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Peut-on rire de tout ? Comme dirait Desproges : "C'est dur !"
Peut-on rire de tout ? Comme dirait Desproges : "C'est dur !"
©DR

Et vous trouvez ça drôle ?

Gilles Vervisch explique que le rire dépend de chaque individu et de chaque société. C'est pourquoi on ne rit pas de la même manière et des mêmes choses selon son caractère, son époque ou sa culture. Extrait de "Puis-je vraiment rire de tout ?" (1/2).

Gilles  Vervisch

Gilles Vervisch

Gilles Vervisch est agrégé de philosophie et enseigne au lycée Paul-Empile-Victor à Osny. Il est par ailleurs écrivain et animateur radio.

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Peut-on rire de tout ? Comme dirait Desproges : « C’est dur ! » Au fond, personne ne rit de tout ou plutôt tout le monde ne rit pas des mêmes choses. D’ailleurs, on pourrait bien retourner la question : pourquoi faudrait-il rire de tout ? Quelle est donc cette morale selon laquelle le bon goût exigerait de trouver quelque chose de drôle dans tout, tandis que ceux qui ne rient pas seraient forcément des gens tristes ou rabat-joie ? Même les « humoristes », qui, au nom de la liberté d’expression, revendiquent le droit de rire de tout, n’appliquent pas toujours ce principe à eux-mêmes, quand ils n’apprécient pas qu’on se moque d’eux. Mais qui aime qu’on se moque de lui ? La première limite du rire – et sans doute la plus indiscutable –, c’est le rire lui-même : la question n’est pas de savoir si on a le droit de faire rire au nom de la loi, de la morale ou de la religion. C’est bien plus simple : est-ce que ça fait rire ? Et si les gens ne rient pas, on ne peut pas leur demander de trouver ça drôle. « Vous trouvez ça drôle ? » Tout est dans cet étonnement qui exprime l’incompréhension et le caractère incommunicable du rire. D’ailleurs, il est toujours très dangereux d’annoncer : « Je vais vous raconter une histoire drôle. » Car l’attente de l’assistance pourrait bien être déçue : comment savez-vous qu’il s’agira d’une histoire drôle ? Ce sont les rires qui en décideront. Et si elle vous a fait rire, peut-être cette histoire ne fera-t-elle pas rire les autres.

Le rire est une réaction spontanée ou « mécanique », avons-nous dit. Il faudrait donc commencer par se demander ce qui déclenche le rire pour comprendre, peut-être, ce qui l’arrête. Nombreux sont ceux qui ont ainsi essayé d’étudier le mécanisme du rire : « du mécanique plaqué sur du vivant » pour Bergson, « une économie » pour Freud – peu importe, pour le moment, que l’on comprenne ce que ça signifie. Plusieurs penseurs comme Descartes ou Kant montrent que le rire est déclenché par une situation inattendue, incongrue, voire absurde, quand on voit un chevalier armé d’un poulet dans le film des Monty Python, Sacré Graal ! Ou quand Charlot mange une chaussure dans La Ruée vers l’or. Schopenhauer, qui explique un peu le rire de la même manière, en vient même à conclure : « Voilà, en abrégé, la vraie théorie du rire. » Mais au fond, il semble difficile, voire impossible de résumer « en abrégé » ce qui provoque le rire. Il y a tellement de techniques différentes qu’on aurait même du mal à en faire la liste : le burlesque, le comique de situation, l’humour noir, l’ironie, le comique visuel, les chatouilles aussi, bref, il y a de multiples manières de déclencher le rire et par suite, il doit sans doute y avoir de multiples mécanismes.

La vérité, c’est que le rire dépend de chaque individu et de chaque société : on ne rit sans doute pas de la même manière et des mêmes choses selon son caractère, son époque ou sa culture : on parle bien de l’ « humour juif » ou de l’ « humour anglais ». Il arrive qu’on se raconte une blague entre amis, et que quelqu’un s’immisce dans la conversation en nous demandant ce qui nous amuse : « Laisse, c’est une private joke, tu ne peux pas comprendre ! » Une « blague privée », parce qu’elle parle de quelqu’un qu’il faut connaître ou parce qu’elle se réfère à un souvenir que nous avons en commun. Et ceux qui ne l’ont pas vécu ne peuvent pas comprendre. Mais au fond, n’importe quel rire repose sur des références qu’il faut avoir pour trouver ça drôle. Ne serait-ce que les jeux de mots, souvent intraduisibles d’une langue à l’autre : « You make like the tree, you leave » (« Tu fais comme l’arbre, tu t’en vas », sauf qu’en anglais leave signifie aussi « feuille »). Pour traduire cette réplique de Retour vers le futur, on a donc choisi un jeu de mot équivalent : « Tu fais comme dans l’infanterie, tu te tires ailleurs » – évidemment, il y a mieux. Mais s’il n’y avait que les problèmes de langue : chaque société a son histoire et ses références culturelles. Si Desproges se permettait de rire des camps d’extermination, c’est que les sujets sensibles n’étaient pas les mêmes en 1986. À l’époque, on riait aussi beaucoup des sketchs de Michel Leeb qui imitait les Noirs : « Ce ne sont pas mes lunettes, ce sont mes narines, là dis donc. » Aujourd’hui, il se retrouverait directement au tribunal – alors qu’on tolère toujours très bien le rire à propos des Chinois. En bref, ce n’est peut-être même pas qu’on riait plus hier qu’aujourd’hui : simplement, les références n’étaient pas les mêmes et de ce fait les limites non plus. D’ailleurs, on remarque ainsi que le rire n’est pas si naturel que ça : il est spontané, certes – on rit automatiquement sans trop savoir pourquoi –, mais il dépend de notre culture et sans doute de notre éducation ou de l’histoire de chacun. Ce qui faisait rire hier ne fait plus rire aujourd’hui, et Elie Semoun arrive à faire rire avec son personnage de « Georges-André Gaillard », qui représente un humour ringard et dépassé. Mais peut-être finira-t-il de la même manière ? On ne peut donc pas rire de tout, et c’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de ces stand-up qui entendent faire rire avec la parole en se référant à des sujets très contemporains, comme la politique ou les débats de société : quand ces sujets ne feront plus débat, on ne trouvera plus ça drôle.

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Puis-je vraiment rire de tout ? (janvier 2013), Editions de l'Opportun

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