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Retraites : ce qui se joue vraiment avec l’avis du Conseil d’Etat sur le projet de loi du gouvernement
©BERTRAND GUAY / AFP

Projections financières lacunaires

Le Conseil d'Etat a rendu son avis sur les projets de loi de réforme des retraites en Conseil des ministres. Le Conseil d'Etat a validé l'essentiel des dispositions du texte, mais a mis en garde le gouvernement contre le grand nombre d'ordonnances auxquelles il renvoie.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico.fr : Le Conseil d'État vient de rendre son avis sur les deux projets de loi instituant le système universel de retraite, un avis rendu public et publié sur Légifrance. Guerre des pouvoirs ou défense de l’intérêt général ?

Pourquoi cet avis du Conseil d'État ?

Christophe Boutin : L'avis du Conseil d'État est obligatoire sur les projets de loi, c'est-à-dire les textes préparés par le gouvernement - il n’est pas obligatoire sur les propositions de loi, les textes présentés par les parlementaires, mais il peut être demandé. L’un des éléments justifiant cet avis préalable est la nécessité pour le nouveau texte de trouver sa place dans la hiérarchie des normes.

C'est pourquoi il traite de la constitutionnalité du texte présenté, pour tenter purger ce qui pourrait être sanctionné par le Conseil constitutionnel, saisi a priori par les parlementaires de l’opposition avant la promulgation de la loi par le Président de la République, mais saisi aussi, sur des questions de libertés, dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité que peuvent initier les citoyens. Il s'agit de voir si le législateur respecte la forme, la procédure selon laquelle le texte doit être adopté, mais aussi le fond, et notamment les libertés publiques telles qu'elles sont proclamées dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, le Préambule de 1946, où la Charte de l'environnement. Par ailleurs, le conseil d'État veille à éviter certaines dérives sanctionnées par le Conseil constitutionnel comme cette « loi bavarde » dénoncée en son temps par Pierre Mazeaud, ou la faiblesse de l'étude d'impact qui doit maintenant accompagner les textes.

En dehors de cette conformité à la Constitution, le Conseil d'État évoque aussi deux autres compatibilités nécessaires, relevant cette fois du contrôle de conventionnalité. La première concerne la Convention européenne des droits de l'homme, signée dans le cadre du Conseil de l'Europe, au sujet de laquelle la France a autorisé le recours individuel de ses citoyens : il s'agit cette fois d'éviter d'être condamné par la Cour européenne des droits de l'homme. Enfin, troisième élément et non le moindre de cet ordonnancement juridique, le texte de loi ne doit pas être contraire aux textes européens qui encadrent l'action de la France, avec une possible sanction de la Cour de justice. On le comprend, l'avis du Conseil d'État est donc une précaution essentielle pour éviter d'inutiles condamnations du législateur par les juridictions nationales et internationales et permettre la cohérence de notre droit.

Le texte doit donc être mis en place en respectant un certain nombre de formes. Que peut-on dire sur ce point de l'avis du Conseil d'État qui vient d'être rendu ?

Le Conseil d'État exprime ici une critique sévère d'un certain nombre de formes prises par la réforme. On se limitera à en évoquer les plus symboliques.

La première est l’indigence des études d'impact, jugées « insuffisantes ». Le Conseil d’État « rappelle que les documents d’impact doivent répondre aux exigences générales d’objectivité et de sincérité des travaux procédant à leur  élaboration », et être précis. Or il relève « que les projections financière ainsi transmises restent lacunaires et que, dans certains cas, cette étude reste en deçà de ce qu'elle devrait être […] en particulier sur les différences qu’entraînent les changements législatifs sur la situation individuelle des assurés et des employeurs [ou] l’impact de l’âge moyen plus avancé de départ à la retraite ».

On relèvera aussi la critique de la quasi-substitution, aux consultations obligatoires faites dans des délais acceptables, d'une pseudo-consultation sur Internet qui ne trompe personne. Le Conseil note bien « une procédure approfondie de concertation, notamment avec les partenaires sociaux » et « une procédure originale de participation citoyenne » mais rappelle que « pour novatrice et fructueuse qu'elle puisse être, cette démarche ne saurait  dispenser  le Gouvernement de faire procéder en temps utile aux consultations auxquelles les projets de loi sont soumis eu égard à la nature des dispositions qu'ils édictent », et que cette saisine doit permettre un réel examen du texte. Or il relève que la  saisine « s’est effectuée tardivement » ce qui est regrettable « lorsque le projet de loi vise à réaliser une réforme de grande ampleur », et que lui-même « eu égard à la date et aux conditions de sa saisine, ainsi qu’aux nombreuses modifications apportées aux textes pendant qu’il les examinait », comme à « la volonté du Gouvernement de disposer de son avis dans un délai de trois semaines », n’a pas été « mis à même de mener sa mission avec la sérénité » et de disposer des « délais de réflexion nécessaires pour garantir au mieux la sécurité juridique de l'examen auquel il a procédé ». « Cette situation – continue la haute juridiction - est d’autant plus regrettable que les projets de loi procèdent à une réforme du système de retraite inédite depuis 1945 et destinée à transformer pour les décennies à venir un système social qui constitue l'une des composantes majeures du contrat social. »

On mesurera la sécheresse du propos, comme lorsque le Conseil souligne les faiblesses de la volonté gouvernementale de passer par voie d’ordonnance, écrivant que « le fait, pour le législateur, de s’en remettre à des ordonnances pour la définition d’éléments structurants du  nouveau système de retraite fait perdre la visibilité d’ensemble qui est nécessaire à l’appréciation des conséquences de la réforme et, partant, de sa constitutionnalité et de sa conventionnalité ».

Si l’on ajoute les critiques de dispositions se présentant comme des injonctions faites au Gouvernement, et comme telles contraires à la séparation des pouvoirs ; la création d’une Caisse nationale de retraite universelle aux pouvoirs mal encadrés - ou non définis comme ses « droit au conseil » ou « droits à l'intervention » ; la nécessité de négocier avec l'Union européenne pour certaines dispositions qui peuvent être considérées comme instituant des aides de l'État ; enfin les multiples réécritures nécessaires, selon le Conseil d’État, ne serait-ce que pour tenir compte de l'évolution du Gouvernement dans ses choix depuis le début de la réforme, on constatera qu’il y a encore du travail, et que les soirées vont être longues à Matignon  pour préparer les fameuses ordonnances.

Mais si la forme pouvait être mieux respectée, qu’en est-il du fond du texte ?

Sur le fond, les choses ne se présentent pas mieux, car l’avis du Conseil d’État va jusqu’à poser la question de la nécessité de la réforme, écrivant que « le projet de loi intervient dans un contexte de relative solidité du système français de retraite, en raison notamment des réformes des années récentes qui ont permis de sécuriser son financement ». Voilà pour l’urgence absolue dans laquelle nous serions d’en changer.

Il ajoute que « le projet de loi ne crée pas un ‘régime universel de retraite’ qui serait caractérisé comme tout régime de sécurité sociale, par un ensemble constitué d’une population éligible unique, de règles uniformes et d’une caisse unique ». Voilà pour sa prétention à l’être, « universel ».

Pour le Conseil d’État ensuite, il est impossible de prétendre stabiliser le système à 14% du PIB sans examiner très sérieusement les conséquences de ce blocage, ce qui n’est pas fait. Et d’ajouter que le système par points « pénalise les carrières complètes pendant lesquelles les assurés connaissent des années d'emploi difficiles », et, surtout, « retire aux assurés une forme de visibilité sur le taux de remplacement prévisible qui leur sera appliqué, dans la mesure où la pension n’est plus exprimée à raison d’un taux rapporté à un revenu de référence mais à une valeur de service du point définie de manière à garantir l’équilibre financier global du système ».

Les grands principes proclamés dans les textes auraient-ils alors une fonction de garde-fous, protégeant les administrés des évolutions ou involutions du système mis en place ? Pas même : pour le Conseil, les six objectifs assignés au système universel - équité des cotisations et prestations, solidarité au sein des générations, garantie de niveau de vie pour les retraités, liberté de choix de la date de départ à la retraite, soutenabilité économique du système universel et lisibilité des droits constitués par les assurés tout au long de la vie - « apparaissent par elles-mêmes dépourvues de valeur normative », ce qui veut dire, très concrètement, que ce n’est que du vent.

Que traduit enfin cet avis ?

Comme souvent lorsque s’opposent le juridique et le politique, on peut avoir deux lectures différentes, sinon opposées. Faut-il voir dans la manière dont le Conseil d’État, dans un avis qui, certes, peut ne pas être suivi par le Gouvernement, mais qui laisse planer des doutes sérieux sur la survie juridique du texte devant le Conseil constitutionnel par exemple, recadre les prétentions du politique, allant jusqu’à signaler sinon les mensonges, au moins les erreurs de perspective, un symptôme de plus d’un « gouvernement des juges » qui s’opposerait à la volonté du politique, seul élu et donc finalement seul légitime ? Doit-on au contraire se féliciter de voir, grâce au légitime rempart du droit, imposer la protection de l’intérêt général face aux vœux d’une minorité ? Faut-il imaginer, pourquoi pas, un conflit nouveau dans la haute administration, entre une tendance « régalienne » qui verrait d’un mauvais œil le démantèlement de l’État et du pacte social entrepris sous la présidence d’Emmanuel Macron, et une tendance « mondialiste » à laquelle elle s’opposerait ? Ce qui est certain en tout cas, c’est que si le conflit se cristallisait il ne pourrait plus être arbitré que par le peuple, dans cette ultime expression du souverain qu’est la voie référendaire.

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