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Aussi inquiétante que le Covid-19, la crise de la raison ? Gourous et boucs émissaires font leur retour
©GERARD JULIEN / AFP

Dérives

Edouard Husson évoque la crise de la raison liée à l'épidémie de coronavirus et son impact au sein de la société française notamment ainsi qu'à l'échelle de la planète. Partie 1/2.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Celui qui cherche des sorcières à brûler abandonne l’usage de la raison

René Girard l’a dit un jour dans une de ces formules ramassées dont il avait le secret: « Ce n’est pas l’esprit scientifique qui a mis fin aux bûchers des sorcières. C’est parce qu’on a arrêté de brûler les sorcières qu’on a commencé à faire de la science! » L’esprit archaïque cherche d’emblée qui est coupable d’un événement malheureux. L’esprit moderne, lui, essaie de comprendre ce qui s’est passé. Chaque jour qui passe rend plus criante la validité de cette formule. Il suffit d’observer notre pays pour comprendre qu’il a beaucoup de mal à garder, collectivement, la tête froide dans l’actuelle pandémie. 

Il suffit de passer un peu de temps sur les réseaux sociaux pour se rendre compte de la multiplication, galopante, des comportements irrationnels. Ici l’on entend raconter que dans un immeuble où vit une infirmière en première ligne de la lutte contre le coronavirus, ses voisins lui ont écrit une lettre pour lui demander d'aller habiter ailleurs; là une vidéo montre deux gendarmes inutilement grossiers avec une dame sortant d’un supermarché avec un caddie peu rempli. Plus symptomatique encore, les appels à régler des comptes avec le gouvernement et à identifier des coupables à la fin de la crise se multiplient. On se réjouit de savoir que 600 médecins ont déposé une plainte contre le gouvernement. Des messages circulent pour diffuser un lien internet qui permette de s’associer à la crise. Il y a aussi une personnalisation à outrance. Les innombrables maladresses d’Agnès Buzyn en font une cible facile, d’autant plus qu’elle n’est plus protégée par sa fonction ministérielle. Mais on tombe rapidement dans l’ignoble: des insultes ou des caricatures antisémites contre l’ancienne ministre et son mari. Le conspirationnisme se répand, pour expliquer les origines de la crise, visant en particulier les Juifs et Israël. 

L’opinion est à la recherche de cibles: il y a quelques jours, Ségolène Royal se faisait insulter de manière récurrente parce qu’elle avait osé dire sur un plateau télévisé à un représentant du gouvernement que la France payait une politique de réduction des investissements on seulement dans l’hôpital public. Mais l’opinion est versatile: aujourd’hui l’argument de Ségolène Royal est utilisé allègrement par d’autres (ou par les mêmes, aurait insisté René Girard !) qui attisent la colère générale contre le gouvernement. Des individus absolument pacifiques dans la vie ordinaire ou dans le monde d’avant la crise font désormais des discours enflammés ou se prennent pour Robespierre. 

Panoramix contre Tullius Detritus

Rien, peut-être, ne montre mieux l'irrationalité actuelle des comportements que la polémique qui accompagne les travaux du professeur Raoult. Ce dernier est à la fois un médecin expérimenté et un grand chercheur. Il a observé qu’au plus fort de la crise du Coronavirus, certains de ses collègues chinois avaient testé l’utilisation de chloroquine, un médicament habituellement utilisé contre le paludisme, et obtenu des résultats assez spectaculaires chez des patients présentant les symptômes d’une atteinte au COVID-19. Ayant lui-même expérimenté avec succès le médicament, combiné à un antibiotique, sur un groupe test de malades, dans le respect de la déontologie médicale, Didier Raoult a décidé, vu l’urgence, de brûler les étapes et de communiquer sur youtube. Quoi de plus raisonnable quand on y réfléchit bien. D’ailleurs, le Professeur Raoult a eu un gros impact...aux Etats-Unis. En résumant un peu sommairement: un de ses collègues de Stanford en a parlé à Elon Musk, qui en a parlé sur Fox News, ce qui a alerté Donald Trump, qui a fait son travail de président et obtenu de l’Agence Fédérale américaine du Médicament que le traitement puisse être rapidement testé à large échelle. 

En France, au contraire, les obstacles se sont multipliés. Il y a eu la jalousie universitaire: quelle idée de passer par youtube, ce n’est pas sérieux ! Et puis on ne brûle pas les étapes ainsi, en bonne méthodologie ! Combinons y une bonne dose d’inertie bureaucratique: Nicolas Sarkozy fut le dernier président qui savait faire accélérer l’administration quand il le fallait, Emmanuel Macron en est incapable. Du coup, le pays est plongé dans une polémique stérile - et potentiellement mortifère - sur la question de savoir non seulement s’il est bien raisonnable de tester un traitement à base de chloroquine et d’antibiotique pour traiter les patients dès l’apparition des symptômes; mais qui est vraiment le Professeur Raoult. Certains le vouent aux gémonies, d’autres en font une espèce de gourou, tandis que prolifèrent les Tullius Detritus qui cherchent à alimenter la polémique et discréditer notre bon Panoramix, soit en diffusant des informations tronquées sur l’utilisation du traitement ailleurs, soit en proposant de n’appliquer qu’une partie dudit traitement - tout cela aux dépens des malades à soigner. 

Le costume ne fait pas le dirigeant 

L’apparence de vieux druide du Professeur Raoult cache un des plus grands talents scientifiques actuels de la médecine française. A l’inverse bien des costume-cravate bleu marine de notre gouvernement et de notre haute administration camouflent une profonde irrationalité devant une crise qui vient bouleverser toutes leurs croyances. Il n’y a toujours pas eu de mise en place d’un contrôle systématique aux frontières - et l’on peut supposer que la France est le dernier pays à se comporter ainsi. Le pays n’a constitué aucun stock de masques mais le moins que l’on puisse dire c’est qu’il n’y a eu aucune organisation systématique d’un nouvel effort de fabrication nationale. Sans LVMH, on disposerait d’encore moins de gel hydroalcoolique. Le plus irrationnel de tous les dysfonctionnements tient au fait que l’on avait, dès le début, de quoi tester largement - en attendant de fabriquer ou d’importer d’autres tests; et pendant des semaines notre gouvernement s’est obstinément refusé à le faire, alors même qu’il avait sous les yeux l’exemple des pays étrangers, à commencer par la Corée. Etonnant repli sur soi d’une équipe gouvernementale qui n’a cessé de mettre en avant pourtant son ouverture au monde. Mais plus les jours passent, plus notre pays se replie sur soi par nécessité au moment où d’autres pays mettent en place, mais par choix, des stratégies nationales qui impliquent fermeture des frontières et suspension des procédures internationales. 

Cette peur qui monte

Nos propres gouvernants sont effrayés par ce changement soudain des repères auxquels ils étaient habitués. Les sourires ou les mines martiales devant les caméras ne peuvent pas dissimuler la panique croissante qui les habitent. A l’Elysée et Matignon on navigue à vue. Les messages se suivent et se contredisent. Un jour il faut rester encore plus chez soi, un autre jour il faut sortir de chez soi pour aller aider les agriculteurs qui manquent de bras. Il y a six semaines on faisait l’éloge des masques, à présent on décrète leur inutilité car on n’en a plus assez. Les mêmes qui minimisaient l’épidémie il y a deux mois sont à présent à se raccrocher à la parole des médecins hospitaliers, qui devient l’alpha et l’oméga de la stratégie du pays. Comme à l’hôpital, on est confronté à un afflux de malades et un manque de lits, on tient forcément des discours très alarmistes sur l’ensemble de la situation. Mais aussi héroïques soient-ils nos médecins sont en aval de tout le processus. Ils sont surchargés de travail, confrontés à des dilemmes moraux sur qui soigner et qui laisser mourir, parce que bien des choses ne sont pas traitées en amont, parce que nos gouvernants sont tétanisés. 

Nos dirigeants n’assument pas leurs responsabilités, qui consisteraient à arbitrer entre la pression de la pandémie, les craintes légitimes qu’elle engendre, et le souci de ne pas casser l’économie du pays. Faute d’y arriver, insulter les « Français indisciplinés » devient une habitude, tandis que monte, en retour, une défiance et un sentiment, lui aussi irrationnel, que « les gouvernants cachent quelque chose ». Mais ils ne cachent rien d’autre qu’un vide stratégique ! 

Si l’on tâche de prendre du recul et de regarder l’ensemble du tableau, on voit bien que l’irrationalité des citoyens, que je décrivais au départ, en me référant par exemple aux réseaux sociaux, est entretenue, sinon aggravée par l’incapacité de nos gouvernants à maîtriser leurs nerfs, à réfléchir de manière posée, à mettre en place une stratégie de lutte contre la pandémie à l’échelle du pays. Si cette situation devait perdurer, ou même s’aggraver - il y a des jours où l’on a l’impression très forte que nos dirigeants politiques sont en train de perdre pied - on assisterait au renforcement de l’irrationalité sociale.

Partie 2/2 à lire ici

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