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Petits meurtres entre amis du Conseil d’Etat ?
©BERTRAND GUAY / AFP

Pan sur les doigts

Le Conseil d'Etat a récemment critiqué et dénoncé les fragilités du projet de réforme des retraites mené par le gouvernement et a suspendu une partie de la circulaire Castaner. Cette situation est-elle inédite ?

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico.fr : Le Conseil d'Etat a cette semaine, tour à tour, vivement critiqué la réforme de retraites et suspendu, en partie, la circulaire Castaner. Des prises de position rares pour la plus haute juridiction administrative du pays qui a pourtant l'habitude d'être en accord avec le gouvernement. 

On a rarement vu le Conseil d'Etat sanctionner aussi durement, et coup sur coup, le gouvernement. Alors qu'il y a généralement un certain entre soi entre le gouvernement, les anciens conseillers d'Etat et le Conseil d'Etat, cetet situation n'est-elle pas assez inédite ? 

Christophe Boutin : Distinguons un peu les choses si vous le voulez bien. Lorsque le Conseil d'État critique les textes sur la réforme des retraites qui lui sont soumis, il agit en temps que conseiller du gouvernement, obligatoirement consulté sur les projets de lois. Lorsqu'au contraire il suspend l'application de la circulaire avec laquelle Christophe Castaner comptait redessiner la vie politique française, il agit, dans le cadre d'une procédure d'urgence, en tant que juge administratif, saisi par des élus de droite comme de gauche. Reste qu’effectivement, dans les deux cas, on peut noter la vigueur avec laquelle il répond.

Pour les projets de loi gouvernementaux, nous avons déjà eu l'occasion de le dire dans vos colonnes, ses critiques portent à la fois sur la forme et sur le fond. Sur la forme le Conseil note par exemple l'insuffisance de l'étude d'impact, qui ne permet pas de faire de projections financières, sinon « lacunaire », ou la perte de visibilité d'ensemble due à la procédure des ordonnances qui sont prévues, mais aussi toute une série d'éléments qui pourraient conduire à mettre en doute la constitutionnalité du texte. Et sur la forme toujours, l'un de ses grands reproches est de n’avoir pu disposer, avec les seules trois semaines dans lesquelles il devait rendre son avis, d'un délai suffisant pour examiner sérieusement le texte et pouvoir analyser toutes les conséquences juridiques qu'il pourrait avoir.

Sur le fond ensuite, ce qui est peut-être encore plus surprenant comme intervention de sa part, le Conseil note qu'il s'agit d'une réforme de la vie politique française qui touche « un service social qui constitue l'une des composantes majeures du contrat social ». Mais c'est pour s’étonner ensuite de l'urgence invoquée par le gouvernement, alors qu’il considère lui que le système français de retraite est « dans un contexte de relative solide et solidité » ; pour noter ensuite que le projet de loi ne crée pas, contrairement à ce qui était avancé par le gouvernement, un « régime universel » ; enfin qu’il paraît bien délicat de vouloir le stabiliser à 14 % du PIB. Le conseiller du gouvernement prend ici clairement position pour mettre en cause l’idée même de la réforme.

Dans le cas maintenant de l'ordonnance de référé sur la circulaire du ministre de l'Intérieur, trois éléments sont sanctionnés. D’abord, l'attribution de la nuance « extrême droite » aux parti Debout la France que préside Dupont-Aignan, qui constitue pour le juge administratif une « erreur manifeste d'appréciation », c'est-à-dire une erreur que même un débutant ne ferait pas. Ensuite, le refus d'attribuer des nuances politiques lorsqu'il s'agit de communes de moins de 9.000 habitants, jetant un flou sur « l'expression politique de plus de 40 % du corps électoral ». Enfin, le juge administratif démonte le système mis en place par Christophe Castaner pour que, le soir des élections, le parti du Président et ses alliés aient une visibilité maximum : il s'agissait d'attribuer une nuance « liste divers centre », créée pour la circonstance, aux listes non investies par LREM, le MoDEM ou l’UDI, mais soutenues par ces partis, ou même simplement par « la majorité présidentielle ». Ce système « attrape-tout » n’étant pas possible pour les soutiens d'autres partis de droite ou de gauche, le juge refuse de se laisser abuser et le sanctionne comme contraire au principe d'égalité.

On le constate, effectivement, et plus peut-être pour l’avis donné sur les retraites que pour l'ordonnance concernant la circulaire, on aura rarement vu ces dernières années l'institution du Palais-Royal, dans ces fonctions de conseiller et de juge, se montrer aussi critique, et prendre des positions juridiques, mais aussi clairement politiques, qui mettent en doute et les méthodes et les buts du gouvernement.

On avait plus l'habitude de voir le Conseil d'État accompagner des choix gouvernementaux qu'il partageait. Il avait ainsi, dans les dernières décennies, permis les abandons de souveraineté de la France, et, donnant la priorité aux libertés individuelles, contribué à déconstruire le cadre politique et social national qui avait permis leur naissance et leur respect. Au point que, considérant que la même haute fonction publique, ayant suivi les mêmes parcours, faisait au fil des alternances politiques ou des remaniements des allers-retours entre les cabinets ministériels, le Palais-Royal, les directions d'administration ou celles d'entreprises publiques, certains y voyaient une oligarchie verrouillant un Système. Il est permis de se demander si nous n’avons pas ici, sinon une remise en cause, au moins fragilisation du dit Système.

Eric Verhaeghe : Il faut d'abord souligner que ces critiques sont portées par deux voies très différentes. Le Conseil d'État a beaucoup affaibli le projet de loi sur les retraites au titre de ses fonctions de conseiller de l'État. C'est son rôle éminent de ne pas seulement être une juridiction contentieuse, mais de donner un avis sur tous les projets de loi, avant la mise en discussion de ceux-ci au Parlement, et sur certains décrets. Ces avis sont donnés en section, et dans le cas du projet de loi retraites, il a été donné en assemblée générale, compte tenu de l'ampleur du texte. Un avis en assemblée générale revêt une solennité particulière. Il signifie que tous les membres du Conseil d'Etat se sont réunis pour adopter cet avis. La procédure ressemble un peu au lit de justice des Parlements sous l'Ancien Régime. C'est une adresse formelle au pouvoir exécutif. Concernant la circulaire Castaner, c'est le juge des référés qui s'est prononcé. On n'est plus sur un avis préalable sur un texte, mais sur une décision judiciaire au titre des fonctions contentieuses du Conseil d'État qui porte sur les décisions administratives, comme la parution d'une circulaire à caractère réglementaire. 

Dans la sévérité du Conseil d'Etat, il faut aussi lire le souci qu'a le Conseil de prouver son indépendance par rapport au gouvernement. À de nombreuses reprises, le Conseil a dû affronter des contentieux devant les institutions européennes, et particulièrement devant la Cour Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme (CEDH) à Strasbourg, sur son manque d'indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif. L'un des problèmes majeurs tient au fait que le président du Conseil d'État est le Premier Ministre. Pour éviter l'accusation de mélange des genres, le Conseil doit sans cesse prouver qu'il est capable de censurer le gouvernement. Il en va de sa survie. Si le Conseil d'État a violemment tâclé le gouvernement ce mois-ci, c'est en partie parce que ses membres sont épris de droit et sont ulcérés par la dérive préoccupante de l'État sous Emmanuel Macron, mais aussi parce que, à long terme, le Conseil d'État joue sa survie dans le challenge européen qui n'a pas que des défauts. 

Je me permets ici de taquiner amicalement les partisans d'un Frexit qui aiment diaboliser les institutions judiciaires européennes. La vérité est que ces institutions sont beaucoup plus démocratiques que les nôtres. Grâce à l'Europe, la justice française, en particulier la justice administrative, est contrainte de faire son travail correctement dans la plupart des cas. On peut s'en réjouir. 

Comment expliquer la mésentente actuelle ? Le Conseil d'Etat nourrit-il une certaine rancoeur à l'égard d'Emmanuel Macron et de son gouvernement ? 

Christophe Boutin : Il faut se rendre compte de ce qu'est le Conseil d'État - exceptant bien sûr ici les nominations dites « au tour extérieur ». Les conseillers d'État, sortis de l'ENA « dans la botte », estiment être la légitime élite d'une république méritocratique – et, effectivement, rejoignent une tradition de « grands serviteurs de l'État » héritée des « juristes du roi » de l'ancien régime.

On a évoqué les allers-retours qui leur permettent d'être à tous les stades du pouvoir régalien, haute administration, conseil du gouvernement, rédaction des textes dans les cabinets, juge de ces mêmes textes, sans compter les directions de divers organismes et entreprises. Depuis quelque temps, certains, tentés par les avantages du privé, n’hésitaient pas à ajouter à cela un « pantouflage » qui a certes toujours existé mais qui s’apparentait crûment à la vente de compétences et d’un réseau de relations à des lobbies, et ce sans grand contrôle - les choses vont peut-être évoluer maintenant avec l'arrivée de Didier Migaud à la tête de la Haute autorité pour la transparence de la vie politique.

Mais une autre caste hante maintenant les cabinets ministériels, celle de ces jeunes gens venus de la « société civile », du « monde du privé » et qui entendent bien transformer l'État de fond en comble. Suivant pour partie les directives de l'Union européenne, mais aussi les intérêts d'un certain nombre de lobbies - les deux n'étant nullement incompatibles -, il s'agit de démanteler l’État français et ses services publics, et par exemple de vendre les biens publics payés par l’impôt de plusieurs générations – autoroutes, barrages, aéroports - à des sociétés qui n'auront d'autre but que de servir les appétits de leurs actionnaires.

De là, on le comprend, ce que vous appelez la « rancœur » de cette aristocratie d'État qu’est la haute fonction publique française. D'abord, parce qu'elle s'estime dépossédée de son rôle de conseiller et d’organisatrice au profit de ces nouveaux arrivants, et qu’elle pèse moins sur une politique dont elle aimait à dessiner les perspectives. Ensuite, pour une partie au moins de ses membres, parce qu’ils sont restés fidèles à une certaine idée de l'État, sinon à une « certaine idée de la France », et qu’ils supportent mal de la voir ainsi mise à l'encan tandis que le régalien est ainsi frondé par une finance qu’ils méprisent.

Eric Verhaeghe : Je ne placerais pas forcément ces questions sous le signe d'une mésentente ou de querelles affectives, mais plutôt sous le signe d'une inquiétude face à l'affaiblissement de l'État de droit, entamé sous François Hollande, et qui s'accélère avec Emmanuel Macron. Même le Conseil d'État aujourd'hui prend ses distances vis-à-vis de la mentalité dominante dans la caste au pouvoir, selon laquelle l'État est sa chose et que seule cette caste est l'interprète autorisée de l'intérêt général. Si l'on admet l'hypothèse que l'État est aujourd'hui contrôlé par un noyau restreint de personnes non élues qui centralisent les décisions, on comprend mieux la crise qui traverse les élites administratives. Ces personnes non élues sont le secrétaire général de l'Élysée, Alexis Kohler, et le tandem à la tête du cabinet de Matignon, Benoît Ribadeau-Dumas et Thomas Fatome. Ce dernier, par exemple, est de notoriété publique hostile au système de retraite par points. C'est pourtant lui qui a oeuvré sur ce dossier. La suite a montré comment la technostructure peut torpiller les décisions politiques, en multipliant les manoeuvres pour imposer une doctrine contraire à la volonté des élus du peuple. 

Sur le dossier des retraites, il est évident que les technocrates de Matignon ont systématiquement entravé les ouvertures libérales dans le système par points. En principe, la retraite par points permet d'alléger le contrôle social en permettant à chacun de choisir son âge de départ à la retraite. Elle est peu compatible avec une logique d'âge-pivot. Cette possibilité de liberté ouverte aux petites gens effraie les élites administratives et la bourgeoisie parisienne qui tient absolument à contrôler la société. C'est pourquoi Matignon a tenu à montrer que l'âge-pivot était une initiative qui lui revenait. Édouard Philippe aurait pu avoir l'élégance et l'intelligence de faire endosser cet âge-pivot par les partenaires sociaux, comme Laurent Berger le demandait depuis plusieurs mois. Mais non, les élites ont voulu montrer qu'elles avaient le pouvoir et que c'était elle qui contrôlaient le pays. 

Jamais, dans l'histoire de la République, si peu de conseillers de l'ombre n'ont eu autant de poids dans la décision collective. D'où l'inquiétude manifestée par le conseiller d'État, qui constitue une alerte de plus sur la dérive de l'État de droit en France. 

Si, en vertu de l'article 39 de la Constitution de la Vème République, le gouvernement est libre de prendre en compte ou non les observations du Conseil d'Etat, quelles pourraient néanmoins être les conséquences concrètes de ces prises de position ?  

Christophe Boutin : Dans le cas de l'ordonnance de référé sur la circulaire de Christophe Castaner, il s'agit d'un jugement, et l'administration ne saurait s'en affranchir : il y a autorité de la chose jugée. Pour le reste, c'est-à-dire pour les avis formulés par le Conseil d'État sur les réformes des retraites, effectivement, il ne s'agit que d'un avis consultatif, que le gouvernement comme le parlement sont libres de suivre, et non d’un avis conforme que ces derniers seraient cette fois obligés de respecter. Pour autant, au regard des critiques formulées, il semble très difficile de passer outre. En effet, le Conseil d'État a soulevé de manière explicite dans cet avis des éléments touchant à d'éventuelles inconstitutionnalités du texte - et d'autres touchant cette fois à des problèmes de conventionnalité, c'est-à-dire de respect de textes internationaux, ici les normes de l’Union européenne et la Convention européenne des droits de l'homme.

Si l'on reste sur le seul problème de constitutionnalité, on rappellera que le Conseil constitutionnel est obligatoirement saisi des lois organiques, et que l'un des textes en préparation est justement une loi organique. Par ailleurs, on imagine assez facilement une saisine de 60 parlementaires de l'opposition contre l'autre texte en préparation sur les retraites. Certes, le Conseil constitutionnel, qui connait l’avis du Conseil d'État, n’a bien sûr pas vocation lui non plus à le respecter obligatoirement : il peut avoir une interprétation différente de celle de ses collègues de l’autre aile du Palais-Royal. Mais sur bien des points les remarques formulées par le Conseil d'État ne sauraient être écartées d’un trait de plume : il faudra donc les examiner très sérieusement, et, pour certaines d'entre elles, il semble peu douteux que si le texte était voté en l’état il y aurait déclaration d’inconstitutionnalité. Se poserait alors la question de la séparabilité des dispositions litigieuses d’avec le reste du texte : si elles peuvent en être retirées, elles seules ne seraient pas promulguées ; sinon, c’est l’ensemble du texte qui ne pourrait l’être.

On l’aura compris, « l’avis » est tout sauf neutre, et conduit nécessairement le gouvernement à revoir sa copie. Les jeunes loups qui peuplent les salons élyséens devront attendre un peu pour « trader » les retraites des Français.

Eric Verhaeghe : Les conséquences se situent à deux niveaux. 

Le premier, immédiat, est l'exposition de l'ensemble de l'édifice juridique au risque de contentieux à répétitions. Si le Conseil d'État indique en amont que le texte qui lui est soumis est insuffisant, le Conseil d'État en aval, lorsque les contentieux viendront, n'aura aucun scrupule à censurer, à suspendre, à annuler des décrets ou des décisions prises en application d'un texte dont il a dit grand mal, et que le pouvoir exécutif a fait passer en foulant au pied son avis. En outre, la désapprobation du Conseil pèsera lourd dans l'avis que le Conseil Constitutionnel rendra s'il est saisi par les parlementaires. On voit mal les Sages approuver ce que le Conseil d'État a dénoncé. En tout cas, l'avis du Conseil d'État préfigure une fragilité du texte qui rendra le Conseil Constitutionnel particulièrement vigilant et soucieux de bien approfondir son avis. 

Le second niveau de conséquence est plus "cérébral" mais beaucoup plus dangereux. Les ruptures avec le Conseil d'État actent d'une dérive autoritaire du pouvoir, qui n'ont rien à envier à ce que les élites françaises dénoncent en Pologne ou en Hongrie. Jusqu'ici, les critiques sur les violences policières, sur la répression, sur le manque de délibération démocratique, émanaient seulement des contestataires. Désormais, ce sont les élites administratives elles-mêmes qui mettent en garde Emmanuel Macron sur sa dérive autoritaire. C'est totalement inédit dans nos institutions, et cette consolidation des oppositions qui fait contagion pourrait déboucher sur une situation de rupture politique tout aussi inédite. A trop tirer sur la corde, Emmanuel Macron finira par la casser. 

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