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Fléau de crise : 6 mesures pour contrer les petits chefs qui aggravent la situation sanitaire et économique
©Reuters

Crise sanitaire

Les hautes-sphères de commandement françaises sont remplies de responsables hiérarchiques qui empêchent bien souvent les réponses immédiates et pragmatiques aux urgences, aujourd'hui sanitaires. Que faire pour empêcher ces "petits chefs" de nuire ?

Gilles Clavreul

Gilles Clavreul

Gilles Clavreul est un ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah). Il a remis au gouvernement, en février 2018, un rapport sur la laïcité. Il a cofondé en 2015 le Printemps Républicain (avec le politologue Laurent Bouvet), et lance actuellement un think tank, "L'Aurore".

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Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent

Loïk Le Floch-Prigent est ancien dirigeant de Elf Aquitaine et Gaz de France, et spécialiste des questions d'énergie. Il est président de la branche industrie du mouvement ETHIC.

 

Ingénieur à l'Institut polytechnique de Grenoble, puis directeur de cabinet du ministre de l'Industrie Pierre Dreyfus (1981-1982), il devient successivement PDG de Rhône-Poulenc (1982-1986), de Elf Aquitaine (1989-1993), de Gaz de France (1993-1996), puis de la SNCF avant de se reconvertir en consultant international spécialisé dans les questions d'énergie (1997-2003).

Dernière publication : Il ne faut pas se tromper, aux Editions Elytel.

Son nom est apparu dans l'affaire Elf en 2003. Il est l'auteur de La bataille de l'industrie aux éditions Jacques-Marie Laffont.

En 2017, il a publié Carnets de route d'un africain.

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Les hautes-sphères de commandement françaises sont remplies de responsables hiérarchiques qui empêchent bien souvent les réponses immédiates et pragmatiques aux urgences, aujourd'hui sanitaires. Les exemples de l'ARS du Grand-Est publiant le 3 avril une note annonçant la suppression de lits et de postes au CHU de Nancy ou de celle des Hauts-de-France refusant l'utilisation de tests illustrent ce phénomène, que faire pour empêcher ces "petits chefs" de nuire ?

Atlantico : D'où provient ce phénomène ultra-hiérarchisé qui n'autorise pas les mesures immédiatement souhaitables sous des prétextes administratifs ?

Gilles Clavreul : Il faut commencer par souligner un paradoxe : pourquoi se plaint-on d’une bureaucratie excessive aujourd’hui, au bout d’un petit demi-siècle de « modernisation de l’Etat » ? Modernisation, c’est-à-dire simplification administrative, raccourcissement des chaînes de décision, réduction des délais, pour un service public plus performant, plus soucieux de la satisfaction de l’usager, mieux évalué et donc plus transparent, le tout au meilleur coût. Des problématiques plus nouvelles sont apparues, comme le recours aux nouvelles technologies ou la réduction des normes, mais elles s’inscrivent toujours dans une même optique, celle dans laquelle des générations de hauts-fonctionnaires ont été formés : un Etat plus svelte, plus réactif et donc, plus performant. 

Si on décape un peu tout ce que discours peut avoir de mièvre, il faut reconnaître que, dans les faits, nombreuses sont les activités publiques où ces recettes ont plutôt bien fonctionné, notamment grâce à la dématérialisation. Payer ses impôts, créer une entreprise ou refaire un permis de conduire, pour ne prendre que quelques exemples, ce sont désormais des opérations simples, à comparer avec les heures de guichet qu’il fallait affronter par le passé. Dans le domaine de la santé aussi, d’importants progrès de cette nature ont été accomplis : par exemple l’essor de la prise en charge ambulatoire, et plus largement la réduction de la durée moyenne de séjour (DMS) hospitalier, qui permet de combiner logique d’efficacité et bien-être du patient.

Pour autant, on ne peut pas ne pas voir, simultanément, toutes les limites que rencontre ce discours d’inspiration managériale – j’insiste sur le fait qu’il n’est pas seulement une pratique, mais aussi un discours – dans la réalité. Sans s’attarder sur les dysfonctionnements repérés ici et là dans la gestion de la crise actuelle – il faut aussi compter avec les aléas, la fatigue, les asymétries d’information, etc. et ne pas tirer de conclusions trop générales à chaque incident – il faut quand même convenir, pour déplier le paradoxe que j’évoquais initialement, que d’une manière générale, plus on fait la chasse aux normes, et plus on à l’impression d’être envahis par les normes ; que plus on parle de rapidité dans la prise de décision, et plus les cas d’indécision nous sautent aux yeux ; que plus on importe les démarches « customer-friendly » issues du privé dans la sphère publique, et plus le citoyen-usager semble difficile à convaincre que l’administration travaille réellement à se rendre plus agréable et diligente auprès de lui. Je pourrais continuer comme cela longtemps, en terminant par ce que ne manquent pas de relever nombre d’observateurs, y compris parmi ceux qui ne passent pas pour des chantres du thatchérisme : on parle de pénuries un peu partout dans l’administration, alors que le poids de la dépense publique n’a jamais été aussi élevé.

Comment comprendre tout cela ? Je crois qu’il y a trois interprétations possibles. La première, autour de laquelle s’est longtemps établi un consensus rassurant, parmi des élites gagnées au « New Public Management » : on n’est pas allés assez loin dans les réformes, voire, pour les plus radicaux, on n’a pas vraiment réformé jusqu’à présent, on s’est contentés de faire semblant. La deuxième consiste à placer l’origine des dysfonctionnements dans les réformes entreprises : c’est la critique de la « casse des services publics », de la marchandisation, de l’attrition, etc. En vérité ces deux interprétations, radicalement opposées, ne sont pas seulement des explications mais aussi des discours idéologiques ; j’irais même jusqu’à dire que ce sont d’abord des discours idéologiques, et très secondairement des tentatives d’explication. Ils partent d’une idée abstraite sur la puissance publique et refont l’Histoire a posteriori dans le sens qui valide leur récit. 

Cela dit, même les idéologies les plus radicales ont besoin de s’adosser un peu au réel, et si on repart du réel, on peut concéder que ces deux discours disent chacun un bout de vérité, pour tenter d’en proposer un troisième : partant de la saine intention de perpétuer l’idéal français de service public en modernisant l’Etat, le « New Public Management » à la française s’est dédoublé, avec d’un côté la mise en œuvre d’un certain pragmatisme gestionnaire qui a pu, dans de nombreux cas, porter des réformes utiles, et d’un autre côté, une idéologie – s’ignorant le plus souvent comme telle, ce qui est toujours dangereux – faisant non seulement de la dépense publique une espèce de mal absolu qu’il faudrait juguler par tout moyen – c’est la face la plus visible de cette idéologie – mais qui a surtout envisagé l’Etat comme une gigantesque chaîne de production, faite de briques indépendantes qu’on pouvait déplacer ou supprimer à loisir, un peu comme un immense Lego. D’où cette obsession généralisée de penser l’action publique en termes de procès à optimiser, avec plus ou moins de doigté selon les sociologies propres à chaque administration.

Or la réalité offre une résistance assez remarquable à cette vision idéologique. Prenons l’exemple de l’hôpital : en 2006, j’avais participé à une mission d’inspection IGAS-IGF sur la mise en place de la tarification à l’activité, une réforme qui faisait à l’époque l’objet d’un consensus remarquable. L’idée était simple, et au fond tellement évidente qu’elle n’était pas facile à remettre en cause : un séjour, un acte ou une pathologie, c’est un panier de coûts qui incorpore les charges de personnel, les médicaments, l’amortissement des dispositifs médicaux, les fluides, etc. On doit donc pouvoir définir un prix standard qui reflète sinon la « bonne » prise en charge du patient, du moins doit permettre d’établir une pratique moyenne quant à l’armement en personnel, le type d’actes réalisés ou la durée de séjour. On arrive par exemple à dire qu’un accouchement par voie basse sans complication ni comorbidité doit permettre à la mère et au bébé de sortir de l’hôpital au bout de trois jours, l’idée étant que tous les services de maternité sont financés ou « rémunérés » sur la base d’un tarif unique. Dans ce rapport très technique, nous avions alerté sur les multiples apories de cette T2A, mais qui toutes convergaient vers un seul point : la T2A instaure un principe de marché dans un système où des acteurs qui ne maitrisent pas tous leurs coûts et fixent encore moins les prix sont poussés à produire plus dans le cadre d’une enveloppe globale fermée – ce qui signifie très clairement qu’un médecin, un service ou un hôpital ne peut « gagner » qu’au détriment de tous les autres.  

L’histoire était écrite d’avance, et c’est très exactement ce qui s’est produit : la logique inflationniste de la T2A a mis une pression insoutenable sur l’ONDAM hospitalier, exactement à l’image d’une cocotte-minute. Or, comme il fallait bien respecter l’équilibre financier voté par le Parlement, il n’y avait d’autre choix que de faire des coupes budgétaires générales, et de laisser mourir les « faibles », que leur « faiblesse » soit le fait d’une mauvaise gestion ou d’éléments exogènes telles qu’une patientèle plus lourde qu’ailleurs, les coûts historiques liés à la dette ou à l’état du bâtiment, ou un « case-mix » (le profil d’activité de l’hôpital) défavorable. Voulant combiner logique concurrentielle et régulation bureaucratique, la T2A n’a pas tiré le meilleur des deux mondes, mais le pire. Ce n’est pas Cuba sans le soleil, mais plutôt Wall Street sans les bonus. 

Le gouvernement actuel est revenu sur cette logique mortifère, mais les principes qui l’ont fait naître n’auront probablement pas disparu avec.

Quel est le principe sur lequel est adossé ce type de démarches ? On peut répondre, bien sûr, que c’est la logique marchande, la privatisation rampante, etc. Mais je crois qu’il y a autre chose qui est plus déterminant : c’est la recherche d’une introuvable logique mécaniste, « scientifique », qui permettrait de se débarrasser des aléas de la décision politique. J’ai presque envie de dire : de la décision tout court. Et si vous me suivez dans cette direction, vous regardez le problème très différemment : en effet, l’une des caractéristiques de la modernisation de l’Etat n’a pas été seulement la recherche d’efficience mais aussi le primat de la norme et de l’expertise sur les mécanismes plus classiques de prise de décision. Ainsi, la création des agences régionales de l’hospitalisation (ARH) en 1996, ancêtres des ARS, obéissait en grande partie à l’idée qu’il fallait spécialiser, techniciser et le plus possible « dépolitiser » la gestion hospitalière, trop souvent prisonnière de compromis locaux où les élus, mais aussi le corps médical et notamment les fameux « mandarins », prenaient une grande place. Tout au long de ces trente dernières années, on a pu voir cette logique « d’agencisation » des politiques publiques se développer dans de très nombreux domaines, mais c’est probablement dans le domaine de la santé qu’elle a été la plus aboutie. 

Eh bien le problème c’est que là encore, le réel résiste. Et les premiers à le manifester, avec vigueur, ce sont les agents publics eux-mêmes. Que disent-ils, bien avant l’arrivée du Covid ? On ne comprend pas les décisions qu’on doit appliquer, et qui d’ailleurs ne cessent de changer. Que disent-ils encore ? On est envahis par les tâches bureaucratiques, harcelés pour un reporting dont on ne nous fait jamais retour. Tout cela devrait alerter, d’une part, sur la crise de la décision publique ; et d’autre part, sur le lien à opérer entre ce transfert de l’autorité du politique vers des institutions organiquement tournées vers le dire d’expert et la compliance. Voilà comment, me semble-t-il, le grand périple du « New Public Management » a en grande partie désorganisé l’administration française et fait surgir le cauchemar qu’il voulait initialement conjurer : le retour d’une bureaucratie tatillonne, inefficace et sans âme. 

Loïk Le Floch-Prigent : Dans une interview accordée à Atlantico, Philippe Juvin dénonçait les chefs et petits chefs dont les ordres et contre-ordres expliquent le retard pris par la France dans sa lutte contre l'épidémie de coronavirus. Il a ainsi exprimé effectivement de manière très nette ce qui nous est arrivé lors de cette épidémie, l’incapacité de la bureaucratie et de la technocratie à répondre à une crise. En ce qui concerne la santé on avait vu arriver les difficultés depuis des années, mais surtout l’année dernière avec la révolte des hôpitaux, les chefs de service de plusieurs établissements s’affichant démissionnaires. Les praticiens, médecins et soignants s’estiment dans l’incapacité d’exercer leurs métiers à cause des procédures et des objectifs auxquels il faut qu’ils se soumettent. C’est le comptable, l’administratif, qui a pris le pouvoir et qui fixe les conditions d’un travail où il n’a aucune compétence. Au lieu d’aider les « hommes de l’art » à remplir leurs missions les fonctions administratives et comptables   finissent par empêcher les actes médicaux légitimés par l’expérience, la compétence et la responsabilité. Car finalement la non guérison est considérée comme un échec pour l’équipe médicale mais c’est l’équilibre budgétaire qui est le succès recherché par tout l’environnement administratif, les deux objectifs peuvent ne pas être en contradiction et être visés ensemble, mais quand l’équilibre budgétaire devient la priorité, pire la seule exigence, c’est tout le système de santé qui est en péril, c’était le sens des revendications de l’année dernière. En période de crise c’est l’explosion, nous y sommes !  

Le Professeur Juvin exprime là le péril de toutes les organisations qui laissent la bureaucratie aux postes de commande alors que le travail est effectué par des hommes de terrain. Les spécialistes du chiffre sont des cordes de rappel pour les responsables, mais lorsqu’on les met en position de diriger rien  ne peut  plus fonctionner, le sens du travail a disparu. 

En regardant la multiplication des Agences, Directions, Services, qui sont supposés organiser le système de santé national, régional, départemental ,on savait que le drame n’était pas loin, le cout de la suradministration tentaculaire étant en résonnance avec des exigences « à la base » d’économies drastiques et de jugements définitifs à partir uniquement de résultats financiers. En tant qu’industriel j’étais inquiet de ce divorce entre la nécessité de soigner au plus près des malades et les annonces de fermetures, en particulier des maternités dans beaucoup de territoires alors que leur présence est indispensable pour attirer dans les usines un personnel jeune de qualité. La révolte pour « conserver la maternité » on en rencontrait sur tout le territoire national ! 

Pour moi, il est clair que c’est au corps médical, à celles et ceux qui prennent la responsabilité de nos santés, qu’il convient de définir comment doivent être exercées  les fonctions support qui sont là pour leur permettre de travailler et non l’inverse. Une grande partie de l’organisation mise en place est au mieux inutile, mais plus vraisemblablement contre productive. Dans cette épidémie le corps médical a manqué de tout, c’était le rôle de l’administration d’anticiper, il n’y a donc pas vraiment de débat sur sa performance. 

Quelles sont les mesures envisageables pour libérer les acteurs sur le terrain et leur donner les moyens d'agir à la hauteur des enjeux actuels ? 

Gilles Clavreul : J’aimerais beaucoup qu’on commence par ne pas s’appuyer sur l’une ou l’autre des recettes habituelles, c’est-à-dire soit ouvrir aveuglément les vannes de la dépense publique, soit au contraire doubler le traitement de cheval (la purge budgétaire et les « réorganisations » à tout va), mais j’ai appris à être réaliste ! De surcroit, il faudra bien faire les deux, si l’on peut dire, c’est-à-dire à la fois consentir aux indispensables dépenses de remise à niveau, non seulement pour revaloriser des salaires qui ne l’ont pas été depuis si longtemps dans nombre de métiers essentiels, mais aussi pour gréer correctement des services publics qui, parfois, ne sont plus dans un état de fonctionnement acceptable ; et, à la fois, rechercher les gains d’efficience là où ils sont possibles, poursuivre la digitalisation, amplifier la chasse aux normes inutiles, etc. 

Mais la grande affaire selon moi, c’est de s’attaquer au cœur du problème : recentrer les moyens de l’Etat sur des chaînes de décision claires et lisibles, ce qui implique de questionner la logique des agences, et de s’interroger sur la plus-value des strates d’état-major qui, en dépit des contraintes budgétaires globales, n’ont cessé de se renforcer ces dernières années, notamment aux niveaux régional et central, sans apporter un surcroît d’intelligence et de matière grise, mais en affaiblissant à coup sûr la capacité opérationnelle de l’Etat qui, elle, se trouve sur le terrain. Recentrer ne veut pas dire recentraliser : au contraire, plus la chaîne d’acteurs est courte, plus le mécanisme de prise de décision est lisible, et plus il est facile et cohérent de déléguer. Il faudrait tout au contraire engager à nouveau un vaste mouvement de déconcentration administrative, autrement dit de donner aux acteurs de terrain les moyens de résoudre eux-mêmes les problèmes qu’ils constatent. Vaste programme…

S’agissant plus particulièrement de la crise sanitaire, il faut aussi se poser deux autres questions. La première : les institutions et les hommes dont le métier est de produire et de faire appliquer la norme, sont-ils les mieux faits pour gérer l’exception ? le caractère polycentrique et stratifié de l’organisation des pouvoirs entre ARS, préfets, agences nationales, collectivités locales, est-il compatible avec une prise de décision cohérente et rapide ? Je crois que les réponses sont dans les questions.

Loïk Le Floch-Prigent : De façon concrète, dans une situation aussi profondément gangrenée par une administration trop nombreuse, trop chère, trop arrogante, quelle est la bonne solution ? Il y en a une qui s’impose d’elle-même, il faut être aveugle pour ne pas l’observer , les médecins ont repris le pouvoir ! La querelle entre public et privé a volé en éclats quand les médecins hospitaliers ont envoyé leurs patients chez leurs confrères en cliniques sans considérer que la masse des papiers à signer était un handicap majeur à ce fonctionnement confraternel. C’est un exemple mais si les hôpitaux de l’Ouest deviennent des oasis pour ceux de l’Est et du Centre c’est que le corps médical tant décrié avec ses querelles d’egos fonctionne lorsque la santé est en jeu. N’oublions pas que le médecin est avant tout quelqu’un qui a une mission, qui se sent rempli de cette mission, celle de faire guérir son patient. J’observe sur les terrains avec lesquels je suis en contact que les procédures et normes diverses sont en train de voler en éclats et que le corps médical a le sentiment de désormais pouvoir faire son travail. Tout n’est pas encore parfait, les parapluies se déploient sur la rigueur des tests à effectuer, sur la destination des masques, les bureaucraties sont encore à la tache pour contraindre et empêcher, mais les praticiens font sauter les verrous à mesure que le temps passe.

Ce phénomène peut également exister aux sein des entreprises, quelles seraient les solutions immédiates face à ce phénomène ? 

Gilles Clavreul : Le phénomène bureaucratique est si ancien et si tenace qu’il doit rendre très humbles ceux qui veulent s’y confronter. Disons que le pire serait de céder au découragement et c’est un peu ce que je redoute le plus en entendant tant de fonctionnaires employer, depuis des années, et dans des situations ou sur des sujets très divers : « on est démunis ». « Démuni », ce mot qui fait mal circule de bouche en bouche, de l’aide-soignante au professeur de médecine, de l’enseignant au gardien de la paix. Il y a un scepticisme croissant, qui traverse la société, sur la capacité de l’Etat à agir : l’Etat peut-il encore quelque chose pour nous ? Et une grande partie de ce scepticisme, auquel les fonctionnaires échappent moins que quiconque puisqu’ils vivent cela de l’intérieur, tient précisément dans le sentiment diffus que la machine publique tourne à vide, sans raison précise, et que le manuel d’utilisation a été jeté par-dessus bord, on ne sait plus trop quand.

Lorsqu’on est « lost in management », pour reprendre le beau titre du beau livre de François Dupuy, la tentation tout à fait humaine est de créer des circulations extra-corporelles un peu partout pour éviter les thromboses. Quand rien ne se passe quand vous appuyez sur le bouton, et que vous n’avez pas le temps de réparer la machine, vous cherchez une alternative rapide, en court-circuitant les hiérarchies et en faisant confiance au flair et à l’intelligence de situation des gens de terrain. Dans les films d’action, il y a toujours un moment où un type à l’état-major, plus malin que les autres, arrive à convaincre ses chefs qu’il faut donner les clés à un « maverick », une grande gueule en conflit avec sa hiérarchie mais qui, lui, a « vu le truc ». Dans la vraie vie, c’est un peu pareil, au sens où les décideurs politiques, confrontés à l’impuissance relative de la machine – ne soyons pas injustes, elle ne fait pas tout mal non plus, loin de là -, sont enclins à s’affranchir des lignes hiérarchiques pour gérer l’opérationnel en direct. 

C’est inévitable et, sur le moment, c’est souvent salutaire. Mais l’inconvénient est que, ce faisant, ils désactivent et désorganisent encore plus le système. Donc ce n’est pas un procédé durable : il y a un moment où il faut bien réparer la machine, peut-être justement en cherchant à lui donner, dans la régularité du quotidien, cette légèreté et cette réactivité qu’on arrive, bon an mal an, à mettre en œuvre dans les situations critiques. Or si les hospitaliers y arrivent quand même, mais aussi nombre d’autres acteurs de cette crise, n’est-ce pas parce que, confrontés à l’urgence, au risque maximum, sommés de faire des choix, ce qui est au cœur de l’action de l’Etat – la mission de service public, en l’espèce, sauver des vies – leur apparait plus nettement que d’ordinaire ? Un proverbe grec dit : ce qui va de soi, inutile de le répéter. Eh bien si l’administration s’enferre plus souvent qu’il ne faudrait dans des procédures à l’utilité douteuse, diffère ses décisions et créé de nouveaux circuits parce que les anciens sont défectueux, c’est peut-être tout simplement qu’elle ne sait plus ce que sont ses missions, du moins elle ne le sait plus assez clairement. Or, que fait-on de ce qui ne va pas de soi ? Réponse : une procédure, une circulaire, ou un tableau de reporting. Faute de fides implicita, une organisation qui se bureaucratise traduit par l’explicitation obligée que la défiance se propage en son sein. Et la défiance fait prendre des décisions mauvaises pour tout le monde – la « guerre des masques » le prouve assez. 

Nous avons la chance d’avoir une grande intelligence, individuelle et collective, parmi les fonctionnaires – je sais bien qu’on suscite des regards interrogatifs ou ironiques lorsqu’on dit cela, mais je ne cesse de le constater. Notre service public est le fruit d’une histoire longue, qui se confond en partie avec la fabrication de l’identité française ; ce n’est donc pas seulement une machine à faire fonctionner, mais un chœur d’hommes et de femmes dont la motivation et l’engagement ne sont pas pour rien dans la capacité du pays à se tenir – rappelons-nous l’après-Charlie, et le rôle qu’ils y ont tenu. Cet engagement est le meilleur levier pour redonner à la puissance publique la mesure qui lui manque parfois, mais il ne faut pas trop tarder, car le poison du découragement travaille ce corps social depuis longtemps, ni chicaner, car les hommages appuyés, si sincères soient-ils, risquent cette fois de ne pas suffire.

Loïk Le Floch-Prigent : Dans l’industrie, et on l’a vu lors des grands accidents, seule la désobéissance permet de sauver des situations délicates, il faut de la compétence et de la flexibilité. Les normes et procédures définissent un cadre qui ne doit pas faire empêcher de réfléchir. Pour l’administrateur zélé la carrière va se poursuivre s’il a bien respecté les ordres, pour le praticien il faut éviter la gravité des conséquences. Le praticien s’adapte à la situation, il essaie de trouver la meilleure solution et il sait qu’elle n’est pas dans le livre. La bureaucratie soviétique a connu son chant du cygne avec Tchernobyl . Le Directeur de la Centrale, incompétent Commissaire politique a transformé un incident en accident mondial, tandis qu’il lisait désespérément le livre les responsables des réacteurs adjacents ont évité un drame encore plus important, ils ont été guidés par leur compétence, leur expérience et leur responsabilité devant leur mission et non leur chef. Entre plaire au livre ou satisfaire à son engagement il fallait choisir et c’est en cela que je plaide pour la désobéissance. Tout n’est pas écrit, tout n’est pas prévu, c’est l’esprit des normes et procédures qu’il faut suivre et non la lettre. Il ne faut donc pas laisser aux tableaux EXCEL la gestion de la santé, pas plus que celle  de l’industrie.  

De façon concrète , et en me servant de mon expérience d’industriel , je dirai qu’ au-delà de la prise de pouvoir effective du corps médical sur son outil de travail qu’il faut aujourd’hui encourager et féliciter, il va falloir marginaliser les administrations centrales de la santé qui ont été des entraves au bon fonctionnement des soignants et revenir sur le terrain, établissement par établissement pour demander aux praticiens comment ils voient le fonctionnement de leurs établissements . Tous les professionnels de la santé vont devoir travailler ensemble lors de la période qui vient, celle des tests, ils trouveront les meilleures solutions localement . Oui, bien sur,  la réalité budgétaire s’impose naturellement à toute organisation, mais  il faut qu’elle soit comprise, acceptée et organisée pour assurer la fonction première :soigner . Et l’on soigne près du malade pas en administration centrale.  

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