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Gilets jaunes : les perspectives concrètes pour le mouvement après la phase insurrectionnelle
©FREDERICK FLORIN / AFP

Bonnes feuilles

Michel Onfray publie "Grandeur du petit peuple : Heurs et malheurs des Gilets jaunes" aux éditions Albin Michel. La France est plus que jamais coupée en deux : non pas la droite et la gauche, non pas les libéraux et les anti-libéraux, mais d'une part ceux sur lesquels s'exerce le pouvoir (le peuple), et d'autre part ceux qui exercent le pouvoir (les élites). Extrait 1/2.

Michel Onfray

Michel Onfray

Michel Onfray est philosophe. Particulièrement intéressé aux questions liées à la politique, la morale, l'athéisme et l'histoire de la philosophie, il est l'auteur de nombreux ouvrages.

Parmi les plus récents, on trouvera notamment La passion de la méchanceté : Sur un prétendu divin marquis (Autrement / 2014), Les Freudiens hérétiques (Grasset / 2013), Rendre la raison populaire (Autrement / 2012) ou encore L'ordre libertaire (Flammarion / 2012).

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La souffrance de ce peuple en jaune explose après un quart de siècle de privations imposées à ces laborieux qui n’en peuvent plus de la misère et de la pauvreté qu’on leur inflige au nom des critères de l’Europe, qu'ils soient économiques, fiscaux, monétaires ou écologiques.

Car, dans cette aventure, Macron mène la politique de l’Europe et non celle de la France, ce qui, de facto, lui interdit toute marge de manœuvre politique nationale. Il y a peu, dans Les Terriens du dimanche (2 décembre 2018), Aurélien Taché, député La République en marche, a dit tout haut ce que Macron pense tout bas : « Le fait de transférer une grande partie de la souveraineté nationale au niveau européen, c’est le coeur de ce qu’on proposera aux élections européennes, ça c’est très clair » – c’est très clair en effet…

Macron prend prétexte de sauver la planète pour serrer la ceinture des pauvres (tout en desserrant celle des riches dispensés d’impôt sur la fortune) afin de les soumettre à la règle maastrichtienne des 3 %. Mais il s’agit moins pour lui de sauver la planète que de sauvegarder l’Europe libérale, une espèce en péril – sinon, pourquoi ne pas taxer les supertankers, les avions de ligne, les aéronefs commerciaux, les paquebots de croisière, les entreprises qui polluent, les constructeurs automobiles ayant fraudé sur leurs émissions de carbone, plutôt que l’infirmière qui effectue ses visites en campagne ?

Dès lors, quiconque croit pouvoir répondre favorablement aux demandes des GJ sans envisager une sortie de l’Europe maastrichtienne ment éhontément : les Républicains et le Parti socialiste, la France insoumise et le Rassemblement national, le Modem et le Parti communiste français sont à mettre dans le même sac. Il n’y a donc aucune raison de faire confiance à cette classe politique jacobine, parisienne, mondaine, partidaire qui se trouve à l’origine du malaise qu’elle prétend désormais vouloir combattre… si on l’installe à nouveau au pouvoir ! On ne peut créer les conditions du chaos depuis des décennies puis vouloir y mettre fin avec la politique qui a causé ces dégâts !

Par ailleurs, je comprends que les GJ aient des réactions épidermiques avec les porte-parole autoproclames, qu’ils évincent tel ou tel parce qu’il est journaliste ou bien parce qu’il est encarte dans un parti ou un syndicat, qu’ils réprimandent celui ou celle qui ne s’autorise que de lui-même pour parler au nom des autres : ceux qui ont fait profession de justifier le système depuis vingt-cinq ans ne sont pas crédibles pour guérir la maladie qu’ils ont consciencieusement inoculée. Qu’ils laissent la place ! Qu’un authentique dégagisme voie le jour qui renvoie à la retraite les professionnels de l’État maastrichtien – partis politiques et syndicats, journalistes et intellectuels du système, ainsi que tous les voyageurs de commerce de cet idéal populicide qui a mis tous ces gens dans la rue quand l’épuisement s’est pour eux trouvé maximal.

Que faire ? S’il faut éviter la solution jacobine, il faut également éviter la solution spontanéiste : du chaos il ne sort que plus de chaos encore, mais jamais un ordre nouveau. Ceux que l’on nomme les casseurs et qui signent leurs forfaits avec des slogans sans ambiguïté, notamment avec des sigles comme celui du A dans un cercle, qui est clairement la signature anarchiste, ne partagent pas les intérêts de ce petit peuple malheureux. Leur sociologie est celle des urbains cultivés et surdiplômés, politisés et organisés. La source de leur révolte est bien plutôt dans le gauchisme culturel de Giorgio Agamben ou de Toni Negri (un fervent partisan du oui au traité constitutionnel européen d’ailleurs…), que dans l’impossibilité d’acheter des cadeaux à leurs enfants au prochain Noël…

J’ouvre une parenthèse pour signaler que j’ai entendu une journaliste commenter le A dans son cercle de l’anarchie tagué sur l’Arc de Triomphe en disant qu’il était la signature des antifas. Parfait ! Tout va bien, car ce sont donc des amis politiques des médias du système, puisqu’ils sont censés lutter contre le fascisme casqué, armé, botté, militarisé – celui de Marine Le Pen bien sûr ! Or, pour l’heure, s’il est bien des gens armés, casqués, bottés, militarisés, ils semblent plutôt se trouver chez ces prétendus antifascistes que du côté des GJ dont il est facile de revêtir le vêtement pour commettre des forfaits, d’autant plus que le pouvoir et les médias de l’État maastrichtien n’attendent que cela pour stigmatiser le mouvement.

Cette anarchie-là n’est pas la mienne. C’est celle de l’idéaliste hégélien Bakounine qui croyait (comme un libéral dans sa candeur…) que la liberté de la révolte accoucherait naturellement de la révolution comme en sortant de la cuisse de Jupiter ! Laissez faire les repris de justice et les artistes, les poètes et les fous, les chômeurs et les clochards, écrit-il dans L’Empire knouto-germanique et la Révolution sociale, et de leur colère naitra comme par enchantement un nouvel ordre révolutionnaire ! Il faut sacrément ignorer la nature humaine pour penser l’anarchie d’une façon aussi simple, sinon simpliste, pour tout dire infantile ou adolescente… La violence n’est pas accoucheuse de l’Histoire : elle l’est surtout de la violence ! L’Histoire est ensuite construction, et l’on peut construire ailleurs sans avoir besoin de détruire ici.

Comment faut-il s’y prendre pour construire ailleurs sans avoir besoin de détruire ? En tournant le dos à l’idéalisme allemand du Russe Bakounine et de ses émules qui croient aujourd’hui que le pavé lancé sur les forces de l’ordre et l’incendie des voitures, le cocktail Molotov balancé sur les CRS et la fronde pour leur envoyer des boulons, le taguage des bâtiments historiques et le pillage des boutiques de souvenirs, la destruction des vitrines des magasins de luxe ou le ravage des terrasses de café, la barre de fer et la batte de base-ball, tout cela sert à accélérer l’instauration de la justice sociale. C’est une pensée courte, simpliste et simplette, car cette violence ne contribue pas à l’avènement du Grand Soir, mais juste à la riposte violente du pouvoir qui s’en trouve d’autant légitimé qu’il invoque la protection des citoyens, sans parler de ses grandes tirades médiatiques sur la République, la démocratie et la liberté en danger…

Pour trouver une issue politique à cette insurrection inédite, il faut réactiver quelques propositions du socialisme libertaire de Proudhon : il estimait que la Révolution française avait accouché de beaux principes, certes, bien sûr, évidemment, mais de rien qui soit utile à ceux qui voulaient du pain pour leur famille ; il détestait le sang et la Terreur, le Tribunal révolutionnaire et Robespierre, la guillotine et le gouvernement révolutionnaire ; il n’aimait pas Marx et avait prévu que son système déboucherait sur un régime autoritaire – ce qui fut le cas quelques décennies plus tard ; il n’était pas communiste et refusait d’ailleurs cette idée avec vigueur, car il souhaitait étendre la petite propriété privée au plus grand nombre ; il ne se gargarisait pas de grands mots et de belles idées, car ce fils de tonnelier qui fut bouvier savait ce qu’était le peuple, il en venait, au contraire de Marx dont le père était avocat ; il a construit son socialisme libertaire de façon pratique et concrète, anti-autoritaire et non violente.

Nulle cite radieuse ou nul lendemain paradisiaque chez lui : il souhaite réaliser un ordre libertaire et, pour ce faire, il invite à une organisation rigoureuse : son anarchie est le contraire du désordre ! C’est un autre ordre : celui de la justice. Dans Théorie de la propriété, un ouvrage de sa fin de vie qui fut courte, il théorise cette organisation libertaire et pense la nécessité d’un État libertaire. Pour éviter le double écueil du capitalisme sauvage, qui crée les inégalités et l’exploitation, et du socialisme autoritaire, qui produit l’oppression et la misère (n’est-ce pas notre actualité ?), il propose l’autogestion, le mutualisme, la fédération, la coopération, l’une comme l’autre dans l’organisation et sans violence.

L’organisation non violente : voilà ce que les GJ devraient faire pour éviter les écueils qui se profilent : à savoir la récupération par les jacobins et les professionnels de la politique, ou bien le basculement dans le chaos spontanéiste, l’une comme l’autre signifiant à coup sûr la mort de cette énergie insurrectionnelle.

Proudhon ne donne pas les clés du pouvoir aux intellectuels – il ne le faut jamais ! Robespierre en était un, Lénine, Staline et Trotski aussi, Mao et Pol Pot également – ce dernier avait étudié à la Sorbonne, aimait Rousseau et Sartre… Il les donne à ceux sur lesquels le pouvoir doit s’exercer : la démocratie représentative française, chacun l’a constaté depuis des années, ne représente plus que les intérêts d’une bourgeoisie qui a détourné la lettre de la Ve République au profit de l’esprit maastrichtien – quinquennat, cohabitation, usage du 49.3, refus de la proportionnelle… Le verrouillage idéologique et politique fait désormais de l’Assemblée nationale et du Sénat deux Chambres d’enregistrement de la volonté du chef de l’État. Si ce dernier est au service du peuple, c’est la meilleure des choses ; s’il veut le peuple à son service, c’est la pire ! Ces deux instances extrêmement coûteuses en impôts perdent leur temps dans d’infinis amendements qui dénaturent les projets afin de parvenir à un statu quo : droite ou gauche, peu importe, il faut que les libéraux de droite et de gauche gouvernent chacun leur tour – Mitterrand et Chirac, Sarkozy et Hollande, puis Macron qui, peu ou prou, question de style, ont mené la même politique… Pendant ce temps, la droite et la gauche non libérales font de la figuration, protestent, se font voir et entendre, existent médiatiquement, tombent la cravate et la veste en estimant qu’elles ont ainsi tout dit, puis roulent carrosse et mènent la belle vie aux frais du contribuable !

Les GJ gagneraient à réactiver cette démocratie directe à laquelle Proudhon aspirait : c’est une question de vie ou de mort pour eux car ils sont nombreux, pas forcément là où on le croit, les charognards qui attendent le pourrissement, la décomposition, la fin, la disparition, la mort de ce mouvement sur lequel ils ne peuvent rien. Il n’est qu’à regarder les commentaires de la classe politique, médiatique et intellectuelle…

Extrait du livre de Michel Onfray, "Grandeur du petit peuple : Heurs et malheurs des Gilets jaunes", publié aux éditions Albin Michel

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