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Le service public détruit par les néo-libéraux ? Les (gros) petits arrangements de Frédéric Lordon avec la réalité
©SEBASTIEN BOZON / AFP

Fake news

Frédéric Lordon sort dans le Monde Diplomatique une tribune où il explique que les néo-libéraux à la Macron détruiraient depuis des années le service public. C'est aller un peu vite dans la responsabilité que les idéologues du service public comme Lordon portent dans l'étrange défaite que nous vivons.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Frédéric Lordon a sorti tout prêt du réfrigérateur le story-telling que la gauche bien pensante attend de pouvoir déguster depuis des années : le service public, en France, fait l’objet d’une destruction systématique par les néo-libéraux qui devait forcément déboucher sur une inéluctable catastrophe. Cette fois, elle est sanitaire et s’appelle le coronavirus. On vous l’avait bien dit !

Dans cette vision binaire, les chèvres (qu’il appelle en l’espèce les « connards ») du néolibéralisme ont cédé aux sirènes du profit, sans écouter les voix sages des M. Seguin de la dépense publique, avec qui cette catastrophe ne serait pas arrivée. Les méchants n’ont pas voulu écouter les gentils, et paf ! le pire arrive. 

Pour un peu, on résilierait son abonnement à Netflix pour souscrire au Monde Diplomatique, tant le scénario qui est servi correspond à tous les canons du soap opera hollywoodien. 

Les petits arrangements de Lordon avec la réalité

On ne s’étendra pas ici (l’argumentation éclairée n’ayant pas de place dans cette forgerie émotionnelle que nous proposent les amis du Monde Diplo) sur la fausseté totale des réalités que présente Lordon. L’intéressé voit autant de néo-libéraux que Blanche-Neige voyait de nains dans la version pour adultes du conte des frères Grimm. Mais c’est le privilège de la bien pensance que de pouvoir asséner des historiettes enfantines à la face du monde en les présentant avec arrogance et mépris comme des évidences scientifiques. 

On rappellera simplement que, en 2009, la loi de financement de la sécurité sociale avait prévu un objectif national de dépense de 152 milliards. En 2020, l’objectif est de 205 milliards. Autrement dit, en 11 ans, la dépense publique de santé a progressé de 35%, soit près de trois fois plus vite que l’inflation. Dans le même temps, l’indice des prix des services passait en effet de 90 à 105 (soit 12,5% de hausse).

S’agissant des hôpitaux, l’objectif de dépense est passé de 67,5 milliards à 84,2 milliards. Soit une hausse de 17 milliards, c’est-à-dire de 25%, là encore très supérieure à la hausse que les activités équivalentes dans l’économie française ont connue.

Autrement dit, la santé publique en France a bénéficié d’une hausse inégalée et inégalable de l’effort collectif pendant la décennie qui vient de s’écouler. Libre à Lordon d’expliquer qu’une augmentation galopante de dépense publique est la meilleure manifestation du néo-libéralisme, mais il peut, dans le même ordre d’idées, nous expliquer que la terre est plate et qu’elle tourne autour de la lune. Ces considérations-ci auront autant de valeur intellectuelle que celle-là. 

Confusionnisme et passéisme sont les deux mamelles du Monde Diplomatique

Dans le même temps où les moyens des hôpitaux publics augmentaient à une vitesse affolante, il est vrai que les Français au sens large (on inclura dans ce ressenti les personnels hospitaliers eux-mêmes) ont pu ressentir une baisse des moyens réels. 

Cette distorsion entre la réalité et le ressenti n’a rien à avoir avec du néo-libéralisme. Elle s’explique par des raisons objectives. 

La première est que les progrès médicaux ont rendu superflues des hospitalisations qui auparavant pouvaient être plus ou moins longues. La caricature de cette évolution très positive, c’est la bonne vieille opération de l’appendicite, qui supposait une hospitalisation d’une semaine il y a trente ans, et qui se fait en hôpital de jour aujourd’hui. 

Cette évolution n’est pas propre à la France : l’hospitalisation (c’est-à-dire le passage d’au moins une nuit à l’hôpital) a diminué partout dans le monde industrialisé, parce que la médecine a progressé. Il faut s’en réjouir, comme il faut se réjouir de son corollaire : la fermeture assez naturelle du nombre de lits, devenus inutiles faute de malades en nombres suffisants. 

Lordon pratique un regrettable confusionnisme lorsqu’il présente malicieusement la fermeture de lits permise par les progrès scientifiques comme un désengagement de l’État dans le service public hospitalier. À moins qu’il ne soit tout simplement nostalgique d’une époque où la médecine soignait mal, ou de façon traumatisante pour les patients – cette bonne époque où le moindre problème de santé vous condamnait à vous ennuyer pendant de longues journées dans une chambre déprimante avec des tuyaux branchés partout. 

Comment la bureaucratie hospitalière gaspille les moyens

Une autre explication tient au gaspillage des moyens publics par l’hôpital. Ce phénomène est savamment dissimulé par la grande machine administrative que Lordon et ses amis du service public portent au pinacle comme si un État obèse évitait le danger d’un monde incertain.

Une réforme reconnue comme toxique depuis de nombreuses années, appelée la tarification à l’activité, démultiplie par exemple les procédures bureaucratiques et explique pourquoi les soignants ne voient pas clairement l’usage qui est fait des deniers toujours plus nombreux que nous leur accordons. Ainsi, l’hôpital public compte-t-il en 2020 la bagatelle de 100.000 personnels administratifs pour 100.000 médecins. Dans les cliniques privées, on ne compte que 22.000 administratifs pour 40.000 médecins. 

Autrement dit, l’hôpital public compte deux fois plus d’administratifs par médecin que les cliniques privées. Si l’hôpital public réduisait ses procédures bureaucratiques (comme la tarification à l’activité, dont personne ne vient curieusement à bout…), s’il considérait que sa mission est de soigner et non d’administrer la santé, il libérerait immédiatement 50.000 postes de ronds-de-cuir qui plombent inutilement les comptes de la santé en France. 

Comme toutes ces vérités évidentes, puisées dans des documents officiels largement diffusés, ne cadrent pas avec le conte pour enfants caricaturé par le Monde Diplomatique, Lordon préfère les ignorer et leur substituer une geste plus facile à chanter dans les chaumières bio au son de sa balalaïka achetée dans un surplus soviétique : le bien public est en lutte avec le mal privé. Mais n’oublions jamais que ces fadaises manichéennes, démenties par les faits, sont un pur artefact idéologique. Elles servent une cause qui n’est certainement pas celle de l’intérêt général.

Lordon, d’où parles-tu ?

Pour comprendre les raisons qui poussent un Lordon, que nous ne traiterons pas de connard, et qui est un homme intelligent, à préférer l’infantilisation des masses à leur désaliénation, nous lui poserons la question bien connue des militants de ce mouvement fasciste et néo-libéral appelé la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) : camarade, d’où parles-tu?

Et l’on rappellera que Lordon est un chercheur du CNRS, c’est-à-dire un fonctionnaire d’État, qui fait l’éloge de la fonction publique d’État, dans un journal subventionné à hauteur d’environ 12 centimes le numéro, par le très officiel ministère de la Culture. Et comme c’est bizarre, l’intéressé se livre à un plaidoyer en faveur de l’État, de son intervention, de son action, en dissimulant consciencieusement les gaspillages et les naufrages que l’État organise au nom de l’intérêt général et du bien collectif.

Car, par exemple, du fait que le santé publique d’État ait piloté en toute bonne conscience des scandales sanitaires mortels comme le Mediator, Lordon ne dit rien. Du fait que des médecins de l’hôpital public comme le professeur Grimaldi empochent des dizaines de milliers d’euros chaque année de la part des laboratoires pharmaceutiques ou de l’industrie du sucre pour expliquer, du haut de leur statut de diabétologue, que la consommation quotidienne d’un litre de soda n’est pas dangereuse pour la santé, Lordon ne dit rien non plus.

Dans le conte pour enfant qu’il nous susurre avec ses airs de bobo bienveillant, le médecin hospitalier est gentil, vertueux, naïf, et le méchant, c’est le capitaliste néo-libéral qui considère qu’il paie trop d’impôts. 

Lordon, l’idéologue honteux de la macronie triomphante

Cette forgerie s’expliquerait-elle par le fait que Lordon appartient à cette grande caste des fonctionnaires qui tentent de nous faire croire qu’ils incarnent le bien sur terre et que nous ne devons surtout pas leur demander des comptes sur l’usage qu’ils font de l’argent public ? Cette caste de fonctionnaires toujours prompts à commenter l’actualité comme s’ils ne la faisaient pas, toujours prompts à critiquer ce qui ne marche pas en l’expliquant par un trop peu d’État et un trop plein de liberté individuelle.

Et pourtant, si nous reprenons l’histoire de la faillite française dans la crise du coronavirus, nous retrouvons à tous les étages des interventions mortifères de fonctionnaires, parfois grimés en élus du peuple.

Doit-on rappeler qu’en 2013, un magistrat de la Cour des Comptes, devenu président de la République, décide que le stockage des masques FFP2, qui font aujourd’hui cruellement défaut aux soignants exposés au virus, ne relève plus du rôle de l’État ? Il avait pourtant toute liberté pour décider du contraire, et objectivement aucun patron, aucun capitaliste, ne lui aurait disputé ce bout de gras. 

Doit-on rappeler que dès 2016, Jérôme Salomon, actuel directeur général de la Santé, avait alerté le candidat Macron sur les risques épidémiques d’ampleur, si l’on en croit ce journal de la droite libérale appelé Libération ?

Malgré cette parfaite conscience des risques, ni Macron, inspecteur général des Finances, ni Salomon, directeur d’administration centrale de l’État, n’ont pris la précaution, au mois de janvier, lorsque l’épidémie est devenue publique en Chine, de préparer le pays à la contamination en France. Pourtant, ils connaissaient parfaitement notre faiblesse sur ce point. Ils l’avaient analysée depuis longtemps. Et ils n’ont rien fait.

L’urgence de renouveler les élites administratives

Qu’aujourd’hui la caste des fonctionnaires, dont Lordon fait partie, cherche à détourner l’attention du public en attribuant la responsabilité de la crise à des boucs-émissaires étrangers au sujet, en se dédouanant à bon compte de son naufrage, nous n’en sommes guère surpris. Cette lâcheté est de toutes les époques. Déjà, en 1940, la défaite entièrement imputable aux élites parisiennes et à la hiérarchie militaire était attribuée par lesdites élites à un prétendu manque de combativité des soldats du front.

En réalité, l’actuelle faillite française est uniquement due à l’inadéquation de sa technostructure publique. Malgré des moyens colossaux, celle-ci est incapable est d’organiser une service public moderne, efficace, de qualité. Elle empile les mauvaises décisions les unes sur les autres, et elle conduit le pays à l’échec avec l’art consommé d’attribuer à celui-ci la responsabilité du naufrage. 

Dans cet ensemble idéologique, la haute fonction publique a besoin d’idéologues qui théorisent l’utilité de l’État et de sa domination par une élite, envers et contre tout. Elle a besoin de beaux parleurs capables d’expliquer sans vergogne que la criante surdaministration française est en réalité la solution à tous les problèmes. Ce mois-ci, Lordon a fait le taf.

Article publié initialement dans le Courrier des stratèges

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