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L’Europe doit s’inspirer de Sun Tzu : celui qui gagne n’est pas le plus fort mais le plus habile
©JEAN-PHILIPPE KSIAZEK / AFP

Journée de l’Europe

Grand entretien avec Guillaume Klossa, fondateur d’EuropaNova et de Civico Europa, écrivain et ancien directeur de l’Union européenne de Radiotélévision.

Guillaume Klossa

Guillaume Klossa

Penseur et acteur du projet européen, dirigeant et essayiste, Guillaume Klossa a fondé le think tank européen EuropaNova, le programme des « European Young Leaders » et dirigé l’Union européenne de Radiotélévision / eurovision. Proche du président Juncker, il a été conseiller spécial chargé de l’intelligence artificielle du vice-président Commission européenne Andrus Ansip après avoir été conseiller de Jean-Pierre Jouyet durant la dernière présidence française de l’Union européenne et sherpa du groupe de réflexion sur l’avenir de l’Europe (Conseil européen) pendant la dernière grande crise économique et financière. Il est coprésident du mouvement civique transnational Civico Europa à l’origine de l’appel du 9 mai 2016 pour une Renaissance européenne et de la consultation WeEuropeans (38 millions de citoyens touchés dans 27 pays et en 25 langues). Il enseigne ou a enseigné à Sciences-Po Paris, au Collège d’Europe, à HEC et à l’ENA.

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Atlantico : Civico Europa, que vous coprésidez, lance ce 9 mai avec d’autres organisations européennes « Citizens take over Europe », une fête de l’Europe continentale et largement numérique, comprenant des débats en ligne, des débats et des prestations artistiques. Au 70ème anniversaire du jour de l'Europe, quels défis se posent aujourd'hui à l'Union européenne ?

Guillaume Klossa : Depuis 20 ans, le monopole occidental est remis en question. Emerge un monde nouveau qui reste instable avec des tensions fortes entre la puissance dominante sortante, les Etats-Unis d’Amérique, et celle qui aspire au leadership, la Chine. Dans ce contexte, l’Europe doit éviter de se retrouver écartelée entre ces deux acteurs et retourner la situation à son profit pour proposer une offre démocratique, culturelle, environnementale et géopolitique alternative et attractive, fondée sur notre ADN, la coopération. Nous devons faire ce que Sun Tzu préconise dans « l’art de la guerre », ce n’est pas le plus fort qui gagne à la fin mais le plus habile. Et l’habilité demande de la culture, du sens stratégique et tactique, et de la créativité.

Dans cette période de transition, chacune des crises à laquelle l’Europe doit faire face pose naturellement la question de sa solidité, de son avenir et de sa capacité à orienter le cours de la mondialisation, d’autant que l’intégration européenne est un projet récent. 70 ans c’est peu au regard de l’Histoire, et donc, de facto, l’Union est en consolidation, avec des accidents de parcours inévitables comme le Brexit. Il y a une difficulté concrète aujourd’hui : au lendemain de la guerre, l’Europe est une évidence pour ses fondateurs qui ont vécu un conflit inédit dans son ampleur, sa barbarie et sa violence.  Les populations veulent dépasser les luttes entre nations, le projet européen est perçu comme la réponse à cette volonté de dépassement. Mais 70 ans plus tard, il est important de donner une raison d’être positive : la paix, la misère, la peur de la barbarie ne suffisent plus pour donner envie d’Europe alors que les générations qui ont initié le projet européen ont pour la plupart disparues. Dans nos sociétés démocratiques avancées, l’Europe doit devenir un projet d’avenir qui embarque les citoyens : nous devons nous donner les moyens d’inventer une nouvelle étape de la démocratie et un sens nouveau au progrès.

Dans l’immédiat, nous faisons face à une épreuve de vérité : dans un contexte de repli nationaliste partout dans le monde et face à la crise économique et sociale immédiate qui s’annonce, nous devons imaginer une réponse à la hauteur du défi, ce qui suppose un saut quantique qu’aucun Etat membre n’était prêt à faire avant la crise du COVID-19. Saurons-nous être suffisamment créatifs pour imaginer une sortie collective par le haut de cette crise inédite dans ses caractéristiques ? Si oui, l’Europe pourra redevenir une source d’inspiration pour le monde, c’est ce que je souhaite.

Alors que la pandémie du Covid 19 a révélé les failles de l'organisation européenne, comment peut-on réveiller les mécanismes de solidarité de l'UE ?

Les failles… mais aussi la réactivité et la souplesse. Après un retard à l’allumage, la solidarité sanitaire a pris forme et s’avère bien plus efficace que dans des fédérations comme les Etats-Unis ou le Brésil où la convergence des règles sanitaires a été plus lente, moins coordonnée et moins forte et où la concurrence pour le matériel et les médicaments a créé un doublement ou un triplement des prix. En ce qui concerne la solidarité financière qui a permis d’empêcher une crise de liquidités à court terme, les Européens ont mis dans les premières semaines de la crise sanitaire plus que les Etats-Unis sur la table (2350 milliards d’euros vs 2000 milliards). Qui plus est, les Européens ont fait, malgré des tâtonnements, preuve d’une transparence infiniment plus grande que celle pratiquée aux Etats-Unis, en Chine, au Brésil ou en Inde. Nous devons changer d’attitude mentale et regarder ce que nous faisons de mieux que les autres plutôt de nous dire que nous ne faisons jamais assez ensemble. Alors même que l’Union n’est ni une fédération ni un Etat centralisé et autocratique, elle est souvent plus efficace et plus agile que certaines grandes puissances.

Le vrai sujet arrive maintenant, c’est la solidarité stratégique et budgétaire qui conditionne la nature de la relance. Elle n’a rien d’évident et pose la question d’un vrai budget européen alors que les Etats membres y ont été réticents et qu’elle donne lieu à des querelles idéologiques. Nous devons absolument sortir des luttes sémantiques qui nous divisent entre ceux qui sont pour la mutualisation de la dette et ceux qui souhaitent les prêts. Nous devons éviter des querelles de religion entre les cigales catholiques du Sud et les fourmis protestantes du Nord…  Et pour cela, développer un nouveau concept stratégique qui nous permette d’avancer et faire preuve, selon les mots de Monnet et Schuman de la déclaration du 9 mai 1950, d’ « efforts créateurs » à la mesure des défis qui se présentent à nous.  C’est mon ami Paul Collowald, qui a bien connu les deux pères fondateurs français, qui m’a rappelé l’importance de la créativité dans la genèse du projet européen. Aussi je plaide pour un nouveau concept stratégique, celui de « mutualités stratégiques ». Le plan de relance et de transformation que doit proposer la Commission doit mettre à son cœur les « mutualités européennes », c’est-à-dire des investissements d’ampleur continentale dans l’intérêt des citoyens européens d’aujourd’hui et de demain. Avec des objectifs concrets dans l’intérêt de tous: donner du sens à l’Europe, ce qui passe par un New deal culturel européen ; verdir et numériser le marché intérieur et en faire véritable levier d’orientation de la mondialisation dans le sens d’un développement durable et respectueux des individus, de leur altérité et de leurs données ; renforcer notre zone euro et l’élargir à l’ensemble des 27 en réduisant de manière plus volontariste les écarts de développement ; sécuriser nos industries stratégiques et relocaliser certaines productions critiques, mais aussi initier une nouvelle étape démocratique en favorisant l’émergence d’un véritable espace public démocratique et culturel multilingue européen.  

Un rapport publié par l'Institut Jacques Delors indique que les Français sont les citoyens les moins bien informées sur l'organisation de l'Europe. Quel est le rôle des médias dans la structuration de nos démocraties et de l'espace public européen ?

J’ai vu ce rapport. Il faut être prudent mais il semble y avoir un lien direct entre le sentiment d’être mal informé et la montée de l’euroscepticisme dans notre pays alors que le sentiment pro-européen a plutôt cru depuis le vote britannique de 2016 partout ailleurs à l’exception de l’Italie. Il ne faudrait pas faire porter à mon sens la faute sur les médias qui seraient les seuls coupables. Mais il est certain qu’il y a plus que jamais un besoin d’expliquer et d’incarner l’Europe et son actualité.

Quant au rôle des médias dans notre démocratie, il est central. Depuis l’après-guerre, nos sociétés démocratiques européennes sont fondées sur une information pluraliste de qualité qui doit permettre un débat démocratique critique et mesuré. Les systèmes médiatiques duaux public-privé créés après 1945 jouent un rôle majeur dans le bon fonctionnement démocratique. La fragilisation des médias, avec notamment la numérisation accélérée et l’apparition de plateformes globales qui captent les ressources publicitaires et les talents et qui n’ont pas de mission démocratique, est problématique. Cela favorise la désinformation, facilite les populismes et fausse le débat démocratique. J’analyse cette situation dans le rapport que m’a commandé la Commission européenne « Towards European Media Sovereignty ». Nous faisons des propositions offensives pour changer la donne, notamment en termes d’investissement. Les médias, comme la cuture, doivent faire partie des priorités d’investissement contribuant à l’autonomie stratégique de l’Europe et ils doivent être au cœur du plan de relance d’autant plus que la crise les place dans une situation de précarité inédite.

Concernant le rôle des médias au niveau européen, il est essentiel en matière d’information sur les enjeux européens mais aussi d’organisation du débat public continental et de la vie des idées. Dans mes fonctions de dirigeant de l’Union européenne de Radiotélévision, mon souci a été de renforcer ce rôle. Nous avons créé en 2015 au sein de l’UER le réseau des journalistes de service public spécialistes des sujets européens (nos correspondants à Bruxelles). Je suis également très fier du premier débat Eurovision des candidats à la présidence de la Commission européenne de mai 2014, un débat multilingue qui, pour la première fois donnait une incarnation transnationale à l’élection européenne avec des personnalités fortes comme Keller, Juncker, Schulz, Tsipras et Verhofstadt. Avec mes équipes, nous nous sommes battus pendant des mois afin qu’il puisse se tenir et soit multilingue.

Maintenant, en matière de connaissance de l’Europe et de son organisation, les médias ne sont pas responsables de tout. Il y a bien sûr les responsables politiques, les intellectuels et plus largement les citoyens qui ont leur propre responsabilité. Les systèmes éducatifs nationaux ont un rôle majeur ainsi que l’éducation tout au long de la vie à laquelle je crois. Dans certains pays, les médias sont d’ailleurs partenaires des systèmes éducatifs pour dispenser cette dernière, cela pourrait également être le cas de la France dans la dynamique de l’initiative « nation apprenante ». Il y a besoin d’une éducation permanente à l’Europe et qui soit accessible à toutes les générations.  

Vous avez été à l'initiative des projets majeurs renforcement de l'espace public européen, quel bilan en tirez-vous aujourd'hui ?

Il n’y a pas encore à proprement parler un véritable espace public européen mais plutôt 27 espaces publics nationaux qui s’européanisent et la potentialité, grâce aux plateformes numériques et aux progrès rapides de la traduction automatique, de créer un espace public numérique démocratique et médiatique à l’échelle du continent, qui est souhaité par les citoyens de l’Union. Nous aurons un espace public européen quand nous aurons de véritables débats continentaux et l’engagement de tous dans ces débats. Mais pour cela, il faut travailler à différents niveaux. Au niveau du sentiment européen, qui ne peut se développer qu’avec des expériences européennes concrètes et partagées par tous : c’est pourquoi, durant la dernière présidence française de l’UE, nous nous sommes battus pour la démocratisation d’Erasmus. Ma conviction est d’ailleurs qu’il faut un Erasmus qui concerne sans exception tous les collégiens. Au niveau des futurs dirigeants, il est clé de favoriser la connaissance mutuelle qui manque tant à la génération actuelle de chefs d’Etat et de gouvernement.  EuropaNova a créé dans cette perspective le programme des « European Young leaders » pour faire émerger une nouvelle génération de talents dans toutes les disciplines qui sachent articuler dimensions nationale et européenne. Au niveau des émotions, il faut favoriser un imaginaire commun, je crois à cet égard beaucoup aux coproductions. Mais aussi créer des grands débats physiques dans des lieux emblématiques du continent qui favorisent les rencontres.  C’est ce que nous avons tenté de faire avec Jacques Delors et Sylvie Goulard quand nous avons lancé les Etats Généraux de l’Europe en 2007, puis en 2013 avec Cédric Villani quand nous avons créé la Conférence Europa. Il faut aussi inventer de nouvelles formes de démocraties transnationales, l’expérience WeEuropeans.eu, résultat d’un partenariat entre Civico Europa et Make.org, a été très concluante en touchant 38 millions de citoyens dans 27 pays et 25 langues. Elle a surtout mis en évidence en amont des élections européennes que les citoyens du continent partageaient les mêmes préoccupations de fond en matière de développement durable, de démocratie européenne, de justice fiscale, de protection sociale ainsi que d’éducation et de recherche et que la la tentation populiste était très loin d’être majoritaire. A mon sens aujourd’hui, les citoyens européens sont mûrs pour une démocratie véritable européenne. A nous collectivement de faire preuve d’audace et de créativité pour la mettre en œuvre concrètement, la période de crise inédite dans laquelle nous trouvons peut constituer une opportunité d’écrire une nouvelle page de l’histoire de notre continent. Le projet « Citizens take over Europe » que lancent Civico Europa avec European Alternatives et le European Lab pour célébrer l’Europe différemment avec les citoyens ce 9 mai 2020, s’inscrit dans cette perspective.

 Si nous y arrivons, l’Europe retrouvera sa place centrale dans la mondialisation.

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