#JusticePourAdama contre #JusticePourAxelle : est-il encore temps d’éviter la guerre civile ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Justice pour Adama manifestation
Justice pour Adama manifestation
©KENZO TRIBOUILLARD / AFP

Responsabilités politiques et médiatiques

Axelle, une jeune aide-soignante de 23 ans, a été tuée par un chauffard dans la nuit du 18 ou 19 juillet 2020 à Lyon. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses personnes ont appelé à ce que les identités des responsables soient révélées. Un mot-clef #OnVeutLesNoms a été massivement partagé sur Twitter.

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Frédéric Mas

Frédéric Mas

Frédéric Mas est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef de Contrepoints.org. Après des études de droit et de sciences politiques, il a obtenu un doctorat en philosophie politique (Sorbonne-Universités).

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Atlantico.fr : La violence qui s’est emparée de l’espace public français  a une fois de plus trouvé trouve son relai dans la sphère numérique, notamment dans les réseaux sociaux. La mort d’une jeune femme, Axelle Dorier, aide soignante renversée par deux chauffards lors d’une course automobile dans le centre-ville de Lyon est devenue l’occasion d’une rivalité entre pro-Adama et pro-Axelle réclamant chacun justice pour leur camp. La société française est-elle au bord de la guerre civile ?

Frédéric Mas : La spirale de la violence ne pourra s’enrayer que par une prise de conscience des pouvoirs publics, qui depuis des années négligent sa mission essentielle, la protection des citoyens. Autant les dépenses pour la sécurité sociale ou la décentralisation ont explosé, autant celles pour la justice ou la police sont ridicules comparées à celles de nos voisins européens. La faute a un Etat qui à force de grossir ne sait plus hiérarchiser ses priorités, et se trouve désormais, tel Gulliver prisonnier des lilliputiens, pressé de répondre aux groupes d’intérêt et aux factions qui ont colonisé son grand corps malade et qui réclament de l’attention et de l’argent public.

Ici, c’est l’ensauvagement d’une partie de la délinquance qui est pointé du doigt par les uns, les violences policières par les autres. Dans les deux cas, on reproche à la justice de faillir à sa mission, par laxisme ou même par racisme. La violence de la mort d’Axelle Dorier a suscité une émotion légitime dans une partie de la population, et tout comme l’affaire Traoré, elle s’alimente d’un désir de reconnaissance adressé à l’Etat et aux médias.

Les deux cas ne défendent pas la même conception de la justice, et reposent sur des intuitions morales différentes qui peuvent se choquer les unes les autres. Pour les pro Adama, l’exigence de justice est sociale. Elle doit se traduire par une égalité de résultat : peu importe les moyens et les procédures, les victimes des violences policières doivent obtenir des réparations symboliques, voire matérielles. Pour les pro Axelle, l’exigence de justice est procédurale. On demande à la justice de satisfaire aux principes formels de l’Etat de droit et de l’égalité devant la loi.

Les réseaux sociaux se font le théâtre d’une compétition victimaire entre deux France parallèles, deux France parmi la multitude d’archipels qui constitue désormais notre société selon l’analyse de Jérôme Fourquet. Comment se fait-il que les médias et les politiques se penchent sur l’Affaire Traoré et que personne ne bouge pour celle de cette jeune fille ? Comment se fait-il qu’on glorifie Assa Traoré et qu’on laisse des chauffeurs de bus ou des promeneurs se faire tuer ? On assiste au même phénomène de « polarisation affective » qu’aux Etats-Unis après l’élection de Donald Trump, où les lignes de fracture se creusent de plus en plus entre droite et gauche, peuple et élites, métropoles et périphéries, groupes raciaux et groupes culturels devenus concurrents voire hostiles.

Il y a toutefois une différence fondamentale entre l’affaire Traoré et celle Axelle Dorier. Autant la première a bénéficié d’une couverture médiatique et politique extrêmement large et bienveillante, autant la seconde n’existe que grâce aux réactions « bottom up » des internautes qui se sont faits « lanceurs d’alerte » auprès d’une classe médiatique et politique qui d’ordinaire occulte la violence quotidienne que subit la « France d’en bas ». D’un côté, nous avons une cause portée par des entrepreneurs identitaires organisés qui ont l’oreille du pouvoir et des médias, de l’autre, une cause qui pour l’instant n’est portée par aucune organisation. C’est d’ailleurs ce qui peut alimenter le ressentiment des « pro-Axelle » contre les « pro-Adama ». Le combat identitaire des Traoré, parce qu’il est bien mieux organisé et donc mieux relayé, impacte beaucoup plus le monde politico-médiatique que celui de la justice ordinaire.

Bertrand Vergely : Afin de comprendre ce qui se passe, il convient de ne pas commettre de confusions. 

Depuis la Révolution Française, la société française est divisée. Cette division, qui a commencé par mettre aux prises la Révolution et l’Ancien Régime, a pris la forme d’une opposition entre la République et la monarchie, puis entre le la gauche socialiste et communiste et la droite républicaine, puis entre la gauche et la droite.  En acceptant le jeu démocratique et le principe de l’alternance au pouvoir, la gauche et la droite ont évité que la France ne bascule dans une guerre civile. Aujourd’hui, un phénomène nouveau est en train de se produire. 

Des jeunes issus de l’immigration cherchant leur identité sont tentés soit par le radicalisme islamiste soit, plus récemment, par un antiracisme virulent. Par ailleurs, à droite, on voit se dessiner un mouvement de jeunes prêts à réagir frontalement à l’antiracisme exacerbé. Il s’agit là d’un phénomène nouveau qui déborde le traditionnel clivage gauche-droite. 

Si la question de l’immigration est un point de clivage entre la gauche et la droite,   quand cette question est mise sur le tapis, gauche et droite respectent le jeu démocratique en n’ayant pas l’intention d’en venir aux mains. Avec ce qui est en train de se produire du fait des jeunes, il en va autrement. 

Le ton étant en train de monter, la question devient de plus en plus violente. Bien que les pouvoirs publics fassent tout pour que la société française ne bascule pas dans des conflits identitaires, communautaires et raciaux, un certain nombre de jeunes n’entendent pas régler la question identitaire dans un cadre démocratique. 

Pour diverses raisons, il y a, dans la société française des difficultés d’acceptation.  Générant des difficultés d’intégration, celles-ci  attisent en retour des difficultés d’acceptation.  Un phénomène de boule de neige se créant, des opportunistes radicalisés n’ont alors pas de mal à faire flamber les esprits afin de se servir de cette flambée comme d’un levier de pouvoir. D’où l’apparition de mini-foyers de guerre civile pratiquant une violence verbale et idéologique tout en étant de plus en plus attirés par la violence. 

Il s’agit là d’un phénomène inquiétant. Dans le cas de la mort d’Axelle Dorier une complication supplémentaire apparaît puisque deux cas de figures sont possibles.

 Premier cas de figure. Axelle Dorier est tuée par deux chauffards. Les réseaux sociaux sous le coup de l’émotion réagissent vivement. Trouvant qu’on en parle trop et que l’on risque d’oublier le cas d’Adama Traoré, les partisans de ce dernier se saisissent de l’affaire pour renverser la vapeur. Les mouvements antiracistes avaient déjà utilisé l’affaire Floyd aux États-Unis pour faire parler d’eux. Une fois de plus, ils détournent l’actualité pour qu’on les entende. 

Deuxième cas de figure possible. Les chauffards s’avèrent être des jeunes de banlieue voire des jeunes issus de l’immigration. La droite et l’extrême droite se saisissent de cette affaire pour pointer une fois de plus de l’actualité afin de mettre  la question de l’immigration et de l’insécurité sur le devant de la scène médiatique et politique. Les mouvements antiracistes réagissent contre en remettant sur la table la mort d’Adama Traoré. 

Pour ce que l’on devine actuellement, dans ce qui se passe, on a affaire à ces deux phénomènes. 

Pour l’heure, la société française est partagée. D’un côté, il existe une volonté d’apaisement. Les pouvoirs publics n’ayant nullement l’intention de se laisser déborder, les mouvements de radicalisation sont très surveillés. En outre, la société française, qui est globalement responsable, n’a nullement l’intention de se laisser embarquer par ce qu’elle considère comme une dérive de certains jeunes. Même chose pour la diversité ethnique, religieuse et culturelle, qui n’a ni envie ni intérêt à ce que les choses s’enveniment. Néanmoins, les extrêmes ont tendance à se durcir, si la droite se droitise, l’antiracisme devient de plus en plus agressif la gauche autour de la France insoumise se gauchise. 

Les partis politiques et les medias ont-ils une responsabilité dans la radicalisation de l’opinion publique ? 

Frédéric Mas : La politique en démocratie, quand elle prend un tour identitaire, devient dangereusement polarisante. Dans la compétition identitaire qui se joue entre les clans et leurs différentes conceptions de la justice, les écuries politiques ont tendance à choisir les casaques les plus susceptibles de les porter au pouvoir.

Au fond, peu importe si telle ou telle cause est juste : si elle est populaire et portée par une émotion relayée par une frange notable de la population, il devient politiquement intéressant de la soutenir pour bénéficier du prestige à lui être associé. Ce n’est pas tant Assa Traoré que le symbole qu’elle représente que ses défenseurs soutiennent. Ce choix préférentiel pour la cause la plus électoralement porteuse crée mécaniquement des frustrations et d’autres offres sur le marché politique afin de satisfaire les coalitions identitaires concurrentes. On se souvient de François Hollande se penchant au chevet de Théo, « victime » de violences policières qui s’est révélé après enquête ne pas être si victime que ça.

Notons également que pour la classe politique, il est moins coûteux politiquement de flatter ces passions pour la justice que de réformer réellement l’institution judiciaire pour qu’elle fonctionne pour tous les citoyens. Surfer sur l’indignation publique pour se faire valoir mobilise et suscite l’adhésion, les réformes de fond ne sont estimées que par une minorité d’électeurs éclairés.

La responsabilité des médias dans la radicalisation de l’opinion publique se présente sous plusieurs aspects. Il y a d’abord celle d’une fraction de la classe médiatique, celle des éditocrates pour reprendre l’expression consacrée, qui tend à épouser les biais idéologiques et moraux du pouvoir politique qu’elle fréquente. Ses principaux représentants, en minorant l’expérience ordinaire de la France périphérique, notamment quand elle est confrontée à la violence, alimentent mécaniquement les frustrations.

Il y a ensuite les réseaux sociaux qui permettent l’expression directe des citoyens sans ce filtrage éditorial honni, qui peuvent se révéler être le théâtre des pires scènes de populisme numérique. La cancel culture pourrait-elle exister sans twitter ? Mobiliser les foules sur internet pour harceler et menacer n’est possible que parce que le média le rend possible.

Bertrand Vergely : Il convient là encore de remettre les choses dans leur contexte. 

S’agissant de la politique, l’extrême gauche et l’extrême droite ont intérêt à radicaliser le débat et ils ne s’en privent pas. Plus le débat se radicalise, plus il leur est facile de s’ériger en rempart pour les uns contre le racisme et pour les autres contre l’immigration.   Dans le même temps, les radios, les télévisions et les  journaux qui ont une forte audience nationale et qui veulent conserver cette audience ont intérêt à la radicalisation.  Néanmoins, ce jeu s’avérant dangereux, il a des limites. 

Un parti comme celui de la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon tient et aime tenir des propos extrêmement radicaux. Toutefois, quand dans la rue la violence se déchaîne et devient inquiétante, ce parti clame haut et fort son attachement à la loi et à la République.  Si la France insoumise entend gouverner ce pays, elle ne peut pas ne pas respecter la loi et les institutions. Quand on veut le pouvoir, il faut respecter les instituions qui organisent le pouvoir. Quand on aspire à changer les lois, on commence par respecter la loi. 

En outre, la radicalisation trouve très vite ses limites.Résolument hostile au Rassemblement National, la gauche a persuadé toute la politique ainsi que les medias que celui-ci était le problème majeur de la société française. Résultat : tout se déterminant par rapport au Rassemblement National, celui-ci est devenu ce qui dirige toute la politique. La gauche voulait éliminer le Rassemblement National. Elle est devenue son meilleur allié. En faisant de lui l’ennemi public numéro un, elle a fait de lui le parti politique numéro un. D’où un paradoxe. Si la gauche veut pouvoir se débarrasser du Rassemblement national, elle a intérêt à modérer la chasse qu’elle entend lui faire. Ce qu’elle finit par faire. 

De même, résolument hostile à l’immigration, la droite a persuadé toute la politique ainsi que les medias que celle-ci était le problème majeur de la société française. Résultat : tout se déterminant par rapport à l’immigration, celle-ci est devenue ce qui dirige la politique. La droite voulait éliminer l’immigration. En faisant d’elle l’ennemi public  numéro un elle a fait d’elle l’avenir de la France. Se rendant compte de ce phénomène, la droite est obligée de calmer son discours anti-immigration. 

Quand on vit dans un monde d’échanges, les échanges finissent par réguler les attitudes. Si on veut être crédible, il faut calmer son propre discours. D’où un paradoxe. Les medias et les partis politiques qui ont intérêt à attiser les extrêmes pour faire de l’audience et séduire les électeurs sont obligés d’être les premiers à faire baisser la pression qu’ils ont contribué à installer s’ils veulent pouvoir durer. 

Comment revenir à un dialogue social apaisé ? 

Bertrand Vergely : Il y a trois choses à faire. Il faut que la politique reprenne le contrôle de la République. Actuellement, ce n’est pas le cas. Ces dernières années une expression forte est venue résumer ce qui se passe : les territoires perdus de la République. Le pouvoir politique ne contrôle plus ce qui se passe dans un certain nombre de villes, de quartiers, de banlieue, de cités. Des choses qui ne s’étaient jamais vues se produisent comme par exemple le cas de ce jeune pompier qui s’est fait tirer dessus à balle réelle en venant éteindre un incendie de voiture dans une cité. Il faut que la loi soit respectée partout. C’est à la politique de la faire respecter. Le respect de la loi est la  seule façon de luter contre les extrêmes. Tant qu’il y aura des territoires perdus de la République où la loi n’est pas respectée, les extrêmes feront la loi et il n’y aura pas de paix.  

Il faut par ailleurs que la parole politique se fasse à nouveau entendre. Actuellement, celle-ci est inaudible. Noyée dans le vacarme des opinions confuses, plus personne ne sait qui dit quoi à propos de quel sujet. Seule la parole politique expliquant haut et fort ce qu’est la radicalisation, pourquoi elle est dangereuse, pourquoi il faut lui faire barrage et comment il va lui être fait barrage peut calmer les esprits. Il y a une expression qui dit bien ce qu’elle veut dire : « Trouver à qui parler ». Les jeunes tentés par la violence se calment quand ils trouvent quelqu’un à qui parler. Pour l’heure on se le demande : où est le politique capable d’être celui qui sait parler en étant celui à qui parler ? 

Enfin, il y a une question de culture. Si tout tend à se noyer dans le brouhaha des opinions confuses tout tend à se noyer dans le brouillard des cultures multiples et des valeurs toutes aussi multiples. Sur des choses fondamentales, il ne peut pas y avoir trente six cultures et trente six valeurs. Il ne peut y avoir qu’une culture et qu’une valeur qui au demeurant n’est plus une valeur mais un principe : à savoir celui qui rappelle qu’il y a de l’inacceptable, de l’intolérable et du non négociable. On ne plaisante pas avec la violence. La violence est de l’intolérable, de l’inacceptable et du non négociable. Cela doit s’apprendre sans cesse. Paul Ricoeur, que notre président affectionne, disait qu’il n’y a pas de solution à la question de la violence parce que celle-ci est et doit être la question constante de tout le monde. De la naissance à la mort, il revient à tout le monde d’apprendre sans cesse à être absolument sérieux en ce qui concerne l’existence en disant constamment non à la barbarie et aux barbares, à la perversion et aux pervers, à l’irresponsabilité et aux irresponsables. Où est l’esprit de sérieux ? Où est la véritable culture du sérieux ? Où est le principe du sérieux ? Il faut se poser ces question et y répondre. Tant qu’on ne se les posera pas et qu’on n’y répondra pas, il n’y aura pas de société apaisée et les extrêmes s’en donneront à cœur joie. 

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