Immigration illégale : traduire Matteo Salvini devant les tribunaux est-il vraiment une bonne idée ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Matteo Salvini immunité Italie migrants immigration
Matteo Salvini immunité Italie migrants immigration
©TIZIANA FABI / AFP

Politique migratoire

Matteo Salvini, ancien ministre de l’Intérieur italien, pourra être convoqué à un second procès pour avoir bloqué des migrants en mer. Le Sénat italien a voté, le jeudi 30 juillet, la levée de l’immunité parlementaire du chef de la Ligue, ouvrant la voie à son renvoi en justice dans cette affaire.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico.fr : Le procès intenté par les magistrats italiens à l'encontre de l'ancien Ministre de l’Intérieur du pays Matteo Salvini pour sa gestion de l'immigration illégale sur le territoire ne risque-t-il pas de lui profiter tant sur le fond que sur la forme ? 

Christophe Bouillaud : Effectivement, cette levée de son immunité parlementaire par le Sénat italien dont il est membre pourrait lui profiter.

D’une part, si un procès a bien lieu, Matteo Salvini aura beau jeu de souligner que la politique de refus d’accostage qu’il a mis en œuvre à l’encontre de certains navires ayant sauvé des migrants en Mer Méditerranée correspondait à une politique du premier gouvernement Conte (2018-2019), où son propre parti, la Ligue, était alliée avec le Mouvement 5 Etoiles (M5S). Inversement, les responsables M5S au gouvernement à l’époque diront sans doute le contraire, et appuieront la thèse d’un cavalier seul du Ministre de l’Intérieur sur ce sujet. Il faut préciser qu’en Italie, contrairement à la France contemporaine où les ministres ne sont plus que des factotums de la Présidence de la République, les ministres ont encore beaucoup d’autonomie dans le Ministère qui leur échoit. Il y a donc là un vrai débat de fond à mener devant les juges : dans quelle mesure s’agissait-il d’une initiative du Ministre seul ou du Ministère Ligue/M5S en entier ? 

D’autre part, Matteo Salvini appartient à la droite italienne. Or celle-ci s’est construite depuis 1994 sur une théorisation de l’intervention toujours politisée des juges dans la vie politique. C’est bien sûr Silivio Berlusconi qui est le père de cette doctrine selon laquelle un juge est toujours « rouge » quand il vous impute quelque délit que ce soit, y compris d’ailleurs quand ce juge, comme personne, est bien connue par ailleurs pour avoir des sympathies de droite, voire néo-fascistes. Un juge neutre politiquement ne pourrait pas vous accuser sans être membre d’un complot, puisque, par définition, vous êtes innocent. Un homme de droite en Italie se présente donc toujours comme victime d’un complot, et il est très rare que l’un d’entre eux ne se batte pas jusqu’au-delà du raisonnable pour défendre son innocence même quand il est découvert les deux mains bien enfoncées jusqu’au coude dans le pot de confiture.  Donc Matteo Salvini pourra bénéficier auprès du « peuple de droite » de cet aura de victime des « juges rouges », dont Berlusconi a si bien su user depuis un bon quart de siècle. Par contre, cela éloignera de lui beaucoup de cet électorat qui a voté M5S en 2013-2018 pour rétablir le sens de la légalité en Italie. 

Si le droit italien changeait et devenait très dur pour les immigrés ou les migrants, que resterait-t-il comme fonction aux ONG, policiers ou aux magistrats du pays ? 

Dans ce cas, si j’ose dire, chacun ferait son métier. Les policiers appliquent les directives de leur Ministre de l’Intérieur. Les juges appliquent le droit en vigueur. Probablement, si le droit italien devenait contradictoire avec les engagements de l’Italie en matière de droits des réfugiés, de droit international de la mer, ou de droit des étrangers, des juges demanderaient à vérifier la légalité des mesures votées et appliquées par le pouvoir. Cela est déjà arrivé quand des mesures prises en 2008-2011 sous l’impulsion d’un autre Ministre de l’Intérieur, Roberto Maroni, lui aussi membre de la Ligue, ont été déclarées inconstitutionnelles. Bien sûr, jusqu’ici aucun pouvoir en Italie n’a osé jeter à la mer les engagements internationaux de l’Italie en matière de droits de l’Homme, qui ont été pris par l’Italie républicaine après 1946. Il est vrai qu’une telle césure supposerait de sortir du « camp occidental » tel qu’il se définit aujourd’hui encore. 

Quant aux ONG, elles ne cesseraient pas d’insister pour que les gouvernements italiens respectent les engagements que l’Italie a pris comme Etat membre de la communauté de valeurs occidentale dans la suite de la Seconde guerre mondiale. 

Que révèle ce conflit entre Matteo Salvini et la magistrature italienne des valeurs européennes sur les questions migratoires ?

A mon sens, ce conflit reflète le fait que nos sociétés, pas seulement l’Italie, mais aussi la France, le Royaume-Uni, les Etats-Unis, etc. vivent sur une contradiction de fond. Elles se veulent en effet les héritières des valeurs libérales et humanistes des vainqueurs occidentaux de la Seconde guerre mondiale. Dans ce cadre, celui de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948, et de tout ce qui s’en est suivi en matière de droit européen et international, tous les hommes ont une égale dignité, une égale valeur. Tout homme mérite donc d’être sauvé et doit l’être dans la mesure du possible. C’est d’ailleurs ce qu’on enseigne aux enfants. 

Or, face à cette régulation internationale que les Etats se sont donnés après 1945 dans le cadre de la refondation d’un ordre plus juste et plus humain, une grande part des populations de nos Etats occidentaux  n’est plus du tout prête à accepter les conséquences pratiques de ces choix moraux faits après 1945. Nous nous étions alors faits un devoir d’accueillir les réfugiés pour ne pas revivre un drame comme celui connu par les Juifs persécutés en Allemagne ne pouvant fuir ce pays faute de pays prêts à les accueillir et finalement massacrés par le régime nazi.  Aujourd’hui, face aux vagues migratoires, le fardeau parait à beaucoup trop lourd, trop couteux, ou, surtout, trop dangereux. Ne sont-ce pas là en effet de fanatiques mahométans qui viennent, soi-disant, se réfugier chez nous ? On tend aussi à nier le danger que court l’autre à rester dans le pays qu’il cherche à fuir. Après tout, les rues de Paris sont-elles plus sûres que celles de Kaboul ou de Damas ? Un Matteo Salvini exprime à plein ce refus de l’accueil, tout en prétendant hypocritement respecter les valeurs d’après 1945.  Il faut bien dire qu’il n’est pas le seul. Ce refus de l’accueil, sous vernis de respect du droit international des personnes fuyant le malheur d’être nées sous une mauvaise étoile, est devenu la politique ordinaire des gouvernements occidentaux. L’Australie est sans doute le meilleur modèle de cette hypocrisie avec sa politique d’enfermement des migrants dans des îles, hors droit australien, pour dégouter qui ce soit d’approcher le pays sans y être invité.

Il y a toutefois contradiction, hypocrisie. Les migrants ne sont pas abattus sans autre forme de procès à la frontière, ce qui constituerait sans doute la dissuasion ultime. On construit donc des murs, on déploie des réseaux de fils de fer barbelés, on essaye que les navires des ONG qui les sauvent de la noyade en Mer Méditerranée n’accostent pas, on bricole en somme, et, à la fin, il y a procès.  

Il faut donc espérer que ce procès de Matteo Salvini sera l’occasion d’un débat public en Italie sur la question des migrations, de ce qui est dû ou non à autrui quand il est en détresse. 

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