Cet étrange hobby : ils traquent les billets de banque pour savoir d’où ils viennent...<!-- --> | Atlantico.fr
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L’Eurobilltracker permet de pister n'importe quel billet sur la base des numéros de série qui l'identifient.
L’Eurobilltracker permet de pister n'importe quel billet sur la base des numéros de série qui l'identifient.
©Reuters

Money money money

Un site Internet permet de suivre à la trace les billets de banque. Vous le dépensez en Bretagne ? Qui sait s'il ne réapparaitra pas en Allemagne quelques jours plus tard... Suivre les billets, un hobby qui permet de voyager par procuration et de désacraliser l'argent.

Bruno Berken,Anthony Mahé

Bruno Berken,Anthony Mahé

Bruno Berken est directeur du Bipea (Bureau interprofessionnel d'études analytiques) et trésorier de l'Association européenne des EuroBillTrackers.

Anthony Mahé est sociologue au Centre d’études sur l’actuel et le quotidien.

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Où ira donc ce billet de 5 € avec lequel j’ai payé ma baguette ? Il est presque certain que jamais je ne le reverrai ! A moins qu’un site Internet puisse faire fi de cette fatalité. 175 000 internautes ont ainsi rejoint EuroBillTracker.com pour suivre à la trace les euros à travers le monde. Tout cela par simple curiosité et pour le divertissement. C’est le concept de la bouteille jetée à la mer appliqué aux billets !

L’Eurobilltracker fonctionne sur la base des numéros de série qui identifient chaque billet. L’utilisateur encode cette information sur le site et chaque fois qu’un autre utilisateur enregistre le même billet, il est alors possible de le suivre automatiquement tout le long de son parcours.

Créé il y a quatre ans par un informaticien français, Philippe Girolami, Eurobilltracker.com compte aujourd’hui plus de 175 000 utilisateurs, et presque 107 millions de billets ont déjà été encodés, pour une valeur faciale de 2 milliards d’euros. L’idée originale vient d’un site Internet américain “Where’s George?!”, ce qui signifie « où est Georges ? », le premier président des Etats-Unis, dont l’effigie est imprimée sur les dollars.

Futile, inutile, et donc indispensable

Chaque utilisateur enregistre sur le site le code court et le numéro de série qui identifient chaque billet d’euro. Si le billet a déjà été encodé par un autre utilisateur, le site renseigne l’heureux encodeur du trajet parcouru et du temps écoulé depuis le premier enregistrement du billet. On parle dès lors d’un « hit ». Quel plaisir enfantin de savoir, par exemple, que le billet reçu pour l’achat de votre journal a servi 250 jours plus tôt à payer son essence à un Luxembourgeois en vacances à Helsinki !

En résumé, EuroBillTracker est tout à fait futile et inutile ! C’est d’ailleurs ce qui peut expliquer son succès. Il n’y a rien à gagner, si ce n’est le plaisir de « jeter une bouteille à la mer », par le biais des billets de banque en circulation à travers toute l’Europe. Le site vous envoie un mail dès qu’un de vos petits billets a été repéré par un autre utilisateur quelque part dans le monde !

Plus sérieusement, le projet permet également de contrôler les numéros de série des billets et donc de vérifier leur authenticité.

Pourquoi donc participer à ce hobby si singulier ? Un billet de 50 euros, craqué pour l’achat d’un ticket de métro rapportera au mieux un billet de 5 euros et quatre billets de 10 euros, soit cinq potentialités de retrouver un billet d’un autre eurobilltracker. Derrière chaque achat se cache donc un voyage potentiel. Si les billets ne donnent pas toujours de « hit », ils sont relâchés pour d’autres achats dans l’espoir qu’un jour ils refassent surface, ailleurs. L'acte iconoclaste de transformer le sacro-saint argent en jeu est au centre de son plaisir.

Bruno Berken

L'avis d'Anthony Mahé, sociologue au Centre d’Etudes sur l’Actuel et le Quotidien (CEAQ)

Ce phénomène de l’Eurobilltracker appelle pour le sociologue que je suis trois commentaires :

Avant tout, à l’évidence, ce qui est au centre de ce hobby est moins l’argent en soi que la quête dont il est l’objet. L’imaginaire du voyage semble prédominer l’ensemble des évocations que cela peut susciter. A ce titre cela est comparable à certains égards au phénomène du « bookcrossing », un jeu communautaire qui consiste à chercher dans une ville donnée des livres cachés par d’autres personnes, une façon ludique et originale de partager ses lectures à travers une sorte de chasse au trésor qui en fait tout le charme. Des sites Internet sont dédiés à cela. L’imaginaire du voyage est par ailleurs un thème récurrent dans nombre de pratiques communautaires sur la toile.

Ensuite, il faut noter que l’argent fiduciaire, qui connut son succès en Europe au 17ème siècle, a longtemps été considéré comme un instrument neutre et rationnel car rendant interchangeable n’importe quelle marchandise. Le philosophe du début du 20e siècle Georg Simmel analyse le rôle de l’argent comme un processus de mise à distance du monde et des hommes entre eux, une organisation impersonnelle imposant un style de vie, celui de la Modernité et de l’individu autonome, seul et libre. En effet, l’argent est dans cette conception la forme d'objectivation et de distanciation avec les objets qui nous entourent et avec la nature la plus absolue. C’est grâce à cette neutralité que l'argent aurait une valeur universelle. Cette définition de l’argent prévaut également chez les économistes qui ne voient en l’argent qu’un instrument utilitaire destiné à l’échange commercial.

Ce que montre le phénomène Eurobilltracker est qu’au contraire l’argent peut avoir un rôle certes ludique mais également fondateur de lien social. Cette plateforme communautaire et collaborative montre comment l’argent en soi peut servir à générer une forme de lien social avec comme épicentre le partage d’un plaisir commun. L’argent acquiert une valeur différente de celle qu’il a dans l’économie. Cette valeur est sociale et émotionnelle. Il est parfaitement intéressant de voir comment l’homme trouve ici un moyen de se projeter dans le voyage des billets de banque en retraçant un réseau d’interactions qu’a connu un billet dont il a été le porteur. On pourrait aller jusqu’à dire qu’il y là une forme d’animisme contemporain, que l’on croyait réservé à certaines sociétés tribales, dont le mythe fondateur est raconté par l’histoire de chaque billet.

En cela et c’est mon troisième point, je ne retiendrais pas l’idée d’une désacralisation de l’argent ou d’une pratique iconoclaste, mais plutôt d’une nouvelle forme de sacralisation de l’argent. En effet, le jeu n’a d’intérêt que si on a touché et possédé un billet, c’est celui-ci que l’on traque. Le billet en question devient une sorte de relique quasi-religieuse qui nous emmène dans une quête de soi-même.

Ce phénomène permet de poser un débat plus philosophique : l’argent personnalisé, re-sacralisé, au cœur des relations humaines, voilà qui ne laisse pas de s’interroger sur la persistance des vieilles rengaines adressées à l’argent et sur son potentiel destructeur et anti-humaniste…

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