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1973 - 2020 : l’Europe puissance, pari raté ?
©JOHN THYS / AFP

Avant, pendant, après

Près de quatre ans après le vote du Brexit, le Royaume-Uni quitte l’Union européenne ce vendredi soir. En quoi l'Europe de 1973, lors de l'arrivée des Britanniques au sein de la Communauté économique européenne, se différencie-t-elle de celle de 2020 ?

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.

Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.

Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Patrick Martin-Genier

Patrick Martin-Genier

Patrick Martin-Genier est spécialiste des questions européennes et internationales, des collectivités territoriales et des affaires publiques. Il enseigne le droit public public à l'Institut d'études politiques de Paris et le droit constitutionnel et administratif à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Patrick Martin-Genier est également administrateur de l'association Jean Monnet. 

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Atlantico.fr : En quoi l'Europe de 1973 se différencie-t-elle de celle de 2020 d'un point de vue économique ? A-t-elle conservé ses objectifs et perspectives d'alors ?  

Rémi Bourgeot : Le Royaume Uni rejoint les Communautés européennes à un moment d’inquiétude croissante sur la position économique du pays, un peu moins d’un an toutefois avant le choc pétrolier, qui allait profondément modifier les règles du jeu politico-économique dans le monde développé, en centrant les préoccupations sur la lutte contre l’inflation, souvent au détriment de l’emploi et de l’innovation. Cette époque, dans le contexte de l’éclatement du système de Bretton Woods, avant même le choc pétrolier, marque le début de la focalisation sur une vision particulière de la stabilité monétaire, reléguant au second plan le cœur des enjeux productifs. La situation économique au début des années 1970 a assurément peu en commun avec celle de nos économies aujourd’hui désindustrialisées, en particulier si l’on considère la réalité humaine de l’emploi et des opportunités. C’est cependant à cette époque qu’émerge le rapport à la réalité économique qui conditionne les politiques encore aujourd’hui. Dans un jeu de renversement tragique, ce sont les tendances déflationnistes aujourd’hui qui sont au cœur de la focalisation monétaire, mais la vision reste en fait assez similaire. Les pères de la lutte contre l’inflation dans les années 1970-80, prêts à soumettre l’industrie à des taux d’intérêt punitifs et à appréhender le chômage comme un outil de contrôle de l’inflation, sont les ancêtres assez directs de nos banquiers centraux et « ECB watchers », célébrant les bulles financières et immobilières phénoménales qu’ils alimentent en espérant relancer une économie désespérément faible en dépit de décennies de discours réformiste.

D'un point de vue économique, l'influence de la situation "entre deux blocs" dans laquelle se trouve actuellement l'Europe entre les États-Unis et la Chine est-elle comparable avec celle de 1973 lorsque États-Unis et URSS se faisaient face ? 

Rémi Bourgeot : Les années 1970 comme l’époque présente sont marquées par des bouleversements technologiques, en particulier ceux liés alors à l’émergence de l’informatique à l’époque comme aujourd’hui de ses descendants que sont l’intelligence artificielle, l’internet des objets et autres fronts de la révolution technologique en cours. Dans les années 1970, l’URSS sort clairement de la course technologique, malgré des avancées qui restent fortement localisées dans l’industrie de l’armement. Sur le plan économique, les années 1970 représentent déjà la fin de la guerre froide en termes de concurrence entre modèles de développement et d’innovation. C’est aussi sur la base de cette victoire mêlée d’une angoisse mal maîtrisée que les pays développés s’éloignent de plus en plus des enjeux réels du développement économique, en se focalisant sur des idéaux monétaires en gestation et la grammaire des réformes structurelles, souvent au détriment de l’innovation, de l’éducation et de la productivité. Malgré la crise du modèle de croissance chinois, la situation actuelle diffère clairement, du fait du morcellement technologique en cours à l’échelle mondiale et de la focalisation légitime des deux grandes puissances sur l’avancement technologique. 

Si l’on revient un instant au cas britannique, il est frappant de constater le rôle majeur du pays dans le développement primordial de l’informatique à partir des années 30 jusque dans l’après-guerre, qui a reposé sur l’excellence de ses universités. Alors que s’exacerbe dans les années 1970 le sentiment d’une relégation tragique sur le plan économique, le pays aurait alors précisément pu se repositionner avec une certaine aisance à la pointe de l’innovation. La crise que connaît la livre sterling dans la deuxième moitié de la décennie, le recours aux Etats-Unis puis au FMI alimente au contraire alors la focalisation sur la stabilisation monétaire du pays et le redéploiement de Londres comme centre financier mondialisé.

Quelles sont les perspectives économiques de l'UE pour les prochaines années après le départ du Royaume-Uni ? 

Rémi Bourgeot : La prise de conscience de l’épuisement du modèle européen de gestion économique des dernières décennies, qui a atteint son paroxysme avec la gestion de la crise de l’euro, est désormais palpable jusqu’au cœur des institutions européennes et même des ministères parisiens. La crise que rencontre le modèle économique allemand, pour des raisons liées à la fois à la guerre commerciale et à son modèle de structuration des coûts, pose plus clairement que jamais la question de la réorientation des politiques économiques européennes. L’enjeu est pour l’Europe, autant l’UE que le Royaume-Uni, à la fois de reposer les fondations d’un modèle social stable et de trouver sa place dans la révolution technologique en cours. L’idée consistant à mettre à profit la mondialisation en créant une position structurellement excédentaire au moyen de la compression des coûts salariaux a vécu. Et au Royaume-Uni, bien que la situation sociale n’ait pas la même gravité qu’en France ou en Europe du Sud, l’enjeu consiste également à développer un modèle qui ne repose pas simplement sur une City davantage offshore à l’aide de nouvelles règles comptables mais qui offre au contraire des opportunités d’emplois de qualité et d’innovation de par le territoire.

Quelle fut la symbolique de l'entrée du Royaume-Uni (aux côtés du Danemark et de l'Irlande) ? De la même manière, que symbolise sa sortie vis-à-vis des perspectives de l'UE ?

Patrick Martin-Genier : Pour le Royaume-Uni il s’est agi d’emblée d’un mariage de raison. Il n’y a jamais eu de mariage d’amour. Le Royaume-Uni après avoir tenté de torpiller de l’extérieur la communauté européenne a fini par se rendre à la raison : il fallait être mieux à l’intérieur qu’à l’extérieur pour mieux l’orienter et la maîtriser. De fait, depuis son entrée dans la CEE le 1er janvier 1973, le Royaume-Uni n’eut de cesse de renégocier les termes de son accord. 

Mais il y a eu une symbolique très forte : la cérémonie de signature du traité d’adhésion par Edward Heath alors premier ministre le 22 janvier 1972 : il y a évoqué les idéaux de liberté et de démocratie de l’Europe. Ce fut un vrai symbole.

Edouard Husson : Ce fut un moment essentiel de l’après-guerre. En 1968-69, la RFA avait pour la première fois montré une rare ingratitude vis-à-vis de la France gaullienne en jouant le deutsche mark contre le franc en pleine crise du dollar et de la livre. C’est la raison pour laquelle Georges Pompidou réalisa le rapprochement avec Londres seulement esquissé par le Général de Gaulle avant son départ. Il s’agissait de rétablir l’équilibre au sein de la Communauté Européenne. Aujourd’hui, on se rend compte qu’il s’est agi d’une belle occasion pour la France: le Danemark, de culture libérale comme la Grande-Bretagne, offrait un utile contrepoids à l’Allemagne de l’Ouest, héritière d’une puissance autoritaire. De même, l’entrée de l’Irlande, pays catholique s’il en fut, constituait l’amorce de la création d’une ceinture catholique de la CEE, qui serait bientôt complétée, pour rejoindre l’Italie, par le Portugal et l’Espagne. En fait, dans les années 1970, la France a pris les bonnes décisions en matière d’élargissement: elle a fait rentrer des pays dont l’apport pouvait être essentiel pour contrebalancer la puissance allemande, politiquement, culturellement, économiquement. La sortie de la Grande-Bretagne, un demi-siècle plus tard, signe l’échec de la politique européenne de la France. Après Pompidou, les présidents n’ont plus réfléchi en termes d’équilibre européen pour la France, sauf peut-être François Pompidou, trop franchouillard cependant, lui aussi, pour savoir comment travailler avec les autres pays européens.

Où se situait l'Europe sur la scène géopolitique internationale en 1973 ? Sa position a-t-elle beaucoup évolué aujourd'hui ? 

Patrick Martin-Genier : L’Europe n’avait absolument aucune dimension de politique extérieure. La portée de la construction européenne était avant tout de terminer le marché commun, notamment la politique agricole commune qui fut la première raison de la CEE avec la réconciliation franco-allemande. Nous étions alors en pleine guerre froide outre la guerre du Kippour en octobre et c’était les États-Unis qui, à l’époque, comme aujourd’hui encore en réalité, assumait la sécurité de l’Europe et du monde.

Sa position a évolué de par les traités qui ont fini par intégrer la dimension de la politique extérieure et de sécurité commune. Toutefois, malgré la volonté notable de l’Union européenne de compter sur la scène internationale, si elle est la première puissance économique mondiale, elle reste un « nain politique ». On le voit dans les grands conflits internationaux (Chine, Russie, Syrie, Iran, conflit israélo-palestinien) où, au final elle n’a que peu de poids. En effet, la politique étrangère reste l’apanage des Etats et la France est une puissance nucléaire, ce qui lui donne un statut particulier de puissance mondiale tout comme le Royaume-Uni d’ailleurs.

Mais l’expression de Henry Kissinger, secrétaire d’Etat de Richard Nixon, « L’Europe, quel numéro de téléphone ? » reste plus que jamais d’actualité.

Edouard Husson : En 1973, l’Europe était coupée en deux. Elle était au coeur des enjeux de la Guerre froide. On pourrait penser que, cinquante ans plus tard, l’Europe libérée du communisme est infiniment plus puissante. Mais l’Allemagne réunifiée a été incapable de construire un leadership pour l’Europe. Le Brexit, d’un côté, le rapprochement de la Russie et de la Chine, de l’autre, sont les expressions les plus évidentes de l’affaiblissement européen. L’Union Européenne est une Europe rabougrie. En fait, le pays qui est le premier responsable de cette évolution, c’est la France. Nous n’avons pas développé l’alliance avec la Grande-Bretagne qu’impliquaient nos intérêts. Nous avons signé un pacte monétaire avec l’Allemagne qui asphyxie notre ceinture catholique et méditerranéenne naturelle, et bientôt nous-mêmes

D'un point de vue historique, l'influence de la situation "entre deux blocs" dans laquelle se trouve actuellement l'Europe entre les États-Unis et la Chine est-elle comparable avec celle de 1973 lorsque États-Unis et URSS se faisaient face ?

Patrick Martin-Genier : Non la situation n’est pas comparable. Nous n’avons plus d’un côté un conflit idéologique le communisme contre le capitalisme qui cachait en réalité aussi des ambitions territoriales.

La préoccupation essentielle des démocraties mais aussi de la Chine et de la Russie est de faire du commerce. Mais il est vrai l’objectif de l’Union européenne et des pays qui la composent est de défendre leurs industries et les emplois face à la compétition mondiale.

La Chine, par son commerce, a clairement une ambition stratégique de contrôle du monde (route de la soie, la G5 avec Huawei). Boris Johnson ne s’y est pas trompé qui, en autorisant la coopération avec Huawei, en a réduit pourtant la dimension afin d’éviter tout problème d’espionnage et de sécurité.

Edouard Husson : En aucun cas. Les années 1960 avaient représenté un éloignement relatif entre l’Europe et les USA: effondrement du mythe de Kennedy; guerre du Vietnam; crise du dollar; politique du Général de Gaulle. Dans les années 1970, les points de vue commencèrent à se rapprocher à nouveau, avec la signature des Accords d’Helsinki, en 1975, où Européens de l’Ouest et Américains parlèrent d’une seule voix, puis la montée d’une nouvelle Guerre froide, à partir de 1977. Il y a eu une intelligence collective euro-américaine, transatlantique, dans les années 1970 et 1980, qui a permis de mettre fin à la Guerre froide en faisant céder la Russie soviétique, par un mélange de fermeté et de main tendue. Aujourd’hui, nous sommes très loin de tout cela. La puissance dont nous devrions nous méfier est la Chine néototalitaire. Mais nous ne sommes pas prêts à épauler les Etats-Unis dans le rétablissement d’équilibre avec Pékin qu’ils sont en train de mettre en oeuvre. La Russie est une alliée naturelle mais la France n’est pas prête à imposer cette réalité aux Anglo-Américains. A condition qu’il s’agisse d’une alliance entre nations souveraines, l’OTAN et l’organisation transatlantique retrouvent un sens, puisque nous ne nous en sommes pas débarrassés en 1990. Mais, à contre-sens de l’histoire, Emmanuel Macron en déclare la « mort cérébrale ». 

Quel est le sens de l'histoire européenne aujourd'hui ? 

Patrick Martin-Genier : Il y a d’abord le sens de l’Histoire au sens propre. La construction européenne fut l’œuvre la plus riche non seulement du XX° siècle mais aussi sans doute de l’histoire mondiale, synonyme de paix entre les peuples, de réconciliation franco-allemande, de développement des valeurs démocratiques.

Aujourd’hui, avec le départ du Royaume-Uni, il ne tient qu’aux dirigeants de l’Union européenne de continuer l’œuvre des pères fondateurs. Hélas, beaucoup de dirigeants n’ont plus qu’une vague idée ce que fut l’esprit de la construction européenne quand il ne travestisse pas. Les grands pays comme la France et l’Allemagne n’ont plus nécessairement le même vison de l’Europe à venir.  Enfin, la montée des extrémismes, du populisme, conduit à oublier carrément les valeurs de l’Europe. Tout risque de s’écrouler comme un château de cartes mal empilées. 

Il est urgent de donner un nouveau sens à la construction politique de l’Europe sans quoi au final, ces sont les Britanniques qui auront gagné, une sorte de victoire posthume et post-mortem : l’Europe restera cantonnée à une vaste zone de libre échange dépourvue de toute dimension politique et elle sera condamnée à se déliter encore plus.

Edouard Husson : L’Union Européenne est sortie de l’histoire. Il sera très difficile de l’y faire rentrer, surtout avec une Angela Merkel et un Emmanuel Macron. Tout espoir n’est pas perdu cependant: le réveil conservateur de l’Europe centrale, la manière dont l’Italie essaie de résister aux diktats bruxellois, sont autant de points solides sur lesquels une France ayant décidé de rentrer dans l’histoire pourrait s’appuyer. 

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