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De quoi la déferlante médiatique sur Stéphane Hessel est-elle le symptôme ?
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C'est grave docteur ?

Après le tapage médiatique de son manifeste "Indignez-vous", c'est maintenant la mort de Stéphane Hessel qui est relayée comme celle d'un homme d'Etat. Une bien étrange maladie que celle d'une France qui attache tant d'importance à ce presque inconnu.

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Il y en a qui ne plient jamais. Des politiques comme Aung San Su Kyi ou Nelson Mandela prêts à sacrifier leur liberté pour défendre la liberté. Mais aussi des écrivains, des artistes, des savants… Et d’obscurs sans grade, plus nombreux qu’on ne peut le croire. Ces hommes et femmes-là sauvent l’humanité : à eux seuls, ils parviennent à faire dérailler la machine. Quand le mécanique l’emporte sur l’humain, quand les idées voudraient triompher du vivant, leur exemple inspire le respect : ils donnent la mesure de la valeur de l’homme.

Stéphane Hessel était de cette trempe. Résistant de la première heure, torturé, sauvé in extremis de la pendaison puis déporté, il lui aura toujours fallu mettre sa vie au service d’un engagement. De façon efficace - il participe à la rédaction des Droits de l’Homme en 48 -mais discrète jusqu’à ce livre qui, à 93 ans, lui vaut un immense succès populaire : Indignez-vous.

En un clin d’œil, 4 millions de livres vendus essentiellement dans l’hexagone. Et la mine réjouie du vieil homme apparaissant simultanément sur tous les écrans pour nous appeler à suivre sa voie : s’indigner, résister.

Quoi d’autre ? En une vingtaine de pages, Stéphane Hessel étale sa maigre solution au malaise complexe de la société contemporaine : ne pas accepter, s’engager et résister comme lui-même autrefois face aux nazis. Un message qui ne va guère plus loin que ces pieuses injonctions, accompagnées de quelques notes d’espoir.

A sa mort, suggestion de Panthéon et tremblement de terre médiatique : la France aurait perdu son grand homme, le plus grand penseur du XXI° siècle…

M’en voudra-t-il de lui résister, comme il y incite ? Ne serait-il pas le premier à m’encourager à ne pas céder à son culte, lui qui conclut son opuscule par l’appel à « une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse » dont il a si largement bénéficié !

On pourrait argumenter sur le fond. Est-ce vraiment la résistance qui a triomphé du nazisme ou la puissance des forces alliées ? On a dit que si on leur avait laissé le temps de produire leurs fusées V2, les allemands auraient été vainqueurs : le courage et l’esprit d’opposition peuvent-ils suffire sans une supériorité technologique ? Et celle-ci ne résulte-t-elle pas d’une volonté de puissance propre à chaque nation, qui défend comme elle peut sa place sur l’échiquier mondial ? L’ennemi, du temps de Hessel, était clairement identifié : le nazi. Mais aujourd’hui ? L’ennemi ne serait-il pas avant tout en nous, qui nous replions frileusement sur nous-mêmes, mus par cette peur qu’il dénonce si bien ?

Certes, on aura beau jeu de contester mes prétentions à m’inscrire dans un débat qui dépasse ma modeste expérience. D’autant que ma pratique m’offre bien des occasions de m’indigner comme lui : encore hier, ce patient effondré qui, à 48 ans, est remercié brutalement par une firme internationale en ayant peu d’espoir de retrouver un emploi...

Toutefois le contraste entre la puissance de l’émotion collective et la faiblesse des arguments développés dans les quelques feuillets du grand homme surprend et interroge. A de telles questions, un psychiatre peut risquer une réponse.

S’il est un totalitarisme que notre homme a oublié de dénoncer, c’est le totalitarisme de l’image. L’apparence a compté de tous temps : « le nez de Cléopâtre, s’il eut été plus court »… Cependant, du temps de l'Égypte antique, l’image n’était pas relayée par des écrans dans les plus humbles demeures. Nos médias d’aujourd’hui lui donnent une importance prépondérante qui s’est avérée très profitable pour Hessel. En le regardant occuper la scène avec son large sourire, ses yeux finement plissés et ses bras grand ouverts en un geste accueillant, combien de fois me suis-je interrogé : et s’il était disgracieux – si par exemple, il était borgne ? Quelle injustice, tout de même, ce pouvoir de l’apparence…

L’apparence de Stéphane Hessel a sans doute beaucoup compté dans son succès. Mais allons plus loin. Stéphane Hessel se présente comme un vieillard jovial, un sympathique grand-père au visage éclairé et généreux. Il dresse sa haute silhouette comme un Pluto emportant chacun loin des conflits dans un Dysneyworld médiatique. Son âge ne serait-il pas également un facteur important du succès ? Notre société s’est débarrassée de l’autorité patriarcale qui oppressait, mais également contenait et rassurait : au moment où le Père disparaît, verra-t-on surgir le Grand-Père ?

Les bouleversements de l’époque rendent à juste titre inquiets. Et quoi de plus rassurant qu’un grand-père apaisé, acceptant son âge et envisageant sereinement sa mort prochaine… Méfions-nous néanmoins de ce mauvais penchant, qui pourrait nous réduire à des réflexes de petits enfants. Restons fidèles à la pensée de Hessel : résister n’est pas se protéger mais au contraire, accepter comme il l’a fait de prendre des risques. Il ne voulait pas nous prendre sur ses genoux pour nous faire oublier la rigueur du monde mais plutôt nous pousser à l’affronter sans crainte, en défendant notre point de vue.

Il ne nous proposait pas non plus l’opium de sa religion et jugerait peut-être sévèrement l’étonnant tapage qui entoure sa disparition.

Dans sa célébration de figures bienveillantes, la France fait parfois penser à ces patients déprimés qui, privés de leur ressort vital, souhaitent revivre chez leurs parents. Le temps d’une crise, en attendant que la cure fasse son effet, pourquoi pas ? Mais attention à ne pas abuser de la pause. Le Mali nous rappelle que le monde exige de rester vigilant. Les Droits de l’Homme doivent parfois être défendus l’arme à la main, et notre voix ne sera entendue que si elle est assez forte pour être écoutée dans le tohu-bohu mondial.

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