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Révolution de 1848 : les frères Goncourt à l'épreuve des Journées de Juin
©DR / Horace Vernet / Barricades rue Soufflot

Bonnes feuilles

Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief publient "Les Frères Goncourt" aux éditions Fayard. Les Goncourt furent à la fois acteurs et mordants spectateurs d’un demi-siècle de vie littéraire et artistique. Ils marquèrent profondément leur temps. Cette biographie renoue les fils de cette intense vie à deux. Extrait 1/2.

Jean-Louis Cabanès

Jean-Louis Cabanès

Jean-Louis Cabanès, professeur émérite à l’université de Paris-Nanterre, spécialiste du roman au XIXe siècle et des rapports qu’entretiennent écrits littéraires et textes médicaux, est l’auteur de nombreux ouvrages. Il dirige un collectif chargé d’établir une édition critique du Journal des Goncourt.

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Pierre Dufief

Pierre Dufief

Pierre Dufief, professeur émérite à l’université de Paris-Nanterre, a travaillé sur le roman (1850-1914) ainsi que sur les écritures personnelles (Les Écritures de l’intime, Bréal, 2001). Président de la Société des amis des frères Goncourt, il édite la correspondance des deux frères.

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Les Goncourt sont encore présents au dernier acte sanglant de la révolution de 1848, les journées de Juin de sinistre mémoire. Le gouvernement ayant décidé de fermer les ateliers nationaux, il en résulta une violente réaction populaire. Le 19 juin, on envisagea d’envoyer 5 000 ouvriers assécher les marais de Sologne ; le 20 juin, on demanda aux hommes de  dix-huit à  vingt-cinq ans de choisir entre le licenciement des ateliers nationaux et l’enrôlement dans l’armée d’Afrique. Autre mesure imaginée, la nationalisation des chemins de fer où l’on pourrait embaucher des ouvriers chômeurs. On comprend que la révolte ait pu éclater dans les quartiers populaires. Le vendredi 23 juin, les insurgés s’emparèrent des faubourgs du Temple, Saint-Martin et Saint-Denis, d’une partie du quartier de l’Hôtel de ville. Les barricades se multiplièrent. Cavaignac, nommé chef du pouvoir exécutif, coordonna une vigoureuse répression. Le 24, le général Lamoricière reprit les barricades du faubourg du Temple et Damesme, qui fut d’ailleurs tué dans les combats, se rendit maître du Quartier Latin. Le dimanche, Cavaignac enleva les barrières aux insurgés ; le lundi 26, le faubourg Saint-Antoine fut bombardé et repris. La répression fut particulièrement brutale ; les prisonniers, parqués dans les caves des Tuileries ou du Luxembourg, furent parfois exécutés dans des conditions atroces, qui inspireront à Flaubert une scène cruelle de l’Éducation sentimentale. 4 300 prisonniers furent transportés en Algérie. Edmond, qui faisait partie de la Garde nationale, fut appelé à lutter contre l’insurrection, mais il eut la chance de ne pas se trouver sur les lieux des affrontements violents ; le lundi soir, avec son groupe de gardes nationaux, il fut envoyé au faubourg Saint-Antoine où il n’y avait aucun combat ; le vendredi, sa compagnie, dans un combat, eut onze tués, mais Edmond, chargé de garder le ministère, était relativement à l’abri. L’oncle  Pierre-Antoine, député et ancien militaire, participa, lui, directement aux combats, pointant des pièces d’artillerie sous la fusillade ; il inspirera quelques épisodes de la vie de  Marc-Antoine Haudancourt qui se battra, lui aussi, dans le roman Chérie, aux journées de Juin 1848, et y sera grièvement blessé. Les Gardes nationales de province, appelées à Paris, se montrèrent féroces ; le cousin Labille aurait dû figurer parmi les arrivants si un accident ne l’avait retenu à Troyes. Toute la famille Goncourt participa donc plus ou moins directement au rétablissement de l’ordre.

Dans les évocations des deux frères, les journées de Juin resteront d’abord associées à une série de sensations sonores. Le 22 juin, Jules évoqua, sur le ton de la « blague », les manœuvres des soldats, le son du tambour, les chants patriotiques, tous ces bruits de 48 :

Rantanplan, ran rantanplan, plan, plan, plan. Portez armes, présentez armes, croisez ette, en joue… la manœuvre s’arrête là ; — Voilà en deux lignes, mon cher Louis, la vie que Paris mène depuis huit jours. Le tambour s’est joint aux crieurs pour vous charmer le tympan ; la voix des officiers de la Garde nationale aux chants patriotiques en sorte que sur trois personnes il y en a au moins deux de sourdes ou d’abruties, au choix.

Le bruit de la mitraille et celui du canon ressusciteront dans la nouvelle « Le Parigiano ». On y rencontre un perroquet devenu fou, qui fait « Boum ! Boum ! Boum ! », en écho au bruit du canon de 1848. Edmond se rappellera encore, en 1871, « le tocsin, le tintement lugubre […] entendu dans les nuits de juin 1848 ». 

Après l’émeute, les deux frères parcoururent les quartiers populaires et y découvrirent partout les traces des violences. Ils se rendirent aux barrières, dans le quartier Saint-Jacques, au faubourg Saint-Antoine, au faubourg du Temple et virent « des rues lacérées de balles, et dépavées dans toute leur étendue », des maisons labourées par les boulets. Une vision d’horreur ressurgit de façon fulgurante au détour d’une note du Journal : « Aux journées de Juin, rue Saint-Jacques, mobile pendu à un réverbère, en guise de bec de gaz, résine dans la bouche. » Ce genre de notation est exceptionnel car semble s’exercer sur les massacres une véritable censure. Les deux frères ne proposent pas, en effet, au lecteur du Journal un compte rendu exhaustif des observations recueillies lors de ces promenades dans un Paris dévasté, aux rues couvertes de paille et gardées par les soldats. Mais ils en gardent des traces mémorielles, et  celles-ci surgissent à l’occasion comme les indices d’un trauma. Ils amorcèrent, en 1848, une sorte de tourisme des ruines qui prendra chez Edmond toute son ampleur pendant le siège de la capitale et pendant la Commune. Ils eurent toujours la curiosité des désastres, indissociable de leur appétence pour le morbide. 

Les Goncourt, toutefois, ne se contentèrent pas de voir, ils prirent parti. Adoptant des positions constamment modérées, ils se montrèrent favorables à un certain nombre de mesures démocratiques, tout en exprimant leurs inquiétudes de propriétaires. Les écrivains furent nombreux à développer alors la thèse de la guerre sociale ; Mérimée et  Sainte-Beuve pensaient que 1848 constituait le premier moment d’une lutte qui allait se prolonger. Marx et Engels, pour leur part, virent dans les journées de Juin une guerre entre le capital et le travail, la première grande bataille entre les deux classes qui divisent la société moderne. Les deux frères estimèrent également, mais ils s’en désolaient, que ces journées étaient la première étape d’une guerre sociale, « la première page du socialisme et du communisme » qui supprimera toutes les élites. C’est alors, pour eux, le temps des sombres prophéties : la propriété serait condamnée à disparaître à plus ou moins brève échéance, on verrait s’amorcer une nouvelle société égalitaire correspondant aux vœux exprimés par Louis Blanc. Celui-ci prônait l’uniformisation des salaires, dans L’Organisation du travail (1840), nivellement auquel les Goncourt se montraient bien évidemment hostiles. Les auteurs de Renée Mauperin ironiseront, plus tard, sur cette grande peur des propriétaires, dans leur portrait de Bourjot, l’ancien carbonaro converti aux idées conservatrices, directement inspiré du cousin Labille :

La baisse de la rente, les  non-valeurs des maisons, le socialisme, les projets d’impôt, les menaces au Grand-Livre, les journées de Juin, tout ce qu’il y a dans une révolution de terreurs pour la pièce de cent sous, bouleversaient et illuminaient en même temps M. Bourjot. 

Après les journées de Juin, n’éprouvèrent-ils pas des sentiments comparables ? Il faut nuancer. S’ils dirent leurs inquiétudes, les Goncourt furent néanmoins persuadés qu’il était impossible de revenir en arrière, d’abandonner les acquis difficilement conquis. Ils critiquaient une chambre rétrograde qui votait des lois contre les attroupements, voulait limiter la liberté de la presse, refusait l’impôt progressif ; ils condamnaient l’emploi de la force qui ne peut rien contre la puissance des idées et s’en prenaient à la répression violente qui sévissait aux lendemains des journées de Juin, se montrant plus accablés que satisfaits par le retour brutal à l’ordre : « L’insurrection est terrassée ; sauf quelques assassinats de nuit, Paris est tranquille, mais c’est la tranquillité du deuil et de la tristesse. » Sans aller aussi loin que Proudhon, Cabet, Lamennais, Sand, qui prônent l’amnistie, ils voudraient que s’équilibrent indulgence et sévérité. Il était nécessaire de châtier les meneurs, disent-ils, mais il convenait de se montrer clément avec la majorité des insurgés : 

Il ne fallait pas oublier que 50 à 60 000 hommes combattaient derrière le drapeau rouge et que la moitié de Paris appuyait de ses vœux le triomphe des nouvelles doctrines, et ne  sait-on pas que les idées ne sont jamais plus redoutables qu’arrosées du sang de leurs martyrs ?

La violence de la répression, pour parodier une célèbre formule, serait pire qu’un crime, ce serait une faute politique. Pragmatiques, les Goncourt tenaient compte des rapports de forces, mais aussi de la puissance des sentiments et des idées. 

Après ce court temps d’engagement, vint le repli. Dès le lendemain des journées de Juin, Jules prit ses distances avec la politique et refusa d’y consacrer l’essentiel d’une correspondance qui risquerait,  dit-il, de devenir plus ennuyeuse que Le Constitutionnel. et lui qui avait entendu tant de slogans lors des journées révolutionnaires s’écria, dans une lettre à Louis Passy, le 3 juillet : « À bas la politique ! Vive la littérature ! » Jules multipliait alors les essais littéraires, avec des idylles, de courtes pièces en vers et « une petite comédie régence » mettant en scène un marquis blasé dégoûté de sa femme, un chevalier, faisant sur l’injonction du mari la cour à cette dernière, qui refusait toute infidélité. Le libertinage, dans cet essai de dialogue versifié, se conjuguait avec le spleen. Le marquis, en effet, connaissait l’ennui. Jules se réfugiait ainsi dans les affèteries d’un rococo imaginaire par dégoût de la politique et de ses slogans : « Ô ciel !  fis-je, la politique ! Et je me sauvai. Je m’étais sauvé comme cela en 1848, les mains sur les oreilles pour ne pas entendre le baragouin qui se faisait. » Mais l’on échappe difficilement à l’histoire, comme l’indique la fin d’une nouvelle recueillie dans Pages retrouvées, où un personnage s’imagine en pleine nature, au cœur des Vosges, couché dans l’herbe épaisse, loin de Paris et des journaux. en effet, dans ce paysage pastoral, on entend un enfant de huit ans donner cet ordre à son petit frère : « Crie : À bas Guizot ! Ou je te flanque une mornifle ! » Le souvenir de 1848 ne s’effacera pas. Cette année révolutionnaire figure une césure, l’entrée dans un monde dont la nouveauté exacerbera ultérieurement leurs nostalgies : « Notre Paris, le Paris où nous sommes nés, le Paris des mœurs de 1830 à 1848, s’en va. »

Extrait du livre de Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief, "Les frères Goncourt", publié aux éditions Fayard

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