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Monique Canto-Sperber : « Ce n’est pas la mondialisation libérale qui pose problème, ce sont les choix faits par la France pour s’y intégrer »
©MYCHELE DANIAU / AFP

En crise

La philosophe Monique Canto-Sperber analyse pourquoi les situations de crise sont toujours de véritables défis pour le libéralisme ; tout en rappelant que la situation actuelle n'a rien à voir avec le libéralisme.

Monique Canto-Sperber

Monique Canto-Sperber

Monique Canto-Sperber est philosophe. Elle a enseigné à l'université avant d'entrer au CNRS comme directrice de recherche. Elle a dirigé l'École normale supérieure, puis établi et présidé l'université de recherche Paris-Sciences-et- Lettres. Elle a publié de nombreux ouvrages traduits en plusieurs langues, dont L'Inquiétude morale et la vie humaine (PUF, 2001), Le Bien, la guerre et la terreur (Plon, 2005), et dirigé le Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (PUF, 1996, 3e éd. 2005). Elle est l'auteur de nombreux essais sur le libéralisme, dont Le Socialisme libéral : une anthologie – Europe-États-Unis (avec Nadia Urbinati, Esprit, 2003) et Les Règles de la liberté (Plon, 2003).

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Atlantico : En 2019, dans un entretien que vous aviez accordé à Atlantico , vous aviez évoqué que le temps du libéralisme et de ses idéaux touchait à sa fin. À l’heure du confinement, ce constat est-il  plus important ?

Monique Canto-Sperber : Évidemment. Les situations de crise sont toujours de véritables défis pour le libéralisme car les procédures de décisions politiques pour lesquels plaident le libéralisme (consultation, adaptation, capacité d’entendre des avis opposés) exigent du temps. Aujourd’hui, beaucoup de crises sont gérées par un contrôle des individus. Ce que l’on a imposé à la totalité de la population française est maussade, c’est une contrainte de liberté colossale. Les mesures les plus efficaces ayant été mises en œuvre à l’étranger pour restreindre l’épidémie sont des mesures liées à des systèmes de surveillance et de traçage des allées et venues de la population. Or, même si cette technique est « pour la bonne cause » c’est aussi une atteinte directe à la vie privée. Au niveau politique, le Parlement ne siège plus et on légifère par ordonnance. Toutes ces choses sont très difficiles à accepter pour les libéraux.

Cette crise sanitaire nous pousse à nous interroger sur notre modèle de société. On a vu que le libéralisme économique fait l’objet de nombreuses critiques en ce moment, certains le tenant partiellement responsable de la crise. Est-ce que cela n’est pas l’illustration d’une confusion entre le libéralisme et le capitalisme ? Quels sont les dangers existant à le rendre en grande partie responsable des maux actuels ?

 Il ne faut pas donner une interprétation de calamité divine et de source de rédemption à cette crise. C’est quelque chose qui est arrivé dans plusieurs pays du monde il y a une dizaine d’années ainsi qu’en France. Un plan d’équipement et d’approfondissement avait par ailleurs été établi en France à ce moment-là. Ce n’est pas une surprise qui remet tout en cause et qui nous fait voir les choses sous un jour complètement nouveau et il est primordial de se méfier de ces interprétations messianiques. Le libéralisme n’y est pour rien dans cette crise. Il insiste beaucoup sur l’importance du rôle de l’État sur les questions sécuritaires, l’État étant le seul à pouvoir imposer des restrictions de libertés. Ce qui est en revanche mis en cause et dénoncé dans cette crise, c’est une certaine compréhension de la mondialisation - dite libérale -, celle que la France a pratiqué. Il y a d’autres pays libéraux en Europe, comme l’Allemagne, qui n’ont pas les problèmes que nous avons : de délocalisation, de production industrielle et de dépendance totale à l’égard de fournisseurs étrangers. En France, il y a non seulement un défaut de prévision car nous n’avons pas renouvelé nos réactifs, nos masques etc… mais aussi de capacité à remédier à ce type de lacunes. Les allemands qui ont une économie aussi libérale que la nôtre ont gardé des entreprises qui fabriquent des masques et qui ont été très rapidement capables de se reconvertir. Toutes les entreprises qui fabriquent les réactifs ainsi que les respirateurs nécessaires sont présents sur le territoire allemand. La stratégie industrielle de la France au sein du libéralisme mondialisé pose problème. Ce n’est pas la mondialisation qui pose problème. On peut dire qu’il y a un avantage comparatif à fabriquer ce qui est moins cher. Bien sûr, mais on doit intégrer tous les paramètres y compris le risque de dépendance.

Face à la crise, le gouvernement français a instauré un état d’urgence sanitaire le 25 mars dernier. Si l’on comprend que l’État tente de faire tout ce qui est en son pouvoir pour limiter la propagation du virus, la mise en place de telles mesures exceptionnelles ne représentent-elles pas un danger pour l’État de droit ? Comment est-ce que l’on peut s’assurer que ces mesures ne dépassent pas le cadre de la crise ?

Il y a lieu de se poser la question surtout quand on regarde ce qu’il s’est passé les fois précédentes, notamment lorsque l’on voit ce qui a été mis en place après les attentats de 2015 et qui a été renouvelé à plusieurs reprises. Sans véritable nécessité à mon sens, beaucoup de dispositions sont passées dans le droit. On peut - en effet - avoir des inquiétudes, mais la situation aujourd’hui est tout à fait exceptionnelle. Nous n’avons plus de Parlement car les lois sont passées par ordonnance. Le Conseil constitutionnel a différé l’examen de toutes les questions de priorité de constitutionnalité. Les litiges juridiques sont traités sans avocat, les personnes en détention préventive restent en incarcération sans que le juge ne se prononce et les frontières sont fermées. Nous sommes dans une situation extrême et il faut qu’il y ait un mouvement massif de protestation si ces dispositions devaient perdurer. En matière de liberté économique cela est exceptionnel, l’État effectuant des réquisitions avec une grande inefficacité comme nous avons pu le voir avec les masques. Comment pouvons-nous contrôler cela ? C’est une distinction classique dans le libéralisme. La donnée première, c’est la liberté des individus à contrôler l’État et non le contraire. Dans une démocratie, ce que fait l’Etat, il le fait en notre nom. Ce n’est pas parce que l’État est censé incarner la souveraineté populaire qu’il n’a pas la propension à abuser de son pouvoir. Ces choses ont parfaitement été analysées par Tocqueville et J.S Mill. Le gouvernement démocratique peutêtre aussi abusif que les autres et il faut que les citoyens se ressaisissent de ce qui leur appartient : leur capacité de contrôle.

Puisque le consentement tacite est de plus en plus important ces dernières années avec l’attraction de régimes plus populistes. Est-ce que cette crise ne va-t-il pas amener vers un tel basculement ?

C’est un risque, évidemment. Les régimes autoritaires donnent l’impression d’être beaucoup plus efficaces dans ce genre de situation de prime abord mais finissent toujours par être moins efficaces pour une raison très simple :  l’efficacité de la décision est prise dans la concertation avec la possibilité d’entendre des voix critiques afin d’apporter les meilleures solutions sur la table. Par définition, un régime autoritaire ne le fait pas. À un moment ou à un autre, même s’il est éclairé par un entendement divin, il finit par se tromper et appliquer des mesures dangereuses sans contrôle d’une presse libre. Sur le long terme, il est toujours moins efficace qu’un gouvernement libéral. Nous avons du mal à le faire comprendre lorsque les gens ont peur et qu’un gouvernement met en scène son efficacité. Il y a des moments où il faut agir très vite et de manière efficace sans pour autant renoncer aux valeurs du libéralisme : maintien d’une presse capable de tout dire et maintien des consultations même si elles doivent être très rapides. Des crises comme celles-là font voir - et de manière très claire - les avantages à court et à long terme de l’un et l’autre régime. Un gouvernement totalitaire comme celui de Singapour semblait avoir été efficace et je redoute l’exemple positif que certains veulent faire de la Chine. Il est évident que s’il y avait un système autoritaire qui s’en sortait très bien, de manière non-contestable et exemplaire ce serait très gênant mais à mon avis ce ne sera pas le cas. Même pour la Chine, on voit à quel point il y a beaucoup de problèmes. Taiwan, cette petite île qui ne fait même pas parti de l’OMS s’en est très bien tiré et cela dessine un contraste avec la Chine. L’OMS s’est totalement décrédibilisée, notamment avec sa proximité avec la Chine, son incapacité à contrôler les informations ou encore sa recommandation à l’égard des masques. Mais nous n’avons, encore une fois, qu’une petite partie des informations.

Comme dit Chateaubriand, il va falloir attendre un petit peu.

Certains commentateurs, à l’instar de Nicolas Baverez, mettaient en garde contre le risque que la démocratie laisse une marque indélébile sur nos libertés. Est-ce que nous irions jusqu’à dire que la liberté cristallisera l’affrontement politique, stratégique, idéologique, inhérent à l’après COVID-19 ?

Je l’espère de tout cœur car la liberté est une cause que l’on a oubliée. On ne parle que d’efficacité et de sécurité, on ne voit pas le coût en matière de liberté. Si la prévision de Nicolas Baverez s’avérait exacte, j’en serai ravie car cela permettrait de poser le problème et aux citoyens de rendre compte ce qu’ils seraient en train de perdre. Pour l’instant, ils ne semblent pas en avoir l’idée.

Il ne faut pas croire que cette crise à une vertu rédemptrice en elle-même. Si Nicolas Baverez avait raison, cela serait formidable mais pour l’instant je ne vois pas l’éléments qui permettent de penser cela. On peut l’espérer et il faut agir pour que cela arrive.

Propos recueillis par Aude Solente

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