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Procédures contre les responsables publics : ce qui sera juridiquement possible (ou pas)
©FRANCOIS GUILLOT / AFP

Responsabilités

Si le moment n’est certainement pas à la recherche des responsabilités juridiques mais à celui de la gestion de la crise, les procédures se multiplient.

Corinne Lepage

Corinne Lepage

Corinne Lepage est avocate, ancien maître de conférences et ancien professeur à Sciences Po (chaire de développement durable).

Ancienne ministre de l'Environnement, ancienne membre de Génération écologie, fondatrice et présidente du parti écologiste Cap21 depuis 1996, cofondatrice et ancienne vice-présidente du Mouvement démocrate jusqu'en mars 2010, elle est députée au Parlement européen de 2009 à 2014. En 2012, elle fonde l’association Essaim et l’année suivante, la coopérative politique du Rassemblement citoyen. En 2014, elle devient présidente du parti LRC - Cap21.

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Régis de Castelnau

Régis de Castelnau

Avocat depuis 1972, Régis de Castelnau a fondé son cabinet, en se spécialisant en droit social et économie sociale.

Membre fondateur du Syndicat des Avocats de France, il a développé une importante activité au plan international. Président de l’ONG « France Amérique latine », Il a également occupé le poste de Secrétaire Général Adjoint de l’Association Internationale des Juristes Démocrates, organisation ayant statut consultatif auprès de l’ONU.

Régis de Castelnau est président de l’Institut Droit et Gestion Locale organisme de réflexion, de recherche et de formation dédié aux rapports entre l’Action Publique et le Droit.

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Atlantico.fr :  "L'heure n'est pas à la polémique"  et pourtant plusieurs procédures pénales ont dores et déjà été lancées contre le gouvernement. En cause, sa mauvaise gestion de l'épidémie de coronavirus. Une accusation qui, si elle planait déjà, a été aggravée par les révélations d'Agnès Buzyn la semaine dernière.

Alors que l'épidémie de coronavirus perdure, un certain de nombre de plaintes - 5 d'après le quotidien Le Monde - ont déjà été envoyées à la Cour de la justice de la République. N'est-ce pas encore trop tôt pour demander des comptes et des réparations ? 

Régis de Castelnau : Sur le plan judiciaire, ces procédures lancées exclusivement contre les ministres en saisissant la Cour de justice de la République n’ont aucun intérêt. Sur le plan médiatique, et par conséquent politique elles sont au contraire importantes et nécessaires.

Je m’explique : la gestion de la crise par le gouvernement et par l’État depuis le début du mois de janvier a été, chacun le sait bien aujourd’hui, calamiteuse. Les aveux pleurnichards d’Agnès Buzyn n’en sont finalement qu’une confirmation. Comme j’ai déjà eu l’occasion de m’en expliquer dans vos colonnes, le comportement de nos dirigeants a été marqué par l’impréparation, la désinvolture, le cynisme, et beaucoup de leurs actes relèvent de l’application du code pénal. Homicides par négligences, mise en danger délibéré de la vie d’autrui, non-assistance à personne en danger, détournement de biens (disparition des stocks de masques et de chloroquine) nous avons affaire à un véritable florilège. Mais il faut bien comprendre que ce sont toutes les chaînes de commandement de l’État qui sont impliquées. Il n’y a pas que les ministres, Jérôme Salomon par exemple est un haut fonctionnaire. Or saisir directement la Cour de Justice ce n’est viser que les ministres puisque cette juridiction est justement prévue pour les juger eux. Le directeur général de la santé relève quant à lui des tribunaux ordinaires. Le processus normal serait de saisir directement les parquets qui alors demanderaient l’ouverture d’informations judiciaires et la désignation de juges d’instruction. Si dans le cours de celle-ci apparaissent des faits susceptibles d’être reproché aux ministres, cette partie du dossier serait alors transmise à la Cour de Justice. Il y a un autre problème celui de la recevabilité des plaintes déposées en général si j’ai bien compris par des organisations syndicales ou associatives qui à mon sens n’ont pas d’intérêt pour agir en se constituant partie civile. L’article 2 du code de procédure pénale est très clair : 

«L'action civile en réparation du dommage causé par un crime, un délit ou une contravention appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l'infraction. »

Ce sont donc bien les victimes ou leurs proches qui devront déposer les plaintes le moment venu. C’est-à-dire quand la justice sera en capacité de le recevoir et de les traiter.

En revanche je peux comprendre les démarches actuelles dont les médias se font l’écho. Il me semble que les principaux objectifs sont d’abord d’appeler l’attention des Français sur la responsabilité de ces politiques et fonctionnaires claquemurés dans leur sentiment d’impunité. Ensuite de faire peser sur les épaules de cette caste, le poids de ses responsabilités qu’ils exercent normalement au nom de la nation et pas au service de leur petite carrière. 

Et l’argument selon lequel il conviendrait d’attendre la fin de la crise pour faire les comptes, pour favoriser l’union nationale est une imposture. C’est au contraire le moment de dire à ceux qui nous gouvernent que nous les regardons, que nous allons faire notre devoir, mais que nous leur demanderons des comptes sur la façon dont ils ont rempli le leur. Et que dans l’appréciation, le fait qu’ils se soient ressaisis pourra être porté à leur crédit.

Donc les procédures pénales actuelles n’ont pas d’utilité judiciaire, mais elles sont un signal politique fort. Nous n’oublierons rien.

En revanche les procédures administratives qui fleurissent ces temps-ci devant Conseil d’État ont-elles, utilité immédiate. En effet il est possible de demander à la haute juridiction de délivrer des injonctions au pouvoir gouvernemental afin qu’il prenne enfin les mesures qu’impose la situation. 

Corinne Lepage : En effet, il sera nécessaire de comprendre ce qu'il s'est passé et de poser la question des responsabilités, mais pour l'heure il semble plus important de gérer la crise que de demander des comptes. Une fois le gros de la crise derrière nous, viendra l'heure des critiques mais aujourd'hui il faut s'assurer que toute l'attention du gouvernement est portée sur la crise sanitaire. Ils doivent pouvoir prendre les meilleures mesures possibles pour la contenir sans être gênés dans leur démarche. Ensuite, une fois l'ouragan passé, ils auront bien évidemment de nombreux comptes à rendre et ils le savent. 

A titre personnel, je me suis déjà exprimée plusieurs fois sur la gestion de l'épidémie de coronavirus, laquelle est selon moi catastrophique. Qu'il s'agisse de l'absence de masques, de gel hydroalcoolique, de gants, du peu de réactivité face aux découvertes du Professeur Raoult qui, en mon sens, auraient dû être testées plus tôt - qu'elles soient très efficaces ou non - ou encore de l'attitude laxiste face au tourisme - les touristes chinois continuaient de voyager librement en France alors que la Chine était déjà confrontée à l'épidémie. Le gouvernement a sans aucun doute tardé à réagir. 

Mais encore une fois, l'heure n'est pas encore aux explications notamment parce qu'il nous manque de nombreux éléments, lesquels sont essentiels pour déposer une plainte et lancer une procédure pénale. Aujourd'hui on sait que le gouvernement a tardé à réagir mais on ne sait pas encore pourquoi, on ne connaît pas encore les motifs de ce retard. On sait qu'Agnès Buzyn suivait la crise de près et en avait compris l'ampleur possible dès le mois de décembre mais on ne sait pas pourquoi elle n'a pas, à ce moment même, commandé des masques ou du gel hydroalcoolique. On sait qu'au mois de janvier elle a prévenu Edouard Philippe mais on ne sait pas pourquoi ce dernier n'a pas réagi, ni commandé de tests. On ne sait pas non plus pourquoi, dès janvier, des millions d'euros n'ont pas été injectés dans le système hospitalier alors que Jérôme Salomon, Edouard Philippe et Emmanuel Macron avaient, tous trois, été informés de l'ampleur possible de la crise. Or tous ces éléments sont essentiels pour lancer des procédures juridiques. En droit pénal l'élément intentionnel est crucial. Or, on ignore aujourd'hui si ce manque de réactivité découlait de choix budgétaires conscients - a-t-on préféré sauver l'économie et sacrifier des vies? - ou d'une erreur d'évaluation et sans ces éléments il est encore impossible d'incriminer qui que ce soit. Cependant, toutes ces questions seront posées et sont essentielles. Ces cas précis pourront permettre de construire, pour les crises à venir, une gestion de crise digne de ce nom. 

Une fois le gros de l'épidémie derrière, il apparaît clair que le gouvernement devra rendre des comptes. Quels hauts responsables de l'Etat risquent d'être mis en cause et par le biais de quelles procédures ?

Régis de Castelnau : Comme je viens de vous le dire, il y aura deux sortes de mis en cause susceptibles d’être poursuivi devant les juridictions pénales.

En application du principe de la séparation des pouvoirs, le juge de droit commun ne peut pas juger les ministres ayant commis des fautes pénales dans l’exercice de leurs fonctions. Il s’agit bien évidemment de fautes commises dans l’exercice précis de leurs responsabilités. Si un ministre dans une crise de colère à son domicile tue son conjoint à coups de revolver, il sera bien évidemment justiciable de la cour d’assises. En revanche si un ministre de l’intérieur participe à la décision de maintenir le premier tour d’une lecture municipale et ordonne à ses collaborateurs de l’organiser (l’organisation du scrutin est une compétence municipale exerçait au nom de l’État) malgré l’évidence du risque mortel que l’on fait courir à la population ainsi appelée aux urnes, cette violation grossière de l’article 221–6 du code pénal relèvera bien de la Cour de Justice de la république. Mais, tous les fonctionnaires de la chaîne de commandement et tous ceux qui ont été impliqués dans les fautes commises pourront voir leur responsabilité pénale recherchée devant le juge judiciaire. Et à ce stade il convient de tordre le cou à une légende selon laquelle obéir aux ordres seraient exonératoires de responsabilité pénale. L’article 28 du statut de la fonction publique prévoit effectivement un devoir d’obéissance pour le fonctionnaire, mais aussi sa contrepartie, le devoir de désobéissance. Celui-ci doit être appliqué dans le cas où l'ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public. La plupart des absurdités qui parsèment la gestion par ce gouvernement de la crise relevaient pour les fonctionnaires qui les ont accomplis du devoir de désobéissance. Ils devront donc en répondre.

Seront donc exposés au moment de la reddition pénale des comptes sur la gestion de la pandémie, les ministres et les hauts fonctionnaires.

Emmanuel Macron, le décideur final est protégé par son immunité présidentielle.

Corinne Lepage : Le seul qui ne risque rien, d'un point de vue juridique, c'est le Président de la République qui, sur le plan pénal, est irresponsable. Hormis Emmanuel Macron, tous les autres ministres et hauts fonctionnaires peuvent être inquiétés sur le plan juridique. Ils pourraient être poursuivis pour négligences graves ou imprudences en fonction de l'aspect intentionnel de l'infraction. Etant donné qu'il y a faute, toute procédure pénale est envisageable. 

Mais, à l'exception des poursuites pour fautes administratives - qui, selon moi, n'ont aucun intérêt puisqu'elles se retourneraient contre le contribuable - la poursuite qui me paraît avoir le plus de chance d'aboutir est celle pour omission de combattre un sinistre. En effet, l'article 223-7 du code pénal sanctionne le fait "de s’abstenir volontairement de prendre ou de provoquer les mesures permettant, sans risque pour soi ou pour les tiers, de combattre un sinistre de nature à créer un danger pour la sécurité des personnes" ce qui me paraît tout à fait de mise dans le contexte actuel. 

Mis à part cette procédure, on pourra bien sûr lancer des poursuites pour mise en danger d'autrui mais parce qu'elles exigent d'apporter quatre types de preuves cumulatives - existence d'une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement ; violation manifestement délibérée de cette obligation ; exposition directe d'autrui ; existence pour autrui d'un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente - la probabilité qu'elles aboutissent est plus faible.

Mais encore une fois, si ces procédures auront lieu et semblent à la fois nécessaires et inévitables, l'heure n'est pas encore aux réclamations et de nombreux éléments manquent encore. Il faudra attendre septembre et le lancement d'enquêtes parlementaires pour avoir un certain nombre de réponses et alors ces procédures pourront voir le jour. 

Risque-t-on, une fois la crise passée, de se retrouver face à un scandale qui pourrait être comparable à celui de l'affaire du sang contaminé ? 

Régis de Castelanau : La jurisprudence est pleine de décisions relatives à des gestions d’accident intervenu en matière de sécurité civile. Mais il est clair que la pandémie est une catastrophe sans précédent. Les deux seules affaires qui peuvent peu ou prou s’y rattacher sont celles de l’amiante, de la vache folle, de l’hormone de croissance et surtout du sang contaminé. Dans cette dernière, il était reproché au directeur du Centre National de Transfusion Sanguine d’avoir continué à distribuer du sang infecté par le virus du sida sans qu’il ait été chauffé au préalable, technique connue qui aurait permis d’inactiver le virus. Michel Garretta fut lourdement condamné par la juridiction correctionnelle. Mais en parallèle trois ministres dont Laurent Fabius furent jugés par la Cour de la justice de la République pour n’avoir pas mis en place suffisamment à temps une réglementation rendant obligatoire le chauffage du sang.

C’est donc dans ce cas de figure que nous nous retrouverons lorsque la justice pénale se sera emparée de la gestion de la tragédie. Les fonctionnaires et toutes les autres personnes impliquées dans les fautes pénales commises pourront être poursuivies devant le tribunal correctionnel. Les ministres et le premier d’entre eux Édouard Philippe, auront à répondre de leurs actes devant la Cour.

Quant au scandale, compte tenu de ce que l’on sait déjà, il sera sans commune mesure avec celui du sang contaminé. Et ce d’autant que si certaines infractions relèveront des atteintes involontaires à l’intégrité humaine, il y en a malheureusement d’autres qui semblent se rattacher plutôt à des comportements malhonnêtes. Il faudra que l’on sache où sont passés les stocks de masques, où sont passés les stocks de chloroquine, pourquoi l’État renoncé à faire respecter le confinement dans certaines cités. Là on parle de détournement de biens publics et de mise en danger délibéré de la vie d’autrui.

Corinne Lepage : L'affaire du sang contaminé a été fiasco. Laurent Fabius a été mis hors de cause, le ministre de la Santé de l'époque n'a pris qu'une petite sanction après des années de procédure et finalement, ce ne sont que quelques hauts fonctionnaires qui ont réellement été punis. L'affaire actuelle, celle de la mauvaise gestion de l'épidémie de coronavirus, comprend des points de comparaison avec l'affaire du sang contaminé mais elle reste sensiblement différente. Dans le deux cas, il y a eu un manque d'anticipation mais le scandale actuel est beaucoup plus grand. 

En outre, les points de comparaisons avec les Etats étrangers seront bien plus nombreux, et l'on remontra bien plus loin dans le temps notamment pour comprendre pourquoi le choix de ne pas renouveler les réserves de masques, de gants et de gel hydroalcoolique a été fait à plusieurs reprises. Au delà du scandale sanitaire en lui-même, c'est une affaire qui remettra également en cause les approches budgétaires à court terme qui apparaissent désormais découler d'une logique irrationnelle et catastrophique. Le bilan humain et le coût économique de cette affaire seront bien plus lourds, malheureusement, que dans le cas de l'affaire du sang contaminé. 

Pour retrouver sur Atlantico l'analyse d'Eric Verhaeghe sur les conséquences de la crise du coronavirus sur la fonction publique, cliquez ICI

Pour retrouver sur Atlantico l'analyse d'Edouard Husson sur l'impact politique et les conséquences judiciaires pour le gouvernement face à la crise du Covid-19, cliquez ICI

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