés à une vision binaire primaire.

Dans le même esprit, quand Anne Hidalgo dit qu’il « portait la cause de la dignité humaine », il faut comprendre que, étant donnée son action anti-israélienne, Israël ne peut qu’être l’antonyme de la dignité humaine. Ce manichéisme angélique dresse le portrait d’un héros absolu. Un tel culte de la personnalité ne serait rien si, par contrecoup, il ne construisait une vision simpliste de l’histoire où le Gentil est opposé aux Méchants.

L’unanimisme laudatif des grands médias est total, et surtout il est présenté comme total et ne mentionne pas d’autres critiques que celles « des associations juives », syntagme vague aux relents communautaristes. Cela reproduit une polarisation assez symptomatique : seuls les Juifs viennent troubler l’union nationale… On oublie au passage ceux qui ne s’expriment qu’en leur propre nom et sans identitarisme — comme les critiques de Pierre Jourde, Pierre-André Taguieff, du pasteur Pierre Lefebvre ou l’auteur de ces lignes, entre beaucoup d’autres.

Les éloges funèbres des plumitifs n’ont eu de cesse d’atténuer le contenu de son livret à succès : « quelques dizaines de pages prônant la non-violence et l'exigence d'un monde plus juste. »[3] J’ai consacré un ouvrage à démonter le contenu de ce pamphlet et la violence intrinsèque qu’il contient. Son soi-disant « appel à une insurrection pacifique » participe d’une campagne internationale de délégitimation juridique et diplomatique d’Israël. Hessel n’agissait pas au nom de la paix ou d’une quelconque idée de justice mais au bénéfice d’un camp bien particulier, celui du Hamas et de l’Autorité Palestinienne. Il lui arrivait ainsi de procéder à des accusations de crimes de guerre imaginaires en se cachant derrière le Rapport Goldstone que son auteur récusera lui-même (« Que des Juifs puissent perpétrer des crimes de guerre, c’est insupportable » : la formulation est habile car le subjonctif permet de présenter cela à la fois comme un fait et comme une éventualité…). Inversement, il ne soulignait jamais les violences que les dirigeants palestiniens infligeaient aux leurs, à commencer par la tactique utilisant la population civile comme bouclier humain (un vrai crime de guerre en l’occurrence). Ce pacifisme à modulation variable ressemble davantage à une guérilla idéologique permanente. On le présente comme audacieux et dissident alors qu’il n’a fait que répéter les positions de la diplomatie française depuis des décennies qui convergent avec le militantisme djihadiste visant l’élimination d’Israël, célèbre « parenthèse de l’histoire ».

L’argument biographique

Stéphane Hessel est en réalité le symptôme d’un certain esprit franco-européen qui professe la paix tout en faisant la guerre, qui célèbre la non-violence tout en attisant les passages à l’acte anti-juifs en pointant Israël comme quintessence du mal. Mohamed Merah et ceux qui ont égorgé les enfants Vogel ne tenaient pas un autre discours que celui de Stéphane Hessel, et justifièrent leur sauvagerie par « l’injustice et l’occupation », par le sort des « enfants de Gaza ». Intellectuellement, le discours antisioniste n’est rien d’autre qu’un permis de tuer des Juifs.

Dans ce cadre politique-là, la nouveauté (et l’avantage tactique) qu’a pu présenter Hessel réside dans son exhibition biographique, confisquant « l’esprit de résistance » au profit d’une cause qui n’a rien à voir avec la Seconde Guerre Mondiale. Avec une naïveté peu convaincante, on présente la Résistance comme garante de la pureté d’intention à l’égard des Juifs. Etrangement, remettre en cause l’existence d’un pays (et non sa seule politique) est considéré aujourd’hui comme admissible s’il s’agit d’Israël. A cet égard, la substitution de l’antisionisme à l’antisémitisme, constitue un procédé de masquage argumentatif qui est devenu une véritable doctrine tactique dont Hessel aura été l’un des porte-parole les plus en vue.

Il pouvait se le permettre parce que dans le même temps qu’il fustigeait Israël, il se laissait présenter comme juif. On sait que de Shlomo Sand à Edgard Morin en passant par Noam Chomsky, le rôle du renégat outré par l’inconduite des siens connaît toujours un certain succès (sans parler des rabbins de Neturei Karta courtisés par Ahmadinejad et Dieudonné !). J’ai souligné dans mon ouvrage la puissance de ce que j’appelle « l’argument anti-masochiste » : on suppose que quelqu’un qui s’en prend au groupe auquel il est réputé appartenir à forcément raison. Cet argument s’est trouvé largement vérifié : on a ainsi entendu sur I-Télé une journaliste dire que le fait qu’il soit d'origine juive et qu'il ait pris la défense des Palestiniens était le côté le plus séduisant de sa personnalité. Il s’agit bien en effet de séduction et non de rationalité politique. En exhibant une origine juive de manière purement cosmétique, Hessel donnait à son action un vernis de légitimité. La réflexion de la journaliste est l’aveu d’une pathologie intellectuelle assez répandue et qui a tendance aujourd’hui à devenir un véritable argument : la « haine de soi » (ou son simulacre) comme garantie de sincérité et, dans le même mouvement, comme sauf-conduit des condamnations les plus véhémentes. Du reste, quitte à psychologiser, Hessel n’était pas juif et son obsession antisioniste, couplée à ses piques permanentes contre la présumée endogamie juive, indique que cette origine (qui ne fut donc pas une appartenance) est peut-être justement ce qui le démangeait. Cela constitue donc moins un argument en faveur de ses positions que l’indice d’une motivation beaucoup plus trouble.

François Bayrou a pourtant vu en lui un personnage « de plus en plus résistant et de plus en plus contestataire. » Homme de pouvoir, diplomate raisonnable à la carrière tranquille, Hessel était devenu sur le tard la face consensuelle du militantisme djihadiste palestinien et le dénonciateur bien vague des inégalités sociales. En quoi cette position était-il « contestataire » ? On peine à voir un marginal dans cette personnalité mondaine et éminente, décorée et reçue servilement dans tous les médias

De l’exaltation du néant à la sanctification finale

Personne ne semble beaucoup s’interroger sur le consensus absolu qui l’entoure alors qu’il est censé prêcher la contestation. Loin d’être un homme isolé dans ses positions — le justicier seul contre tous — il a été une figure du pouvoir et la voix des puissants pendant toute sa très longue carrière de diplomate. Mais l’apparence de la résistance (légitimée par la résistance réelle qui fut, fort courageusement, la sienne il y a 70 ans) suffit à construire un mythe. En effet, la résistance, plus qu’une valeur, est une image, un emblème de marketing politique et de rassemblement idéologique sans rapport avec le fond philosophique, politique et historique qui est censé la définir.

Celui qu’on présente comme un grand intellectuel n’a rien produit comme œuvre de toute sa vie. On ne comptera pas « le petit livre magique » (sic, Le Monde) comme contribution à la philosophie politique. Son message simpliste comporte des perles comme « aussi bien du côté des oppresseurs que des opprimés, il faut arriver à une négociation ». Traduction diplomatico-pompeuse d’un axiome digne de l’école maternelle, « les méchants et les gentils ne doivent pas se taper dessus »… Hessel n’a pas apporté de contribution intellectuelle et s’est contenté de l’exaltation de sa personne, et de l’autosatisfaction de prises de positions en harmonie avec l’air du temps. Cette figure de « grand intellectuel humaniste » — qui ne lui est pas propre et que de nombreux intellectuels cherchent à s’approprier — a su séduire un public friand de simplisme orné des atours de la complexité, ne recherchant qu’une coquille vide, un automate qui récite des poèmes et signe des pétitions, un professionnel de l’indignation qui pour exister a besoin des caméras, de boursouflures stylistiques et de causes de circonstances.

Au vu des millions d’indignés qui y souscrivent par l’effet d’une identification narcissique, force est de constater que l’indignation est une valeur consensuelle qui permet de se donner bonne conscience, Cette complaisance purement autolâtre n’a pas la moindre valeur de réflexion politique. L’embrigadement de la jeunesse dans l’enthousiasme rebelle est du reste le socle de bien des totalitarismes. De fait, les indignés boycottent Israël mais pas les théocraties musulmanes qui soutiennent le terrorisme, qui massacrent leurs propres populations ou font la chasse aux Chrétiens. Ces indignations sont donc très sélectives… et correspondent, grosso modo, à la ligne du Quai d’Orsay qui prône l’apaisement envers les pays musulmans. Tant pis pour la ligne contestataire que croient suivre les indignés.

On a beau jeu de se gausser des canonisations de saints catholiques — les laïques ne font pas autrement. Car Stéphane Hessel était et continue d’être un objet d’idolâtrie et de croyance, un mythe construit par l’église médiatico-politique à destination des foules recueillies devant cette incarnation des valeurs de leur chapelle, pompeusement désignées comme « universalistes ».

Il est ainsi l’objet d’un culte de la personnalité d’une intensité impudique. Dans Le Point, on admire son physique : « Stéphane Hessel, mort ? On peine à le croire. Il semblait qu'il fût devenu éternel, ce grand et beau vieillard. ». Chaque nécrologie souligne « son élégance », « sa politesse surannée », « son sourire ». En insistant sur de tels dérivatifs ornementaux, on contribue à rendre indiscutable sa personnalité. Selon une scène d’adoration religieuse, chaque anecdote familiale, chaque élément de sa personne devient l’objet d’un respect confinant à l’extase : « On imagine aisément son sourire à l'annonce de ce nouvel honneur [élection comme personnalité de l’année par les lecteurs]. Un sourire joyeux et bienveillant, plein d'espièglerie. L'air de dire : mais comme la vie est drôle ! Comme elle est ironique ! Comme elle est passionnante ! »[4] Faut-il ajouter à ces niaiseries « comme c’est rigolo de boycotter Israël ! » ?

Les nécrologies se sont faites hagiographies et, reprenant les grands thèmes du mythe, ont construit une gloire sans zones d’ombre. Ce scénario de sanctification idolâtre est personnifiée par le portait archétypique de l’intellectuel. Pour Le Monde, Hessel « est l'incarnation de l'intellectuel européen. Il suit les cours de Merleau-Ponty, lit Sartre. […] il n'aime rien tant que réciter du Baudelaire ou du Verlaine, et connaît par cœur plus d'une centaine de poèmes. » Cécile Duflot le rappelle : « lui qui disait des poèmes en meeting [qui disait] de toujours garder le sourire ». Ce sont sans doute de bons conseils de communication politique car ils contribuent à écrire un mythe laïque. Cette sacralisation de la poésie est l’exact équivalent religieux des descriptions des modèles de la foi canonisés s’adonnant à la récitation de prières.

Il faut comprendre que la figure de l’intellectuel médiatique consensuel, porteur d’une idéologie de pseudo-rébellion, est l’objet de comportements religieux (de la part de groupes qui s’en défendent d’ailleurs férocement) : croyance, adoration, constitution en modèle moral, dogmatisme des positions… Par idolâtrie, il devient un emblème que l’on exhibe comme signe de reconnaissance sectaire. Il ne s’agit pas là d’une simple analogie mais d’un phénomène que Durkheim avait décrit comme relevant du « sacré laïc » en tant qu’il structure la société ou des groupes au sein de la société. Pour décrire cette dérive du rationnel vers le dogmatisme doctrinal dans le domaine idéologique, Raymond Aron parlait de « religion politique ».

L’apogée de ce culte a évidemment été atteint par ceux, notamment les écologistes, qui ont réclamé pour Hessel une place au Panthéon. Il sera du reste intéressant de savoir si notre société — ou du moins ceux qui ont la prétention de la représenter — se choisit de pareils symboles. En attendant, la canonisation, l’hommage « national » (en réalité partisan) rendu aux Invalides par le Président de la République vaut comme béatification. De la même façon que la béatification symbolise la reconnaissance de la pratique des vertus chrétiennes et autorise la vénération d’une personnalité comme modèle, la reconnaissance républicaine dans l’hommage national implique que Hessel soit considéré comme un modèle de vertu républicaine. En l’occurrence, cela signifie que la République fait sienne ses positions politiques. Imposer pareil symbole n’est pas qu’une affaire de communication, c’est aussi décréter un message politique, ce qui ne serait pas incompatible avec la récente décision de la ministre de la Justice de remettre le prix des Droits de l'homme à un homme condamné pour « prestations de services à organisations illégales » (c’est-à-dire terroristes) — et compagnon de route de Stéphane Hessel dans le mouvement de boycott.

Il est vrai que, la crédulité adolescente en quête de figures salvatrices rencontrant l’intérêt politico-idéologique bien compris, le militantisme et la falsification peuvent continuer post-mortem. C’est ainsi qu’on écrit l’histoire.



[1] Article « Stéphane Hessel, une fin de vie sous influence », 8 mars 2013, http://www.crif.org/fr/tribune/st%C3%A9phane-hessel-une-fin-de-vie-sous-influence/35671

[2] Entretien de 2008 avec l’historien Jörg Wollenberg, publié dans un supplément de la revue « Sozial Geschichte Zeitschrift für historische. Analyse des 20 et 21. Jahrhunderts ». Cité par Jacques Tarnero, « Quand Stéphane Hessel tombe le masque »,  1er jillet 2012, Europe-Israel.org

[3] Le Point, « Stéphane Hessel, il a dansé avec le siècle », Marion Cocquet, 27/02/13.

[4] Annick Cojean, Le Monde, « Stéphane Hessel, gentleman indigné », 23.12.2011 à 12h01 • Mis à jour le 27.02.2013 à 13h04.

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