Benoît XVI-Stéphane Hessel : qui va le plus nous manquer ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Alors que Stéphane Hessel est décédé mercredi, Joseph Ratzinger cesse d'être pape ce jeudi.
Alors que Stéphane Hessel est décédé mercredi, Joseph Ratzinger cesse d'être pape ce jeudi.
©Reuters

Adieux

Stéphane Hessel est décédé ce mercredi à la veille de la renonciation du Pape. Deux figures morales quittent ainsi le paysage.

Pierre Rigoulot, Gérard Leclerc et Eddy Fougier

Pierre Rigoulot, Gérard Leclerc et Eddy Fougier

Pierre Rigoulot est historien. Spécialiste de l'histoire du communisme, il a participé à la rédaction de l'ouvrage Le livre noir du communisme (Robert Laffont, 1997) sur la Corée du Nord. Il est aussi l'auteur de Coucher de soleil sur La Havane (Flammarion, 2007) et de L’Antiaméricanisme – Critique d'un prêt-à-penser (Robert Laffont, 2004).

Gérard Leclerc est un philosophe, journaliste et essayiste catholique. Il est éditorialiste de France catholique et de Radio Notre-Dame. Il est l'auteur de l'Abécédaire du temps présent (chroniques de la modernité ambiante), (L'œuvre éditions, 2011). 

Eddy Fougier est politologue, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Spécialiste des mouvements de contestation de la mondialisation, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur ces thèmes : Altermondialisme. Le nouveau mouvement d'émancipation ? (Lignes de repères, 2004), Dictionnaire analytique de l’altermondialisme (Ellipses, 2006), L’Altermondialisme (Le Cavalier bleu, 2008).

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Atlantico : Stéphane Hessel est décédé ce mercredi, veille de la renonciation du pape. Qui de Benoit XVI ou de Stéphane Hessel laissera le plus grand héritage politique et culturel ?

Pierre Rigoulot : Difficile à dire. Des nullités politiques dans le genre de Che Guevara, adeptes de solutions simplistes comme la liquidation physique pure et simple de ses adversaires, et persuadées que le monde se ramène au combat des bons et des méchants ont eu, ont encore, un certain poids. Leur radicalité même sert d’emblème. Toute une mythologie s’est construite autour d’eux et il n’est pas simple d’ouvrir les yeux de ceux qui en font un héros. On ne peut donc jurer que Stéphane Hessel ne sera pas encensé à l’avenir, lui aussi ! On aime mieux se raconter des histoires qu’examiner l’histoire de près avec sa complexité, ses illusions et ses conjonctures particulières.

Quant à Benoît XVI, je comprends l’émotion qui peut nous saisir quand on apprend qu’un Grand de la terre se retire volontairement des « affaires ». Ça ne manque pas de grandeur. On se souvient encore de l’abdication volontaire de Charles-Quint et de sa retraite dans un monastère.  Les interrogations de Benoît XVI sur la violence et l’Islam seront longtemps encore, malheureusement, un thème de réflexion pour les croyants comme pour les non-croyants. Il a aussi maintenu une certaine tradition catholique dans un monde qui bouge beaucoup et son héritage le plus important est peut-être là, dans l’affirmation que les valeurs chrétiennes ne changent pas au même rythme que le monde. « Mon royaume n’est pas de ce monde » disait Jésus. Benoît XVI l’a rappelé à sa manière, sans doute au détriment d’éventuels succès politiques.

Gérard Leclerc : Grace au ciel, il y a une multiplicité de dons. Benoît XVI et Stéphane Hessel avaient chacun leur personnalité. Leurs sources d’inspiration n’étaient pas forcément les mêmes mais ils avaient quand même un objectif commun qui était le service de l’humanité. La postérité en jugera. Nous avons à faire à deux « génies » singuliers. Stéphane Hessel était un laïc et Benoît XVI, un homme inspiré par la tradition chrétienne. Ces deux traditions coexistent dans le monde d’aujourd’hui et peuvent s’inspirer l’une de l’autre.

Eddy Fougier : Il est difficile de répondre à cette question à chaud, tout juste après un décès et après la renonciation du Pape. En France, il est clair que Stéphane Hessel avec la publication d’Indignez-Vous ! laissera un héritage plus important. Quoique selon les milieux, Benoît XVI laissera sans commune mesure un héritage plus important.

Les deux ne s’adressent pas aux mêmes publics, même s’ils se présentent comme des consciences morales avec une vision assez sceptique de l’évolution du monde. Benoît XVI comme Stéphane Hessel rappellent un certain nombre de valeurs de fidélité à des principes. Principes plutôt religieux pour Benoît XVI ou principes qui relèvent du Conseil national de la Résistance pour Stéphane Hessel.

Je suis assez surpris par l’émoi qu’a suscité la démission de Benoît XVI. Ces deux personnages incarnent le courage et de ce point de vue sont des modèles. Aujourd’hui, on ne croit plus au discours politique et le discours moral semble dominé. Les personnes recherchent la parole de gens mûrs ayant une longue expérience. Nous avons besoin de ces voix porteuses de valeurs qui génèrent un discours positif.

Pourquoi l’Eglise catholique, malgré la force de son message, peine-t-elle à se faire entendre ?

Pierre Rigoulot : Ça dépend où. En Asie orientale, en Afrique, le christianisme et même le catholicisme ne se portent pas si mal. Même en Europe, on ne peut que penser à une présence encore forte du christianisme bien qu’on ne « pratique » plus beaucoup : sinon pourquoi y aurait-il tant de commentaires sur cette abdication papale ? Cependant, il est vrai qu’en Europe occidentale, sous la pression du rationalisme scientifique et technique et surtout du mode de vie de gens embarqués et emballés par une société ludique et permissive, le message catholique a du mal à se faire entendre. C’est une contre-société que l’Eglise ! Séparation des hommes et des femmes, réserves à l’égard de la consommation, par exemple, montrent assez que l’Eglise parle d’un ailleurs qui n’est pas dans l’air du temps. Difficile de se faire entendre dans ces conditions !

Gérard Leclerc : Cette question peut se poser autrement : pourquoi les médias ont-ils tant de peine à identifier le message de l’Eglise catholique ? Les médias ont incontestablement du mal avec le Pape. Pourquoi ?

Les médias comprennent mal le Pape en raison d’une perte de mémoire et de culture. On ne peut pas comprendre le Pape indépendamment de la culture dont il est le dépositaire. Cette culture est fondamentalement biblique et depuis 2000 ans il existe une tradition extrêmement riche que Joseph Ratzinger a explorée. Pour comprendre l’Eglise, il faut l’analyser selon son génie propre. On veut que l’Eglise corresponde à nos propres canons, nos propres hantises mais cela ne fonctionne pas comme cela. Néanmoins, cette difficulté de compréhension est très féconde. Comprendre qu’il y a un message qui nous échappe représente l’occasion d’approfondir les choses.

Eddy Fougier : Le message de l’Eglise sur l’évolution de la société, notamment sur l’économie, n’est pas nouveau. Le rôle de certains religieux et de certains courants progressistes de l’Eglise catholique dans le mouvement altermondialiste est évident. Les créateurs du Forum social mondial sont des catholiques, les mouvements chrétiens y jouent un rôle très important. Le comité catholique contre la faim et pour le développement, le Secours catholique ou encore Caritas international sont des acteurs majeurs de l’altermondialiste.

L’image de Benoît XVI a peut-être été entachée par une couverture médiatique mettant davantage l’accent sur des dérapages (réintégration des intégristes, questions pédophiles, le mariage des prêtres, l’ordination de femmes, etc…). On retiendra davantage ce discours que ceux sur l’économie et l’environnement. Déjà Jean-Paul II, lors du sommet du G8 de Gênes en 2001, avait soutenu les contre-manifestants. A l’époque l’évêque de Gênes avait même appelé à manifester. La position de l’Eglise sur le capitalisme est plutôt critique.

Mais les gens se tournent moins vers l’Eglise car les dérapages sont plus visibles que les images des  JMJ ou des associations caritatives.

Est-elle insuffisamment présente sur les sujets de préoccupation contemporains ?

Gérard Leclerc : On ne peut pas faire ce reproche à l’Eglise. Benoît XVI a écrit une encyclique très importante, Caritas in veritate (la charité dans la vérité) dans laquelle il traite de la question économique. Cette encyclique a été écrite en pleine crise. Evidemment, le Pape ne donne pas des réponses immédiates. Malgré tout, il offre une analyse du système avec une critique de la spéculation et donne d’autres perspectives rappelant la nécessité de la gratuité et du don. De grands économistes ont travaillé sur sujet comme François Perroux. Cette dimension avait été complètement oubliée et Benoît XVI l’a en quelque sorte réhabilitée.

On ne peut donc pas dire que la pensée de l’Eglise est étrangère aux problèmes d’aujourd’hui. 

Pierre Rigoulot : Ce n’est pas à elle à trouver des solutions à la crise ! Sans doute peut-elle inciter à plus de compassion envers ceux qui souffrent et peut-elle rappeler que pour un chrétien tous les hommes sont frères. Mais l’évangile n’a pas de solution pour réduire la dette ou inverser la courbe du chômage. L’Eglise ne peut que rappeler ses idéaux et ses valeurs tout en sachant que par attachement au monde et par haine des gens aisés, des riches qui traverseront la crise sans trop de difficultés, la plupart des gens ne l’écouteront pas. La situation de l’Eglise catholique est ici un peu paradoxale : c’est elle qui a fait beaucoup pour qu’une certaine conception du Bien et du Mal s’impose, ainsi que le sens de la liberté et de la responsabilité individuelle. Mais avec ces données, cette grille de lecture si je puis dire, on accuse les patrons du Cac 40, les actionnaires, les propriétaires de yacht de luxe et les clients de Fauchon de tous les maux !

A l’inverse comment expliquer que le pamphlet de Stéphane Hessel, Indignez-vous !, très critiqué par ailleurs, a connu un tel retentissement ?

Pierre Rigoulot : On l’a critiqué mais qui lisait ces critiques ? A combien d’exemplaires ? Qui souhaitait en débattre ? Le monde est noir à cause d’affreux égoïstes ! Il faut revenir au programme du Conseil national de la Résistance et nationaliser ! Heureusement que nous avons eu en France un fort parti communiste  et qu’en Palestine il y a le bon Hamas pour s’opposer à la voracité israélienne  !  C’est à peu près tout le message de Hessel : une vingtaine de pages faciles à lire, pas chères, qui apportaient une solution alors que vous voulez soulever des problèmes, n’est-ce pas mieux ? Le pamphlet de Hessel, c’est un objet de grande consommation, comme la photo de Guevara !  Quelques images faciles, ça ne donne pas mal à la tête !

En réalité, sous l’impulsion du capitalisme des zones entières du monde sortent de la misère, l’espérance de vie s’allonge, tout le monde est revenu des nationalisations, y compris une grande partie de la gauche ; le rapport Goldstone qu’il utilise pour parler de Gaza a été remis en cause par son propre auteur et l’antisémitisme affleure dans plusieurs articles de la Charte du Hamas dont il comprend l’exaspération, mais qu’importe  !

Gérard Leclerc : Je ne veux pas entrer dans une polémique. J’ai rencontré Stéphane Hessel et j’ai beaucoup apprécié son souci des autres mais sa brochure ne m’a pas convaincu du tout. Elle correspondait à l’esprit du temps. L’Europe ne comprend pas à quel point la crise l’a précitée dans la pauvreté et la précarité et donc cette brochure est venue au bon moment. Il n’y a néanmoins pas dans cette brochure l’ampleur de pensée que l’on peut trouver dans les réflexions de Benoît XVI. Le Pape est un grand intellectuel qui a écrit de nombreux livres. Et il ne s’est pas seulement intéressé à la théologie mais aussi à la philosophie politique comme Tocqueville. Il comprend très bien les problèmes d’aujourd’hui. Pierre Morel, ancien ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, expliquait comment Benoît XVI avait « fait un carton » aux Etats-Unis et en Angleterre. Le discours qu’il a prononcé à Westminster devant tous les anciens Premiers ministres anglais était extraordinaire. Il ainsi complètement retourné l’opinion et la presse britannique grâce à sa finesse de compréhension du passé des peuples.

Eddy Fougier : A une époque, j’estimais que ce qu’il manquait au mouvement et au message altermondialistes était une figure semblable à celle d’Al Gore. Un personnage charismatique et consensuel. D’un certain point de vue, Stéphane Hessel a été le Al Gore de l’altermondialisme. Il a émis un certain nombre de critiques sur l’évolution du monde, sur le capitalisme, la précarité, les rapports de forces internationaux (malgré l’aspect controversé sur la question israélo-palestinienne). Il a véhiculé les valeurs de l’altermondialisme dans une version plus souriante et chaleureuse que celle de José Bové ou Attac. Sa démarche est la même que celle d’Al Gore qui a diffusé auprès du grand public, le discours écologiste. Cela a permis de populariser ces thèses. Les thèses de Stéphane Hessel sont celles défendues par les mouvements altermondialistes les plus « classiques ».

Finalement la force de Stéphane Hessel n’était-elle pas dans sa capacité à communiquer plutôt que dans les idées elles-mêmes ?  

Gérard Leclerc : C’est bien possible. Sa brochure était un coup de poing qui a rencontré l’opinion à un moment propice. Benoît XVI, ce n’est pas son style de donner des coups de poings, il a une pensée beaucoup plus élaborée et beaucoup plus complexe. Il ne fait pas de « coups médiatiques ».

Pierre Rigoulot : Tout à fait.  Hessel ne propose pas des idées. Il propose des slogans, des préjugés, des images toutes faites. La première d’entre elle n’est autre que l’indignation.  L’indignation n’est pas un critère de la justesse d’une idée. C’est tout juste une réaction spontanée. Mais ce petit bonhomme, âgé, au passé respectable, pouvait faire passer ses formules simples : un monde en noir et blanc ; des solutions simples pour passer de l’un à l’autre, ramassées dans une brochure  vendue pour quelques sous, votre sentiment (l’indignation) comme pendule infaillible, c’est de la bonne communication ou je ne m’y connais pas !

Comment l’Eglise peut-elle de nos jours parvenir à toucher les masses ? 

Gérard Leclerc : Je trouve que l’Eglise touche les masses. Le déclin de l’Eglise en France et en Europe est tout à fait relatif parce que j’observe un peu partout des masses de jeunes qui fréquentent les églises, qui se forment à une pensée exigeante. Je connais nombre d’églises combles le dimanche, tout comme les aumôneries étudiantes. Donnez-moi un exemple d’une institution aussi vivante que l’Eglise catholique en France ? Il n’y a qu’à voir le succès de la manif pour tous.

Ceux qui enterrent l’Eglise avec jubilation risquent d’avoir des surprises.

Pierre Rigoulot : Sans doute surtout par l’aide fraternelle qu’elle peut apporter à ceux qui sont dans le besoin – de pain, d’un toit, d’affection. Mais je crois à un profond divorce de la société occidentale et de l’Eglise. On peut espérer que sera reconnu par les intellectuels comme par les politiques le rôle des valeurs chrétiennes à l’origine de la civilisation occidentale. Mais le rôle de l’Eglise en tant que telle va encore diminuer. L’invasion de la musique facile à chaque pas que l’on fait et le développement de l’informatique rendent de plus en plus incongrues les images d’un pape, de l’institution qu’il dirige, des textes qu’on y défend. L’Eglise rappellera à l’avenir des traditions et des valeurs de fraternité et d’amour. C’est déjà bien, même si cela ne donne pas une solution aux crises mais, je le crains, cela ne parlera plus aux masses, même si l’Eglise fait sa propre révolution en permettant le mariage des prêtres ou en permettant la contraception.

Au-delà du bruit médiatique, que restera-t-il du pontificat de Benoît XVI ? Avons-nous tendance à le sous-estimer ?

Gérard Leclerc : Sans doute. Permettez-moi d’être un peu polémique. Les gens qui n’y comprennent rien, ils n’ont rien compris au film. En revanche, les gens qui ont les moyens de comprendre et d’apprécier, savent l’importance qu’aura eu cet homme. Et sa vie n’a pas commencé en 2005. Il a été l’un des principaux théologiens au cœur de Vatican II. Cet homme a une importance dans la vie de l’Eglise et dans le christianisme moderne que tous les historiens lui reconnaîtront.

Pierre Rigoulot : L’Eglise, que je maintiens sub specie aeternitatis, est de ce monde mais aussi autre que le monde. Ce message de Benoît XVI ne pourra pas être contredit. C’est une optique respectable mais peu prometteuse sur le plan du nombre de fidèles dans les pays développés. Mais l ’Eglise n’est ni un club à la mode ni un parti politique qui se présente aux élections avec des promesses faciles. Qui a dit, d’ailleurs, que le chemin du ciel était couronné d’épines ?

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