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Déconfinement : l’ère de la patate chaude des responsabilités
©LUDOVIC MARIN / AFP

Qui veut gagner des procès ?

Alors que le gouvernement multiplie les règles largement inapplicables pour le déconfinement, une fronde des élus locaux, des médecins et des entreprises de transport prend de l’ampleur.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Jean-Marc Yvon

Jean-Marc Yvon

Jean-Marc Yvon, diplômé de l’IERSE-INHESJ, auditeur de l’IHEDN, est consultant-formateur en intelligence économique et en gestion des risques et des crises. Dirigeant Normarisk, il intervient notamment au CNPP (Centre National de Prévention et de Protection) et à l’université de Paris-Dauphine.

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Atlantico.fr : Les transporteurs disent qu’ils ne vont pas pouvoir assurer le deconfinement selon les règles édictées. Nombre de maires ou de responsables scolaires disent pour leur part aussi qu’ils ne pourront assurer la couverture des écoles selon les règles. Dans le JDD, Bruno Retailleau a annoncé que les sénateurs LR songent à saisir le Conseil constitutionnel sur la loi sur le déconfinement car le gouvernement donne un rôle impossible aux élus sur l’exécution sans les associer à la définition du plan.

Le déconfinement va-t-il échouer sur le fait que tout le monde se renvoie la patate chaude ?

Eric Verhaeghe : C'est un peu tôt pour le dire. Mais il faut comprendre que l'excès de protection bâti en temps de "paix" est ingérable en temps de "guerre". Il doit être adapté. C'est par exemple le cas de la doctrine de la faute inexcusable de l'employeur appliquée au coronavirus. Un employeur expose sa responsabilité civile (et pénale) lorsqu'il demande à un salarié de s'exposer à un risque sans faire toutes ses diligences pour le protéger. Dans le cas du coronavirus, cela signifie disposer d'un masque et pouvoir respecter les gestes barrières. Mais on peut imaginer des renforcements de protection, comme la mise à disposition, dans les supermarchés, de protections en plexiglas devant les caisses. Sur ce point, l'imagination des salariés peut être sans limite. Dans la majorité des cas, les employeurs gagneront en cas de procédure lancée par le salarié contaminé. Mais ce qui pose problème, ce n'est pas de perdre le procès, c'est de financer son instruction. Quel employeur a intérêt aujourd'hui à perdre de l'argent dans des procédures où il est accusé d'avoir fait travailler ses employés pour sauver l'économie nationale ? Aucun, bien sûr. Pas plus qu'Édouard Philippe ne souhaite être inquiété pour avoir envoyé des enseignants devant des élèves turbulents qui ne portent pas de masques. 

Dans cette affaire, personne ne voulant essuyer les plâtres de la procédure contentieuse (ce qui n'empêchera pas des procès), la peur va paralyser le pays. Et donc personne ne voudra assumer le danger de la reprise. Au demeurant, c'était un effet prévisible. Je crois savoir que depuis au moins un mois et demi, Bruno Le Maire a été alerté sur cette question par un responsable patronal. Mais le MEDEF a ricané (quand je dis le MEDEF, je vise son président lui-même), et le ministre n'a pas écouté. On y verra l'une des innombrables manifestations d'incompétence de notre très arrogant ministre de l'Économie. 

Le gouvernement semble avoir tellement peur des procès qu’il a dicté un nombre incroyable de règles qui se révèlent dans la pratique relativement impossibles à mettre en œuvre. Qui sera responsable ? La société civile et les élus sont-ils en train de se rebeller contre l’exécutif en le mettant au pied de ses responsabilités ?

Eric Verhaeghe : Oui, bien évidemment, face au "ceinture et bretelle" d'Édouard Philippe dans ce déconfinement, le reste du pays dit "chiche!". Le gouvernement tient en effet une posture insupportable face au déconfinement, particulièrement à l'égard des employeurs privés. D'un côté, il leur dit, "reprenez le travail comme avant", d'un autre côté, il leur dit "mais vous serez seuls responsables en cas de problème". Et cette posture de capitaine de tranchée à Verdun est poussée jusqu'à la caricature puisque, dans le même temps, les parlementaires LREM annoncent qu'ils vont, dans le cadre de la prorogation de l'état d'urgence sanitaire, adopter une disposition garantissant l'impunité des ministres, des élus et des hauts fonctionnaires. Vous imaginez les officiers de 14 demandant aux soldats de monter à l'assaut de Douaumont en annonçant qu'eux-mêmes restent planqués dans la tranchée ? Tout ceci ne tient pas de bout. On dit que les hommes se révèlent dans les crises, et ce que les parlementaires d'En Marche, Édouard Philippe en tête, nous donnent à voir est particulièrement éloquent. C'est le spectacle de la lâcheté et de l'abandon des responsabilités. 

Potentiellement, oui, cette attitude peut constituer un vrai danger pour notre démocratie. 

À l'image des transporteurs qui expriment leur impossibilité d'organiser une reprise selon les règles dictées par le gouvernement, comment les entreprises peuvent-elles gérer ce déconfinement ? La visibilité est-elle suffisante ? 

Jean-Marc Yvon : De quelle visibilité parle-t-on ? on se moque du monde ! 

Aujourd’hui, les PME-TPE, qui – rappelons-le – représentent 99,8 % des entreprises françaises sont pour la plupart dans une situation critique et tentent malgré tout de survivre au milieu d’un flot de consignes contradictoires. Le chef d’entreprise est dramatiquement seul face à des textes inapplicables et des propos gouvernementaux incompréhensibles.

Depuis le début du confinement, les fameuses « mesures barrières » restent les mêmes dans leur désarmante naïveté et se résument à la « distanciation physique » (et non sociale), au port du masque et au lavage des mains. En apparence ces mesures sont applicables partout et en toutes circonstances, mais c’est sans compter la réalité du terrain.

Car pour l’entreprise, c’est un véritable parcours du combattant, aux contraintes financières coûteuses qui commence.  

Rappelons-le, le chef d’entreprise est responsable de la santé et de la sécurité de ses salariés et à ce titre, il doit mettre en œuvre toutes les mesures nécessaires « pour assurer la sécurité et la santé physique et morale des travailleurs » conformément à l’article L4121-1 du code du travail. 

Concrètement, l’employeur devra commencer par mettre à jour son « document unique » en évaluant les risques nouveaux causés par le virus et en proposant les mesures de prévention et de protection à mettre en œuvre. Il devra bien sûr en informer ses salariés et consulter, à distance probablement, le Comité social et économique (CSE) si son effectif est d’au moins 11 salariés.

A l’issue, les mesures prévues devront être mises en place. Prenons comme exemple notamment la désinfection régulière des locaux : poignées de portes, bureaux, outils, claviers et souris devront donc être décontaminés régulièrement, sans qu’aucun mode opératoire ne soit fourni aux entreprises. L’inspection du travail et l’INRS préconise le recours à une société spécialisée dont l’intervention sera, comme le reste, à la charge de l’entreprise.

Pour compléter les solutions collectives, des équipements de protection individuels (EPI) seront fournis aux salariés tels que des masques (à raison de 2 masques par jour et par personne) et des gants. Conformément à la règlementation, ces EPI devront satisfaire aux normes européennes « CE » et être à tout moment disponibles en nombre suffisant ce qui est loin d’être le cas actuellement. Enfin, et pour empêcher toute contamination extérieure, les mesures mises en place – vitrages ou plexiglas isolant, sas… – devront être conformes à la réglementation en vigueur. Le bricolage n’a pas sa place en santé-sécurité au travail. 

Ajoutons, pour couronner le tout, que ce sera à l’entreprise de former – à condition d’en avoir les capacités – les salariés aux gestes barrières. 

À l’issue, l’entreprise aura le privilège de payer une facture de seul fonctionnement pouvant s’élever pour une TPE de 10 salariés à plusieurs centaine d’euros par jour !

 Le chef d’entreprise a donc le choix entre rester fermé et donc mourir ou rouvrir, mais avec cette surcharge financière destinée à éviter de risquer la santé de ses salariés.

Car, en cas de réouverture, le chef d’entreprise se retrouve exposé plus que jamais au manquement à ses obligations de sécurité de résultat et à la faute inexcusable si survient une contamination. Il ne bénéficiera pas, lui, du projet de loi visant à couvrir les autorités publiques et qui est à l’étude !

En effet, le pouvoir politique tente de s’exonérer de cette même faute si l’on en juge par cette proposition d’Aurore Bergé qui dans un « tweet » » daté du 3 mai propose, je cite : « une adaptation de la législation pour […] protéger les maires pénalement mais aussi toutes les personnes dépositaires d’une mission de service public dans le cadre des opérations de déconfinement ». Une « maladresse » ? Non, une proposition indigne, qui creuse encore plus le fossé entre le pouvoir politique et l’entreprise privée. 

Que dénote cette pagaille généralisée ? La société civile et les entreprises vont-elles devoir opter pour la désobéissance et imposer leurs propres choix notamment dans les régions peu touchées par le virus ?

Jean-Marc Yvon : Il ne s’agit bien évidemment pas de prôner la désobéissance, mais que faire quand l’obéissance n’est pas possible ?

Rien que pour les masques, les avis divergent entre le gouvernement, l’agence française de normalisation (AFNOR), l’Agence nationale de sécurité du médicament et l’académie de médecine !

Les pouvoirs publics ne maitrisent plus rien et les entreprises sont laissées à leur malheur : 

Ouvrir, tout en respectant l’ensemble des mesures préconisées par le code du travail est impossible. Les masques certifiés CE (NF EN 14683+AC Août 2019) sont encore largement indisponibles, tout comme les gants. Les mesures de protection tels que les visières ou écrans transparents sont souvent directement issus du « système D » et ne font l’objet d’aucun agrément. Il en est de même pour les structures de protection que l’on commence à voir mises en place s’il y a accueil du public, ou que l’on peut envisager pour séparer des postes de travail. La recommandation en termes de « jauge par espace ouvert » été fixée à 4 m2 par personne : faudra t’il reconstruire les bureaux et ateliers ? déplacer les machines ?

En l’absence de conseil et de soutien technique et financier, les chefs d’entreprises sont livrés à eux-mêmes et le « moral des troupes » est en chute libre au point que le ministère de l’Économie et des Finances a ouvert le 27 avril dernier une « cellule d’accompagnement psychologique pour aider les chefs d’entreprise en détresse ». Aujourd’hui, la colère gronde tandis que les entreprises meurent en silence. Un seul exemple : pour Michel Etchebest, le médiatique chef étoilé, 40% des restaurants, cafés et hôtels ne pourront pas rouvrir faute de trésorerie. 

Pour le moment aucune mesure claire n’a été apportée aux salariés et chefs d’entreprises des PME TPE ni aux commerçants, aux artisans et aux professions libérales, mis à part quelque reports de charges et la possibilité… de s’endetter encore plus avec un emprunt. C’est sans doute ce que fait l’État, mais dans la vraie vie, il faut rembourser un jour…

Eric Verhaeghe : De mon point de vue, deux phénomènes jouent à plein. 

Le premier est circonstanciel. Édouard Philippe et son entourage sont des donneurs de leçons mais pas des gestionnaires de crise. Depuis l'arrivée de la pandémie, ils montrent leur manque total d'agilité. Et sur ce point, la pénurie de masques est emblématique d'une incapacité à gérer une crise. Tous ces gens sont dans la théorie et dans l'incantation, ils ne sont pas dans le faire. Et sur ce point, ils portent une lourde responsabilité dans le naufrage de cette gestion de crise.

Mais par-delà leur rôle personnel, c'est l'inadaptation de l'énarchie qu'il faut pointer du doigt. Les hauts fonctionnaires français sont incapables de gérer une crise, car ils sont des ayatollahs de l'étiquette aristocratique, et ils détestent se salir les mains dans l'opérationnel. Leur souci est de faire bonne figure en toutes circonstances, de montrer qu'ils sont des gens bien élevés, pondérés, capables de peser le pour et le contre, et de ne jamais se départir de cette forme de morgue et de bienséance qu'on enseigne au lycée Franklin et dans les maisons bourgeoises. Pour eux, l'audace, la prise de risque, sont la marque d'un manque d'équilibre personnel. Or on sait que pour gérer une crise, il faut savoir oser, prendre des décisions rapides et risquées, ne pas avoir peur de son petit doigt, et savoir pousser des coups de gueule pour que les choses avancent plus vite. Tout ce que les énarques détestent. Bref, nous avons une haute d'administration faite d'officiers d'états-majors, quand nous avons besoin de colonels de hussard pour remporter la bataille. 

Pour retrouver l'analyse de Jean-Marc Sylvestre sur la responsabilité civile et pénale des dirigeants qui va freiner les opérations de déconfinement, cliquez ICI

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