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Le nouveau mal français : la baisse du niveau de vie
©Reuters

Bonnes feuilles

Emmanuel Todd publie "Les Luttes de classes en France au XXIe siècle" aux éditions du Seuil. Emmanuel Macron et les Gilets jaunes ont ouvert une page nouvelle de l'histoire de France, qui mêle retour des luttes sociales et apathie politique, sursaut révolutionnaire et résignation devant les dégâts de l'euro. Emmanuel Todd examine l'évolution rapide de notre société. Extrait 1/2.

Emmanuel Todd

Emmanuel Todd

Emmanuel Todd est un historien, anthropologue, démographe, sociologue et essayiste. Ingénieur de recherche à l'Institut national d'études démographiques (INED), il développe l'idée que les systèmes familiaux jouent un rôle déterminant dans l'histoire et la constitution des idéologies religieuses et politiques.

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Le problème auquel la France doit actuellement faire face n’est pas la montée des inégalités. C’est la baisse du niveau de vie. Une baisse sans équivalent depuis l’après‑guerre et peut‑être même depuis le début de l’ère industrielle. Et ce, alors même que l’Insee nous dit le contraire. 

Dans l’étude de 2018, à propos des niveaux de vie en 2016, citée plus haut, on lit : « En 2016, selon l’enquête Revenus fiscaux et sociaux, le niveau de vie médian des personnes vivant dans un ménage de France métropolitaine est de 20 520 euros soit 1 710 euros par mois. Ce montant partage la population en deux, la première moitié ayant moins et la seconde ayant plus. Pour un couple avec deux enfants de moins de quatorze ans, ce montant correspond à un revenu disponible de 43 090 euros par an, soit 3 591 euros par mois1. » Notons que  l’Insee a ici raison de saisir le niveau de vie médian, mesure plus fiable que le niveau de vie moyen, qui est biaisé parce que tiré à la hausse par les très hauts revenus. « En 2016, poursuit l’étude, le niveau de vie médian est en hausse de 0,9 % en euros constants, sa plus forte progression depuis 2008. » Relevons ici l’adjectif « constants », qui aura son importance par la suite. « Cette hausse reste cependant mesurée par rapport à l’évolution annuelle moyenne antérieure à la crise (+ 1,4 % entre 1996 et 2008). Le niveau de vie médian a diminué continûment de 2009 à 2013, avant de repartir légèrement à la hausse en 2014 et 2015 (respectivement + 0,2 % et + 0,4 %). La hausse plus franche de 2016 le rétablit pour la première fois à son niveau d’avant‑crise, en 2008. » L’Insee conclut donc sur une petite note d’optimisme. 

Immédiatement surgit une question : comment se fait‑il que cet optimisme ne soit pas partagé par une grande partie de la population ? Ce n’est un secret pour personne que les Français, en tout cas beau‑ coup d’entre eux (66 % d’après un sondage cité par Le Monde), ont l’impression que leur niveau de vie baisse, et que cette impression a été à l’origine du soulèvement des Gilets jaunes. Mais l’institut officiel leur explique que, sur longue période, leur revenu a augmenté, que, certes, pendant un temps il a stagné mais qu’il recommence à croître. Qui a raison ? 

Pour répondre à cette question, il faut au préalable nous pencher un peu sur l’Insee et ses méthodes. L’objectif de ces premiers chapitres est, rappelons‑le, de tenter de définir une France objective, avant d’examiner la subjectivité des groupes sociaux entraînés dans l’histoire, leur conscience, inconscience ou fausse conscience. Mais dès que l’on étudie les structures socio‑économiques de la France, on ne peut se passer des données de l’Insee (qui est l’Institut national de la statistique et des études économiques). Or l’Insee est, à parité avec la presse écrite ou audiovisuelle, un acteur majeur de la fausse conscience nationale. 

L’institut relève du ministère des Finances. Il est une branche de l’État. Son indépendance est, autant que celle de la justice, un problème théorique et pratique. Il a certes une mission d’information statistique objective mais, de fait, il est aussi sous le contrôle de ce pouvoir politique qui a produit, gère et continue de produire les évolutions qu’il s’agit de décrire. Cela ne signifie pas que les 5 463 personnes qui y travaillent, et dont la compétence est hors de tout soupçon, falsifient les chiffres collectés. Disons‑le clairement : les chiffres ne sont jamais truqués. Mais ces statisticiens de haut vol vivent sous contrainte politique et idéologique. Il leur est, par exemple, interdit de travailler sur les conséquences positives de mesures protectionnistes ou sur la possibilité et les modalités d’une sortie de l’euro. Tenter d’inventer un avenir meilleur pour leur pays mettrait fin à leur carrière, même si, fonctionnaires, ils risquent, à l’inverse des journalistes le placard plutôt que la porte. Mais, comme pour, d’ailleurs, bon nombre de journalistes, ne nous exagérons pas leurs souffrances morales. Ils appartiennent dès leur milieu de carrière à une catégorie sociale qui se croit dominante, les 10 % supérieurs. Eux aussi baignent dans l’idéologie de l’époque, eux aussi souffrent de fausse conscience. Ce mélange d’interdits d’État explicites et de préjugés de classe (nous verrons laquelle au chapitre 4), peut ainsi, sans que les données soient à proprement parler falsifiées, mener à des contre‑vérités d’ampleur soviétique. 

Un exemple parmi beaucoup d’autres des biais subjectifs de l’Insee : l’institut ne calcule plus que le produit intérieur brut (PIB) et a abandonné le concept de produit national brut (PNB) qui permet, lui, de distinguer l’activité des entreprises sur le territoire national, selon leur nationalité, et l’activité des firmes françaises à l’étranger. Un choix purement idéologique de dépassement du niveau national, dans une phase de montée de l’européisme idéologique. Les États‑Unis n’ont évidemment pas fait ce choix. 

En somme, au contraire de la statistique démographique, la statistique économique sue l’idéologie. 

Je serais tenté de diviser ce que produit l’Insee en deux catégories : « Insee sérieux » et « Insee fumée ». Son calcul du niveau de vie, sociologiquement et historiquement crucial, relève, selon toute vraisemblance, de la « fumée ». Quand on traite de données économiques et que l’on analyse des biens, on est obligé d’attribuer une valeur à des objets ou services et donc de recourir à un indicateur de prix. Cette attribution est nécessairement affaire de conventions et offre une marge interprétative. Dans un livre aussi concis que pertinent, Philippe Herlin a montré à quel point la façon dont l’Insee calcule le pouvoir d’achat des Français est aberrante. Pour déterminer celui‑ci, il faut connaître non seulement le revenu des gens, voir comment il évolue, mais il faut regarder aussi comment les prix évoluent à travers ce qu’on appelle l’indice des prix (l’inflation, dans le langage courant). Cet indice des prix joue un rôle crucial dans la vie économique puisque c’est en fonction de lui que le SMIC est réévalué (et que les salaires l’étaient jusqu’à la désindexation de 1983, ainsi que toutes les retraites jusqu’à Macron). 

Comment l’Insee le calcule‑t‑il ? En s’appuyant sur l’évolution des prix (à partir d’une longue liste de produits tenue secrète) et sur des critères pour le moins contestables. Herlin propose un développement passionnant sur « l’effet qualité », magnifique tour de passe‑passe statistique permettant de minorer l’augmentation des prix. Lorsque le prix d’un produit augmente, pour peu que ce produit présente quelques améliorations, la hausse est… effacée. Herlin prend l’exemple du « nouvel iPad d’Apple [qui] coûte le même prix que l’ancien mais – attention – comme il est plus puissant que le modèle précédent,  l’Insee considère que “vous en avez pour votre argent” et inscrit dans sa base un prix en baisse, inférieur au prix affiché ». Même chose pour un jus de fruits auquel auraient été ajoutées quelques vitamines. Sur le long terme, poursuit Herlin, « l’effet qualité donne des résultats aberrants » : ainsi « un ordinateur, qui valait environ 6 500 francs (1 000 euros pour simplifier) en 1996, ne vaudrait plus aujourd’hui que 50 euros ! » Il est bien entendu impossible, dans la vie réelle, de se procurer un ordinateur neuf (et même d’occasion) à un prix pareil. 

Certains prix baissent, incontestablement : celui des communications, des transports aériens et de la plupart des produits électroménagers. Mais, d’après les estimations d’Herlin, ce n’est pas le cas de l’alimentation ni de l’automobile et du carburant qui, contrairement à l’avion et aux produits électroménagers, constituent des dépenses contraintes. 

Arrêtons‑nous un instant sur l’évolution du pouvoir d’achat des ménages populaires pour l’automobile. Philippe Herlin en fait une analyse très fine en utilisant les valeurs Argus à un an sur longue période. Il évoque bien sûr « l’effet qualité » qui rend les comparaisons difficiles, mais ne justifie pas des baisses de prix théoriques exagérées. Le graphique qu’il propose évoque plutôt, de 1992 à 2004 une stabilité de tendance du coût, à travers des fluctuations, mais une hausse rapide du coût entre 2007 et 2015, pendant la Grande Récession donc. Si nous doutons, nous pouvons nous replier en dernière instance sur la démo‑ graphie des acheteurs de voitures neuves : en 1991, leur âge médian était de 44 ans, il est de 56 ans en 2016. Plus de douze ans d’augmentation de l’âge médian des acheteurs, contre six ans et demi d’augmentation de l’âge médian de la population pendant la même période. 

La baisse des prix, surtout, n’a pas concerné la dépense contrainte par excellence : le logement. 

Nous touchons là à un problème aux conséquences bien plus grandes encore pour le calcul du pouvoir d’achat que « l’effet qualité » : la manière dont l’Insee intègre le coût du logement. Ou plutôt ne  l’intègre pas, puisque, dans son calcul de l’indice des prix, le coût des loyers vaut pour 6 % du budget total des ménages et le coût des remboursements bancaires (que l’immense majorité des gens est obligée de contracter pour s’acheter un logement) pour… 0 % ! Autrement dit, dans le monde de l’Insee, la part de leur revenu que les ménages français consacrent à se loger est soit négligeable, soit inexistante. C’est d’autant plus ridicule que des enquêtes du même institut constatent l’envolée du prix du logement depuis 1999. Dans l’édition 2017 des Conditions du logement en France, on lit : « Entre 1996 et 2016, les prix à la consommation ont augmenté de 31 %, le revenu disponible brut par ménage de 40 %, tan‑ dis que le prix des logements anciens était multiplié par 2,52 (2,67 en Île‑de‑France). » On remarquera que l’Insee écrit « multiplié par 2,52 » pour ne pas dire que le prix a augmenté de 152 %. Les chiffres sont là, certes présentés de façon biaisée, mais ils sont là. Et néanmoins, sous le prétexte qu’acheter un bien immobilier ne relève pas de la consommation, mais constitue un placement, cette dépense, qui représente en moyenne un tiers du budget des Français, est considérée comme nulle.

Et, sous aucun prétexte du tout, le quart de ses ressources (25,7 %) qu’un locataire consacre en moyenne à payer son loyer est ramené à 6 %. 

Si l’on tient compte de tous ces éléments, qu’en est‑il de l’évolution du niveau de vie réel des Français ? Citons la conclusion d’Herlin : « En supprimant l’effet qualité et en mettant le logement à sa vraie place, l’indice des prix à la consommation [l’inflation donc] gagne‑ rait facilement 1 à 2 % par an ou plus, et automatiquement le pou‑ voir d’achat basculerait dans le rouge. » 

Pour mesurer complètement la baisse du niveau de vie, nous devons ajouter à cette estimation du « pouvoir d’achat » la chute des prestations « hors‑marché » financées par l’impôt. Cruciale est, de ce point de vue, la mise en sous‑effectif et la surcharge du système hospitalier, qui constituent aussi, pour les Français, une baisse de leur niveau de vie (et bientôt sans doute de leur espérance de vie), qui s’ajoute à la baisse de leur pouvoir d’achat. 

Si l’on veut comprendre ce qui se passe en France, on doit admettre qu’après une période de croissance phénoménale depuis la guerre, qui, d’un univers où les Français n’avaient pas de toilettes, pas de baignoire, pas de voiture, pas de Frigidaire, nous a fait passer au monde actuel, qui est et reste un monde riche, après donc cette hausse du niveau de vie sans précédent dans l’histoire, on a assisté, depuis 1992, à une stagnation, qui s’est transformée en baisse depuis au moins la Grande Récession. 

Le décalage entre cette réalité et le discours de notre classe dirigeante peut être qualifié, au choix, de curieux, de préoccupant ou de révoltant. Comment sont censés réagir nos concitoyens lorsqu’ils entendent le gouverneur de la Banque de France François Villeroy de Galhau déclarer sans rire sur France Inter que « l’euro a contribué à plutôt bien protéger le pouvoir d’achat des Français », que ce même euro « est un succès », que grâce à lui les prix augmentent moins ? De toute évidence, à l’instar de l’Insee, M. Villeroy de Galhau oublie de tenir compte du prix du logement. Et il semble ignorer que s’il a plus que doublé (et presque triplé à Paris) depuis la fin des années 1990, ce n’est pas uniquement dû à une tension sur le marché du logement, mais que c’est aussi  l’effet des politiques monétaires et donc de l’euro. Herlin montre très bien comment, en raison de l’effet Cantillon, la façon dont l’argent dégouline de la BCE vers les banques a contribué à  renchérir les biens immobiliers. Le taux d’intérêt demandé aux banques est si faible qu’il leur permet de se procurer en masse de l’argent qui, dans le contexte d’une économie industrielle en perdition, est prêté aux consommateurs à bas taux, nourrit la spéculation immobilière et fait monter le prix des logements. L’actuel directeur de la Banque de France a une excuse cependant : sa fiche Wikipédia nous apprend qu’il est né en 1959. Il appartient donc à une génération qui se souvient (en théorie, du moins) de ce qu’était le monde d’avant, le monde de la pauvreté. Bien entendu, si l’on compare le niveau de vie actuel à celui des années 1970 ou même des années 1980, on peut croire que nous sommes sur une trajectoire ascendante. L’inflexion à la baisse est récente, elle concerne la période que nous nous sommes proposé d’étudier (1992‑2018). Il se pourrait, d’ailleurs, que l’un des éléments cruciaux pour comprendre la colère engendrée par ce début de baisse du niveau de vie soit l’arrivée en masse dans la vie active de générations qui, elles, n’ont pas connu le monde plus pauvre d’avant : leur existence s’inscrit, avant le déclin de ces dernières années, dans un monde prospère. Ces générations sont d’autant plus sensibles à la chute. 

Je considérerai par la suite que le niveau de vie baisse depuis 2008 au moins, ce qui est admis par l’Insee pour la période 2009‑2013. Mais la manipulation de l’indice des prix rend le rattrapage posté‑ rieur à 2013 peu vraisemblable et, de plus, il n’est pas impossible que la baisse ait commencé avant la Grande Récession, dès le tout début du XXIe siècle. Il s’agit ici d’effectuer un saut épistémologique. Lors‑ qu’un système statistique d’État se refuse à décrire la réalité, nous ne devons pas reculer devant une décision radicale : donner une évaluation alternative, certes grossière, mais plus proche de la réalité, en fonction de tout ce que nous savons, pour aboutir à la description raisonnable d’un mouvement historique. C’est d’ailleurs ce que j’avais fait il y a bien longtemps, lorsque, m’appuyant sur la statistique de mortalité infantile et sur celle du commerce extérieur, j’avais rejeté la statistique soviétique du PIB pour écrire La Chute finale. Essai sur la décomposition de la sphère soviétique. Nous verrons, dans l’examen de l’histoire sociale et politique de la France des années 1992‑2018, que cette décision a un potentiel explicatif indubitablement plus élevé que le maintien dans une croyance traditionnelle en l’indicateur de niveau de vie de l’Insee. L’hypothèse d’une société qui implose dans le contexte d’un niveau de vie qui monte n’est pas raisonnable.

Extrait du livre d’Emmanuel Todd, "Les Luttes de classes en France au XXIe siècle", publié aux éditions du Seuil

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