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Unilever teste la semaine de 4 jours en pleine crise économique du Covid. Mais la multinationale saura-t-elle éviter les pièges des 35h à la française ?
©JOHN THYS / AFP

A contre-courant

Mettant en avant la question de l’équilibre et du bien-être de ses salariés mais pas du tout celle du partage du travail, Unilever passe à la semaine de 4 jours sans réduction de salaire en Nouvelle-Zélande et envisage de le faire pour ses 150 000 salariés dans le monde.

Eric Heyer

Eric Heyer

Éric Heyer est Directeur adjoint au Département analyse et prévision de l'OFCE (observatoire français des conjonctures économiques - centre de recherche en économie de Sciences Po).

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Xavier  Camby

Xavier Camby

Xavier Camby est l’auteur de 48 clés pour un management durable - Bien-être et performance, publié aux éditions Yves Briend Ed. Il dirige à Genève la société Essentiel Management qui intervient en Belgique, en France, au Québec et en Suisse. Il anime également le site Essentiel Management .

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Philippe Crevel

Philippe Crevel

Philippe Crevel est économiste, directeur du Cercle de l’Épargne et directeur associé de Lorello Ecodata, société d'études et de conseils en stratégies économiques.

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Atlantico : En Nouvelle-Zélande, Unilever a décidé d'expérimenter la semaine à quatre jours en conservant un salaire identique. En pleine crise économique, ce pari n'est-il pas risqué ?

Xavier Camby : J'aime à penser que les dirigeants d'Unilever en Nouvelle-Zélande savent très bien ce qu'ils font. Le contexte économique et culturel de chaque pays peut considérablement varier. Les Néo-Zélandais semblent se rapprocher, dans leur perception du travail, des Hollandais, des Belges, des Allemands ou des Suisses. A titre d'exemple, il y a quelques années, un référendum fût entrepris, dont le propos était de généraliser pour tous les salariés du pays, une sixième semaine de vacances payées. La réponse du peuple consista en un refus net et massif, sans équivoque. 

Comme dans les pays évoqués et dans tant d'autres, le travail est considéré - et jadis pareillement en France - comme un grand avantage, un lieu de plaisir et de rencontre et l'authentique moyen de la liberté individuelle. Conférant de plus l'opportunité de participer à la création d'une valeur ajoutée à partager, d'un Bien Commun solidaire.
Sous l'effet d'une idéologisation constante et croissante, le travail est désormais perçu en France, par une majorité active et bavarde, comme un enfermement, une inhumaine contrainte, qu'il convient d'abolir au plus vite. Et la liberté ne pourrait s'exprimer que lorsque qu'il cesse. Les fins de semaines constituent alors un avant-goût, généralement frustrant du paradis rêvé, du nirvana qu'est la retraite, où enfin on peut vivre et consommer sans plus travailler. Ce qui est hautement immoral, si on y réfléchit bien.

Philippe Crevel : Une réduction du temps de travail avec maintien du salaire aboutit à une augmentation du coût du travail. En pleine crise économique, ce n’est certainement pas le meilleur moment pour prendre une telle mesure. Logiquement, la réduction du temps de travail accompagne des gains de productivité. Or, actuellement, ceux-ci sont nuls. La proposition d’Unilever intervient à contretemps. Pour une multinationale, le coût est évidemment plus supportable que pour des PME. L’objectif d’Unilever est de limiter les licenciements et d’améliorer son image.

Eric Heyer : L'un des intérêts de la réduction du temps de travail est de gagner en productivité horaire de la main d'œuvre. Quand on fait travailler le salarié un peu moins longtemps, il est un peu plus productif. Une partie du coût est absorbé par cette productivité et l'autre partie par un gel des salaires pendant un certain nombre d'années, comme ce qu'il s'est passé en France au moment des 35 heures. 

Généralement dans une semaine de 4 jours, il est possible de demander aux salariés en contrepartie de la réduction du temps de travail d'être plus flexible dans leurs horaires. L’entreprise propose alors à ses salariés des horaires atypiques pour pouvoir faire tourner ses équipements en continu.

Unilever invoque le bien-être de ses salariés, censé garantir une meilleure producitivté. En France, la mise en place des 35 heures a-t-il vraiment débouché sur un mieux-être des employés et donc une meilleure productivité ?

Xavier Camby : Toutes les expériences concrètes et objectives le démontrent : il existe une très forte corrélation entre le Bien-être (authentique, c'est à dire psychique et physique) et la vraie performance (efficacité, création d'une authentique valeurs ajoutée, efficience, innovation et audace). Je l'observe tous les jours, dans un pays où beaucoup, par choix, ne travaille déjà que 4 jours par semaine et parfois à 50% en télétravail : leur productivité horaire augmente ! Vitrifiée dans ses croyances d'un autre siècle, contraignant par idéologie plutôt que libérant par pragmatisme, la France laborieuse à beaucoup souffert et souffre toujours d'avantage de cette utopie, au masque généreux : diminuer le volume de travail individuel pour théoriquement mieux le partager s'est montré concrètement ruineux. C'est le travail qui crée la richesse et donc génère l'emploi. Nos amis suisses travaillent 42,5 heures par semaine et ont, de ce fait, le plus haut niveau de vie d'Europe (à l'exception peut-être d'artificiels paradis fiscaux pour millionnaires, comme Monaco).

Philippe Crevel : Les 35 heures ont permis des gains de productivité au moment de leur lancement, les entreprises jouant notamment sur l’annualisation du temps de travail pour améliorer leur processus de production. Depuis une dizaine d’années, en revanche, les gains de productivité se sont taris. La réduction du temps en déshumanisant les relations professionnelles a dégradé les conditions de travail. La pression sur les rendements s’est accrue. Il en résulte une augmentation des burn out. Il y a moins de liens, d’interactions physiques. Les 35 heures ont également incité les entreprises à se robotiser et se digitaliser.

Eric Heyer : Pas forcément, ça peut arriver dans certaines entreprises mais ce n'est pas globalement le cas. Cette productivité ne se traduit pas forcément par du bien-être, au contraire. On l'a observé en France pendant les 35 heures, on a pressé les salariés pour qu'ils fassent le même travail en moins d'heures, ce qui aboutit à une hausse du stress au travail. 

L'idée d’Unilever est de dire qu'au lieu d'avoir deux jours de repos par semaine, ses salariés en ont trois, donc ils ont plus temps pour leur famille et leurs loisirs. Sauf que les quatre jours de travail peuvent être quatre jours d'intensité où le stress est plus fort. C'est un équilibre entre le stress au travail d'un côté et trois jours de repos de l'autre.

Depuis 20 ans en France, quelles leçons a-t-on tiré des 35 heures ? Sur le risque économique, sur l'impact sur les inégalités ?

Xavier Camby : Aucune ! Le chômage des jeunes gens, l'accès impossible au travail salarié stable, le hordes de travailleurs "pauvres" ou en situation de précarité n'ont cessé d'augmenter ! Les cadres, exemptés du bien étrange "privilège" des 35h00, ont majoritairement été contraints de travailler beaucoup plus, souvent au détriment de leur bien-être, voire de leur santé.

Philippe Crevel : Les 35 heures ont changé la trajectoire de l’économie française en accentuant son déclin. Si avant 2003, la France dégageait un excédent commercial, ce ne fut plus jamais le cas depuis. Après un petit bond de productivité lié à la rationalisation imposée par la réduction du temps de travail, les gains se sont étiolés tout comme la croissance potentielle. Les 35 heures ont contribué également à la dégradation des comptes publics, masqués un temps par le retour de la croissance.

La rupture est également nette vis-à-vis de l’Allemagne. A compter de 2003, sous l’impulsion de Gerhard Schröder, notre partenaire opte pour une politique de réduction des prélèvements sur le travail, sur une plus grande flexibilité de l’emploi et sur un retour à l’équilibre des comptes publics. L’Allemagne qui avait été en pointe dans les années 80 pour la réduction du temps de travail fait machine arrière. La France, comme en 1981, est alors à contre-temps.

Sur le plan de l’emploi, les études sont disparates, Est-ce que les 35 heures ont créé 200 000 ou 300 000 emplois ? Nul ne peut l’affirmer. En outre, c’est la croissance mondiale qui a permis la décrue du chômage et non les 35 heures. Ce qui est certain c’est que le taux d’emploi est inférieur de celui de l’Allemagne et de la moyenne de la zone euro. ? Ce qui est également certain, c’est que le taux de chômage est resté plus important en France que dans la majorité des autres pays européens. Ramener l’économie a un gâteau à partager a été une erreur économique majeure qui n’a pas pu être corrigée depuis.

Les 35 heures ont également modifié le rapport des Français au travail. La gestion des RTT est devenue un sport tout comme celle de réaliser des réunions. Les Français sont de plus en plus nombreux que le travail n’est pas un facteur de réalisation individuelle et collective. Le travail est devenu secondaire d’autant plus qu’il est mal rémunéré. Les 35 heures ont eu, en effet, comme conséquences, la stagnation voire la régression des salaires en prenant en compte l’inflation. Elles ont profité plus aux cadres qu’aux ouvriers et aux employés. Le monde du travail s’est segmenté sous l’effet des 35 heures. Des salariés refusent de prendre des responsabilités par crainte de peur leurs RTT. Les indépendants, les professions libérales, les cadres supérieurs ont été les perdants de cette opération en supportant bien souvent un surcroit de travail en raison de la moindre disponibilité de leurs équipes. Dans les PME et les TPE, la gestion des 35 heures a été et reste complexe.

Les 35 heures ont accéléré les délocalisations. La désindustrialisation a été moins forte chez nos partenaires qu’en France. Elles ont aussi condit à l’essor des petits boulots sous forme de travail indépendant. Certes, ce type d’emplois existe à l’étranger mais leur essor a été plus rapide en France après l’adoption des lois Aubry.

Eric Heyer : Les grands mécontents des 35 heures ont été les ouvriers. Si vous maintenez leur salaire mais que vous enlevez les heures supplémentaires, c'est une rémunération en moins pour eux. Et beaucoup d’ouvriers se servaient des heures supplémentaires pour mettre du beurre dans les épinards. Quand vous êtes ouvrier, vous préférez travailler un peu plus pour gagner un peu plus. On leur a dit qu’ils allaient gagner une demi-journée de repos par semaine mais si le salaire reste le même ils y perdent en rémunération à cause de la suppression de leurs heures supplémentaires. En revanche, c’est dans la classe ouvrière qu’on a créé le plus d’emplois. Chez les cadres c'est plus mitigé. Certains cadres ont pu y gagner avec les RTT. D'autres ont vu le stress au travail augmenter.

Comment Unilever pourrait-il éviter ces pièges ?

Xavier Camby : Je ne vois pas de quels pièges vous voulez parler. S'il s'agit d'éviter les erreurs françaises, je suis bien assuré que le monde entier, y compris en France, beaucoup de dirigeants économiques en sont informés, les connaissent très bien et sauront les éviter à l'avenir. Il n'existe pas à ma connaissance une contre-culture de lutte des classes en Nouvelle-Zélande, mais bien plutôt une grande cohésion sociale, un vrai goût pour la création responsable de richesse et une authentique solidarité citoyenne. Cette expérience d'Unilever, si elle se révèle positive, sera sans doute pragmatiquement proposée par ce géant économique mondial, dans d'autres pays où les gens aiment travailler. 
Pour finir, j'ai toutefois une très grande confiance dans nos jeunes gens : ayant de plus en plus souvent l'expérience du travail à l'étranger, sans aucune illusion sur les nirvanesques promesses d'une bien hypothétique retraite ou des utopies de l'Etat providence, ils sauront inventer un autre avenir, une autre façon de percevoir le travail et de l'effectuer.

Philippe Crevel : La gestion du temps de travail ne doit pas être réglée de manière autoritaire. Il faut de la souplesse, de l’adaptation en fonction des besoins des entreprises et des salariés. En période de crise, il est envisageable de réduire le temps de travail et de consacrer plus de temps à la formation. En cas de reprise, il faut pouvoir relever le temps de travail. Par ailleurs, une modulation du temps de travail pourrait être imaginée en prenant en compte, par exemple, que les jeunes parents doivent consacrer un peu plus de temps à leurs enfants et que les plus de 55 ans peuvent avoir besoin d’un peu plus de repos. Un système assurantiel permettrait de lisser le coût pour les entreprises. Les salariés pourraient cotiser avec leur employeur à une assurance leur permettant de financer la réduction de leur travail en fonction de leurs besoins.

Eric Heyer : Si vous maintenez les salaires et que vous baissez de 20 % le temps de travail, il faut gagner 20 % de productivité sinon l’entreprise est perdante. Unilever mise sur le fait que le salarié va travailler 20 % mieux que les années précédentes. C'est un pari. 

En France, on a non seulement gelé les salaires mais aussi donné des aides aux entreprises pour que l'augmentation du salaire horaire ne pénalise pas trop l'entreprise. Si le coût de l'entreprise augmente, elle risque de perdre en compétitivité. L'entreprise peut réduire ses dividendes et ses marges pour que les employés soient bien dans leur peau mais généralement, derrière ce type d'accord, il y a un objectif de gain de productivité et une demande de flexibilité faite aux salariés. 

Si cette semaine 4 jours est décidée au niveau national, la question de la compétitivté ne se pose pas. Mais si une seule entreprise se lance là-dedans c'est qu'elle sait, au fond, qu'elle ne va pas perdre en compétitive. Peut-être qu’Unilever pense qu'en ayant des salariés en meilleur forme ils seront plus productifs et qu'en offrant ce cadre de vie ils seront plus attractifs et pourront recruter de meilleurs employés. Si les salariés sont meilleurs, la productivité y gagne également.  

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