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Michel Onfray : “Le bourrage de crâne est parvenu à un degré jamais atteint depuis qu’il y a des hommes”
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Interview

À l'occasion de la sortie de son nouveau livre: "Grandeur du petit peuple" publié chez Albin Michel, Michel Onfray revient sur la situation politique et sociale de la France depuis l'avènement du mouvement des Gilets Jaunes.

Michel Onfray

Michel Onfray

Michel Onfray est philosophe. Particulièrement intéressé aux questions liées à la politique, la morale, l'athéisme et l'histoire de la philosophie, il est l'auteur de nombreux ouvrages.

Parmi les plus récents, on trouvera notamment La passion de la méchanceté : Sur un prétendu divin marquis (Autrement / 2014), Les Freudiens hérétiques (Grasset / 2013), Rendre la raison populaire (Autrement / 2012) ou encore L'ordre libertaire (Flammarion / 2012).

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Atlantico : Vous dites que la bipolarisation politique se joue désormais entre Maastrichtiens libéraux de gauche et de droite et anti-Maastrichiens de droite et de gauche. Pourtant dans les urnes et les sondages, on ne retrouve pas tout à fait cette dichotomie (au 2nd tour 2017 il y avait deux candidats européens). Comme le disait Gramci, ne joue-t-on pas actuellement la bataille des idées avant une future bataille des urnes ?

Michel Onfray : Vous commettez l’erreur classique des journalistes du système de ne juger les élections qu’à partir des votants. Or la moitié de la France n’a pas voté, ce qui m’importe plus que de savoir combien ont fait FI ou le RN à la décimale près ! On pourrait aussi regarder, parmi ceux qui ont voté, ceux qui ont voté n’importe quoi – genre Parti animaliste, le parti du poisson rouge faisant jeu égal avec le PCF ! C’est dire l’état de déliquescence de la post-démocratie dans laquelle nous nous trouvons.  

Pour ne pas apposer de qualificatifs aux anti-Maastrichiens ? Quel qualificatif adopteriez vous ? Comment établir la connexion Gilets Jaunes / refus d’Etat Maastrichien ? 

Souverainistes libertaires (autrement dit : qui veulent la liberté et non la servitude, le servage, la vassalité, la féodalité à l’Etat profond qui s’est manifesté avec le Traité de Maastricht …)  contre libéraux autoritaires disposant de l’Etat maastrichien pour imposer leur doctrine et leur pouvoir… 

La connexion GJ et anti maastrichiens supposerait la constitution d’un pôle intellectuel puis politique qu’on pourrait appeler un Front Populaire à même de constituer un programme commun au-delà, au dessus, indépendamment des partis. C’est à faire… 

Vous séparez la société en deux camps, ceux qui exercent le pouvoir et ceux sur lesquels le pouvoir est exercé. (Vision marxiste : prolétaires vs bourgeoisie ?). Vous ajoutez à cela qu’il n’y a « que deux cotés à la barricade ». Une vision manichéenne qui au final n'apporte pas vraiment de réponses ?

Une vision n’est pas une réponse… La réponse se trouve dans un livre intitulé Décoloniser les provinces , il s’agit d’un programme politique proudhonien que j’ai proposé l’année des présidentielles et qui, je ne m’en suis pas étonné, n’a pas du tout été chroniqué dans la presse et, de ce fait, n’a fait l’objet d’aucun débat. 

Une vision non libérale mais libertaire, non jacobine mais girondine, non libérale mais socialiste : voilà qui permet au contraire d’apporter des réponses quand on croit varier les propositions en n’en donnant toujours qu’une seule : jacobine, parisienne, centralisatrice, libérale, maastrichienne – c’est, depuis Mitterrand en 1983, le credo de tous les présidents de la république qui se sont succédés. Les médias ont artificiellement instrumentalisé une opposition entre gauche et droite, mais qu’est-ce qui distingue Mitterrand après 1983 de Chirac ? Sarkozy de Hollande ? Tous se contentent d’effecteur des variations de style sur ce qu’il faut bien nommer… le giscardisme ! Macron compris. Mitterrand était marmoréen, Chirac jouisseur, Sarkozy énervé, Hollande apathique, Macron arrogant, mais ils défendent un même programme celui du Giscard suffisant, c’est celui de Maastricht. 

Que fait-on de ceux qui ne sont issus ni du petit peuple ni de l'élite ? 

Des déchets, des rebuts de l’histoire… Pour éviter des mots péjoratifs, je dirai : des esclaves. L’esclavage a pris des formes multiples au travers des âges. Il y un esclavagisme des régimes totalitaires du XX° siècle, noir et rouge confondus,  il y en a un autre depuis la fin du Mur de Berlin en 1989, puis de l’union soviétique en 1991, qui est celui de la domination sans partage du capitalisme planétaire : c’est celui que l’Etat maastrichien impose avec des visées impérialistes – le gouvernement planétaire en est clairement l’objectif  - je vous rappelle qu’en 2011 Attali publiait sous son nom un livre intitulé Demain qui gouvernera le monde ?  Ces dommages d’un capitalisme sans alternative commencent à générer des réactions partout sur la planète. Les Gilets Jaunes en procèdent. 

Dans le tract que vous citez dans le livre (p.83-84), il est dit qu’il est voulu une « immigration choisie » que vous approfondissez par "ni le mur ni la passoire". Nous avons donné des milliards à la Turquie, aux garde- côtes libyens, nous avons créé des camps aux portes de l’Europe en Grèce ou en Italie… L’Europe n’est-elle pas déjà un mur ?

Ou bien plutôt une passoire ! Le capitalisme veut abolir les  nations, les cultures, les frontières, les civilisations pour transformer la planète en vaste supermarché ouvert nuit et jour chaque jour de l’année. Il veut abolir les législations qui protègent les travailleurs, il veut la fin du code du travail, il veut en finir avec le pouvoir et la puissance des syndicats, il veut effacer tout ce qui est repos du travailleur – la nuit, le dimanche, les vacances, le week-end, les jours chômés, la retraite. L’arrivée massive des migrants est rendue possible par la disparition des frontières et l’effondrement de l’Etat dont tout le monde se moque : un sans papier qui devrait être reconduit chez lui ne l’est pas, un migrant arrêté est reconduit à la frontière qu’il passe à nouveau allègrement autant de fois qu’il le souhaite : c’est ce que veut le capitalisme qui a réussi à faire s’effondrer le travail devenu précarisé, donc sous-payé, grâce à cette main d’œuvre abondante dont on achète le silence en faisant savoir qu’on ne la poursuivra pas si elle n’est pas en règle avec le droit français pourvu qu’elle travaille à bas coût sans récriminer ou revendiquer. L’Etat se montre effondré et impuissant quand il s’agit de faire triompher le social mais il s’avère très actif et très efficace quand il s’agit de faire triompher ce qui le détruit. 

Pour cesser d’être esclave, il faudrait « ne plus se laisser séduire par les sirènes de la com présidentielle relayée par les médias du système » que ce soit les hommes politiques ou les médias traditionnels, leurs cotes de confiance est au plus bas dans les sondages (baromètre La Croix), comment leur influence peut-elle continuer de s’exercer alors même que les gens ne leur font plus confiance ? 

Le bourrage de crâne est parvenu à un degré jamais atteint sur cette planète depuis qu’il y a des hommes… L’usage des Smartphones adoube le plus grand instrument de servitude volontaire qui soit : l’idéologie du marché, celle de Maastricht, est matraquée partout, en tout, tout le temps. La publicité véhicule en permanence ses messages de façon sournoise et insidieuse, mais aussi l’information, privée ou d’Etat, le cinéma, qui est devenu une vaste usine à propagande, la chanson, les séries télévision, des livres promus avec les méthodes du marché : aucun régime n’a disposé de pareils instruments de décervelage puis de gavage. 

Il est difficile de se rebeller en pareil cas ! Si la rébellion passe par le vote, elle finit à la poubelle car le système est fait pour que le vainqueur soit un valet du système – je vous rappelle ce mépris du référendum  de 2005 concernant le Traité Européen. A quoi il faut ajouter ce dispositif de l’Etat maastrichien qui utilise Marine Le Pen présentée comme un fasciste et utilisée comme un lièvre dans une course de lévrier afin de faire gagner le candidat du système. 

Si la rébellion passe par la rue, elle est traitée d’abord par le mépris, puis par l’intimidation, les coups, la répression, le tabassage avec une police, une justice, une armée, une information la plupart du temps aux ordres – jusqu’à ce jour…   

Malgré ses racines de pays de penseurs, Il y a très peu, même si vous en faite parti, d’intellectuels en France présents dans l’espace public, et encore moins de mouvements intellectuels. Le dernier grand mouvement d’intellectuel a plutôt mal tourné (Nouveaux philosophes) et les autres sont apparus trop proches du pouvoir pour être crédibles et limités aux rôles d’intellectuels. Comment expliquer ce vide ? N’est-il pas nécessaire d’avoir de véritables courants de pensée pour transformer la société ?

La France est un pays où les intellectuels sont le plus souvent du côté de Platon serviteur du tyran Denys de Syracuse que de Diogène qui envoie balader Alexandre… Disons-le autrement : la liste des intellectuels qui se sont mis au service des gens de pouvoir est considérable ! Les philosophes des Lumières ont entretenu des relations coupables avec les despotes éclairés d’Europe tout autant que les penseurs du XX° qui ont donné, entre Hitler et Lénine, Trotsky et Staline,  Mao et Castro, d’incroyables cautions à des régimes ayant généré des millions de morts ! Sartre ne perdait pas une occasion de dire du général de Gaulle qu’il était un fasciste – ce qui ne lui a valu ni intimidation, ni procès, ni prison, encore moins une balle dans la tête…- alors qu’il vantait les mérites de Staline et de Mao et même de Kim Il Sung qui n’auraient guère supporté d’être critiqués, insultés ou méprisés par lui…   Je me méfie des intellectuels : dans l’histoire ils sont bien plus souvent du côté des bourreaux que du côté de leurs victimes – de Pol-Pot à, toute proportions gardées, précisons-le, Macron, la chose se vérifie sans cesse… D’où leur goût pour Sade qui théorise la jouissance du maître et de ses complices contre les petites gens. 

Vous dites que le vote ne s’effectue plus de « manière sereine libre et républicaine » notamment à cause de la propagande des médias. Mais a-t-on jamais eu une telle liberté ? À l’époque du Général de Gaulle, que vous citez en exemple sur son respect de la volonté référendaire, il y avait peu de médias (ORTF), beaucoup d’intellectuels mais pas forcément plus de liberté de vote ?

A l’époque du général de Gaulle, quand le président de la république perd une élection, il démissionne je vous le rappelle, il n’y reste pas sous prétexte de cohabitation – pour Mitterrand, ce fut à deux reprises… A cette même époque, de Gaulle le dit clairement : un média d’Etat qui parle au monde ne saurait donner au monde une image dégradante ou dégradée de la France avec l’aide de l’argent public, qui est argent d’Etat, donc argent du contribuable. C’est la règle, elle est connue. 

La règle tacite et non écrite du jour est que le mot d’ordre est à la criminalisation de toute pensée rebelle à l’Etat maastrichien ; Sartre n’était pas invité sous de Gaulle, c’était il y a soixante ans avec une seule chaine de télévision. Aujourd’hui, l’intellectuel rebelle est invité mais pour que les journalistes fassent massivement et à plusieurs son procès en direct.  En régime gaulliste on ignore, en régime maastrichien, on tabasse. Sous de Gaulle, quand l’électeur dit en 1969 qu’il n’en veut plus, le général part. C’est ça la véritable démocratie : un chef de l’Etat au service du peuple, et non l’inverse comme avec Macron pour qui le peuple doit être au service du chef de l’Etat. 

« Les gilets jaunes ne se sont pas détruits ils ont été détruits », le sont ils vraiment ? La renaissance peut-elle avoir la même forme d’expression populaire spontanée ou devra-t-elle mieux s’armer intellectuellement avant de revenir ?

Disons qu’ils sont détruits comme un feu dont il ne reste que quelques braises : il suffit de peu, un peu d’oxygène, pour que la flambée reparte ! Mais le climat insurrectionnel qui vient – incursion agressive de la CGT à la CFDT, incendie de la Rotonde, exfiltration de Macron du théâtre des Bouffes du Nord en quelques heures   (même si la communication dit qu’il a assisté à la fin de la pièce, on a tout de même vu un cortège s’enfuir sous les lazzis…), vandalisations de permanences de députés LREM, tout cela laisse croire que la colère risque de déborder celle des seuls Gilets Jaunes !

Votre livre me fait parfois penser à celui de Juan Branco, Crépuscule, car il s’attaque de front aux élites du pays. Sentez vous que le fait de vous attaquer à ces élites a des conséquences sur votre accueil dans l’espace public ?

Oui bien sûr. Mais je ne vais ni donner les détails ni me plaindre. Il est normal qu’une pensée libre gêne et que les gênés se donnent les moyens de la faire taire. C’est le jeu. 

Vous consacrez un chapitre à votre vision de l’Homme en disant , avant de rebondir sur la présence des femmes que vous qualifiez de « cœur nucléaire des GJ ». Quelle est l’importance de leur activité dans le mouvement GJ, au contraire du « virilisme » dont vous dites qu’il a fait « beaucoup de mal » au mouvement ?

Je n’ai pas aimé l’absence de retenue de certaines vedettes masculines des Gilets Jaunes qui expérimentaient le pouvoir qu’elles se découvraient soudain parce que les médias le leur donnaient, avant de le leur reprendre comme il était prévu. Toutes les femmes GJ que j’ai pu voir sur les plateaux de télé m’ont souvent paru plus dignes. Je n’aime pas le coté treillis du chasseur ou gouaille du toréador d’un jour qu’on a pu voir ici ou là. Je rappelle que Jacline Mouraud ou Ingrid Levavasseur ont vu leurs vies ravagées par quelques GJ mâles jouissant de l’exercice de leur testostérone. 

Ma préférence va aux girondines de la Révolution françaises plutôt qu’à ses mâles jacobins : plutôt Charlotte Corday que Marat, plutôt Olympe de Gouges et Théroigne de Méricourt que Robespierre et Saint-Just.

Propos recueillis par Victor Mauriat.

A lire également sur Atlantico, les extraits du nouveau livre de Michel Onfray, "Grandeur du petit peuple : Heurs et malheurs des Gilets jaunes", publié aux éditions Albin Michel :

https://www.atlantico.fr/decryptage/3586043/paris-brule-t-il---les-gilets-jaunes-face-au-mepris-d-emmanuel-macron-elysee-manifestation-pouvoir-politique-michel-onfray

https://www.atlantico.fr/decryptage/3586018/gilets-jaunes--les-perspectives-concretes-pour-le-mouvement-apres-la-phase-insurrectionnelle-peuple-democratie-avenir-mobilisation-michel-onfray

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