Terrorisme et déséquilibres psychiatriques : ces troubles de la santé mentale beaucoup plus répandus au sein de certaines catégories de la population <!-- --> | Atlantico.fr
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Menace souterraine

Une partie de la population française "borderline" notamment dans les quartiers difficiles ? Certains individus présentent une fragilité psychologique qui est de surcroît, accentuée par des conditions de vie compliquées. Un véritable problème de santé publique existe... Pourtant, il est complètement ignoré.

Farhad Khosrokhavar

Farhad Khosrokhavar

Farhad Khosrokhavar est directeur d'études à l'EHESS et chercheur au Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (Cadis, EHESS-CNRS). Il a publié de nombreux ouvrages dont La Radicalisation (Maison des sciences de l'homme, 2014), Avoir vingt ans au pays des ayatollahs, avec Amir Nikpey (Robert Laffont, 2009), Quand Al-Qaïda parle : témoignages derrière les barreaux (Grasset, 2006), et L'Islam dans les prisons (Balland, 2004).

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Pascal Neveu

Pascal Neveu

Pascal Neveu est directeur de l'Institut Français de la Psychanalyse Active (IFPA) et secrétaire général du Conseil Supérieur de la Psychanalyse Active (CSDPA). Il est responsable national de la cellule de soutien psychologique au sein de l’Œuvre des Pupilles Orphelins des Sapeurs-Pompiers de France (ODP).

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Atlantico : Le procureur de Créteil a déclaré l'assaillant de Villejuif comme étant atteint de troubles psychiatriques. Sans minimiser le crime, peut-on établir un lien direct entre troubles psychiques et terrorisme?

Pascal Neveu : L’assaillant avait effectivement été diagnostiqué psychotique depuis ses 5 ans, tranche d’âge à partir de laquelle on peut repérer des troubles psychiques et du développement. Je me permets de rappeler que la psychose se caractérise par une perturbation du contact avec la réalité. Elle est composée de différents degrés, en ce sens où le patient peut ne jamais développer d’épisodes délirants tels la paranoïa ou la schizophrénie avec hallucinations auditives et visuelles qui sont des formes extrêmes, qui généralement se manifestent vers 20-25 ans. Les études montrent que les contenus mystiques, religieux, surnaturels (extraterrestres également) font partie des principales manifestations d’obsessions et de pensées détachées de la réalité.

Mais il est aussi une autre caractéristique : la nature obsédante de ses pensées. Ceci peut expliquer, sans l’excuser, le passage à l’acte très préparé de l’assaillant. On peut imaginer plus précisément un état psychotique léger, avec radicalisation depuis 2017, arrêt de son traitement depuis mai 2019, et un calcul parfait de son acte opératoire, sélectionnant celles et ceux qui sont bons ou mauvais et qu’il faut tuer au nom du Père qu’il se crée psychiquement. Il faut tenter de comprendre que ces états psychiques sont difficiles à appréhender par une population et des réseaux sociaux qui n’ont jamais fréquenté le milieu psychiatrique. Cela n’excuse aucunement cet acte criminel. Cela ne doit pas non plus accuser les « psys » d’expliquer la vie psychique d’un criminel et de minimiser de tels gestes.

Cela rend d’autant plus compliqué le travail de deuil que vont devoir accomplir les familles car la « symbolique » terroriste et/ou psychique est importante. Un endeuillé a besoin de connaître la vérité, est confronté à un désir de justice, légitimes, dont nous avons tous conscience. Mais contrairement à un acte orchestré par une organisation terroriste, nous savons que des passages à l’acte de personnes isolées peuvent être de plus en plus orchestrées, mais très souvent sujets avec une très grosse fragilité psychique.

D’ailleurs nous observons des dates comme des vendredi, mais également dates de fêtes, les débuts de mois (lorsque le patient ne s’est pas rendu en institution afin de recevoir son traitement par injection), sans oublier l’effet de contamination qui fait qu’un acte va être reproduit par un ou plusieurs autres individus dans les jours qui suivent… ce qui a eu lieu. L’assaillant a donc pu parfaitement venir étayer sa psychose face à ses pensées et son code moral qu’il s’est construit lui-même puis ensuite passer à l’acte.

Le psychotique ne s’est pas développé à travers les mêmes valeurs que nous « bons névrosés » qui affichons des codes agressifs et moraux basés sur d’autres bases. Le psychotique vit dans son monde qu’il se construit, qu’il cache ou non (dans ce cas plus identifiable) et peut passer à l’acte, ou ne jamais passer à l’acte. Il n’est pas repérable tant que des troubles du comportement ne sont pas manifestes.

Farhad Khosrokhavar : C'est parfois le cas en effet. Certaines personnes qui ont commis des actes de nature terroriste présentaient une fragilité psychologique profonde, et se sont servi de l'islam comme prétexte à l'expression de leur désarroi. Le cas de Villejuif en est un exemple frappant. Crier "Allah Akbar" avant de s'attaquer à des citoyens ou des agents de police permet à ces personnes de trouver une audience dans la société, comme un phare qui permettrait de mettre en avant leur difficultés personnelles au niveau national. Sans cette mise en scène, ces actes resteraient des faits divers, insuffisant au projet de vengeance contre la société de ces djihadistes métaphoriques.

Si l'on se penche sur la cartographie résidentielle des terroristes, on observe que nombreux sont issus de quartiers populaires. Plus qu'un lien entre terrorisme et troubles psychiatriques, le problème n'est-il pas plutôt celui de la fragilité mentale d'une partie de la population ?

Pascal Neveu : Il ne s’agit nullement de stigmatiser qui que ce soit car les troubles psychiques et psychiatriques touchent tout niveau social et culturel. Mais nous savons que l’environnement joue sur les comportements. Entre l’isolement et la fragilité sociale, un intellect vulnérable (d’ailleurs les sectes et autres savent manipuler la fragilité psychique), une problématique psychique… sont des facteurs qui participent, hélas, à des états de décompensation menant à de tels actes. Mais nous avons autant de troubles psychiatriques de personnes qui sont nées et on grandi dans le 16ème arrondissement que le 93.

Il ne faut pas non plus négliger chez les jeunes, issus de familles venus en France, tenant un discours de revanche face à leurs parents et grands-parents, mal intégrés… qui peuvent être manipulés par certains, et donc se radicaliser car uniquement dans leurs émotions et non la raison, surtout s’il y a une fragilité psychologique. C’est toute l’histoire d’un individu, en lien également avec l’histoire familiale, collective, communautaire. Le sujet est extrêmement complexe.

On avait par exemple remarqué qu’un certain nombre de radicalisés manquaient de lien avec leur père. Mais il ne s’agit pas de faire de généralités. Certains individus peuvent évoluer vers des comportements terroristes (actuellement principalement dans un contexte religieux), mais rappelons nous également l’ETA, l’OAS, Action directe… dont certains issus de milieux sociaux-culturels aisés. Mais d’autres peuvent également se révéler être de véritables sociopathes et se retrouver en couverture des journaux, comptant le nombre de leurs victimes. Il est nécessaire d’analyser sur un plan sociologique, historique, psychologique ce qui se passe et de ne pas créer d’amalgames.

Farhad Khosrokhavar : Ces quartiers sont des zones où se côtoient problèmes économiques, exclusion sociale et délinquance. Les personnes fragiles psychologiquement n'y sont pratiquement pas prises en charges pour plusieurs raisons: la méconnaissance casi totale des organismes capables de traiter les difficultés mentales, l'absence de médecins spécialisés dans des secteurs parfois profondément enclavés, une réelle souffrance psycho-affective, c'est à dire le sentiment d'être incompris par la société. Mis bout à bout, ces éléments peuvent expliquer dans quelle mesure la volonté d'en découdre avec la société est plus forte dans ces quartiers qu'ailleurs. Attention, cela ne signifie pas pour autant que toutes les personnes issues de quartiers populaires sont des terroristes en puissance. L'attaque au couteau au sein de la préfecture de Paris du 3 octobre dernier prouve bien que ces déséquilibres mentaux ne sont pas uniquement le fruit des classes populaires. Ils y sont malheureusement moins bien traités.

Plus de 11 millions de Français consultent ou ont consulté au sujet d'une fragilité psychique, quand 5,5 millions de Français considèrent être en situation de fragilité psychique. Pourquoi ce problème de santé publique est-il globalement ignoré ?

Pascal Neveu : Il n’est pas ignoré mais il est difficilement identifiable sauf lors de consultations. On sait que 3% de la population vivra un épisode psychotique durant sa vie. Sur ces 3%, seuls (mais c’est déjà beaucoup, nous sommes d’accord) 2-3% passent à l’acte, à travers des comportements agressifs et auto-agressifs. Sur ces chiffres que vous présentez il ne faut pas oublier que la France reste le plus gros consommateur en Europe d’antidépresseurs et de psychotropes.

Je pense qu’il serait nécessaire de comprendre pour quelle raison il y aurait une culture de la souffrance psychique dans notre pays, même si historiquement nous sommes les grands penseurs de la maladie mentale. La France a été le premier pays à identifier des psychopathologies, et Freud l’a lui même reconnu lors de son passage à la Salpétrière dans le service de Charcot… mais nombres d’écrits avaient déjà été publiés. Je sais, pour en avoir échangé avec elle, que la Ministre de la Santé tente réorganiser un univers psychiatrique et psychologique totalement en crise depuis plusieurs années. Mais cela ne permettra pas de pouvoir repérer un terroriste ou un délinquant. Le président Sarkozy avait d’ailleurs déclenché un tollé suite au rapport sur le repérage de délinquants dès l’âge de 5 ans ! Le problème est que c’est toujours après coup que l’on découvre celui qui est passé à l’acte. D’ailleurs tous les témoignages sont unanimes « Mais il était si gentil ! » « Il nous disait bonjour, nous aidait à porter les courses… »… Tout comme le psychopathe.

Nous avons tous croisé en consultation un patient dont nous pouvons soupçonner un potentiel passage à l’acte. Mais devons-nous « enfermer » quelqu’un selon nos simples ressentis ? Nous ne pouvons prédire les actes, et fort heureusement ils ne passent que très rarement à l’acte, même si nous avons un devoir de signalement. L’assaillant était intégré socialement, professionnellement, amoureusement. Il ne présentait pas, outre son dossier psy, des comportements alertant. Il était même jugé très intelligent, ce qui pourrait expliquer l’orchestration de son passage à l‘acte. Il n’était pas dans une attitude de dépersonnalisation et de déréalisation, ni de délires. Je ne connais aucun psy qui soit indifférent face à ces sujets et qui ne craigne le moindre acte. Mais l’état de la psychiatrie est absolument catastrophique en France, le personnel en sous effectif, et les violences très nombreuses au sein des établissements.

Farhad Khosrokhavar : Pour deux raisons majeures. La première est, bien entendu, d'ordre politique. Depuis la fin des années soixante dix, sous l'impulsion d'une idéologie humaniste avoisinant celle du film Vol au-dessus d'un nid de coucou, l'Etat a progressivement fermé des hôpitaux partout en France, en essayant de les intégrer dans la société. Un échec total, pavé bien sûr, de bonnes intentions.
La seconde raison est d'avantage d'ordre économique. Une personne placée en cellule coûte environ 100 euros par jour à la société. Une personne placée en hôpital psychatrique en coûte, elle, dix fois plus cher. On estime aujourd'hui que près d'un tiers personnes placées en détention en France présentent des problèmes mentaux. Certains établissement pénitentiaires, comme celui de Fresnes par exemple, ont mis en place des lits pour ces détenus présentant les symptômes les plus graves. Avec des résultats bien loin d'être suffisants.

Quelles sont les mesures qu'il faudrait prendre aujourd'hui afin de trouver une solution à la question de la fragilité psychique, en particulier dans les banlieues?

Pascal Neveu : Il me semble déjà nécessaire de renouer le dialogue avec l’éducation nationale qui est le premier lieu d’analyse des comportements et redonner la place aux médecins et infirmiers ainsi que psychologues scolaires. Ensuite éviter le communautarisme afin d’ouvrir les horizons, les pensées. Le communautarisme, telle une secte, gangrène le cerveau, dresse une pensée unique qui dans nos temps peut laisser place à tout extrémisme politique et religieux, fragiliser un individu, et l’amener à des actes irréfléchis. Et nous avons ce gros soucis de la liste d’attente au sein des CMP (Centres Médicaux Psychologiques) qui sont surchargés avec des délais minimum de 3 mois pour un premier rendez-vous, décourageant des parents, des patients qui n’ont pas forcément les moyens de se diriger vers le libéral qui est également chargé. Il y a effectivement nécessité de moderniser le suivi psychologique de notre population.

La question du repérage d’un radicalisé est en revanche beaucoup plus complexe. Nous pouvons être en face d’une jeune en pleine crise d’adolescence mais dont le psychisme reste structuré, mais un autre qui n’est pas structuré et sera susceptible de passer à l’acte. Il s’agit dans ce cas de mesurer plusieurs indices : comportements, historique des propos, fréquentations, radicalisation éventuelle, profil psychologique… même si cela relève uniquement du « repérage ».

En conclusion je veux juste rappeler que trouble psychiatrique et acte isolé de terrorisme ne sont pas incompatibles. L’assaillant étant décédé nous ne pourrons pas mener d’expertise. Cela ne facilitera pas le travail de deuil des familles. Les psys souvent attaqués ne font que leur travail de tentative d’explication et restent neutres. La banlieue n’est pas à stigmatiser. Les musulmans ne sont pas des terroristes. Tentons de dépassionner ces sujets afin justement de créer les meilleurs outils et réseaux afin d’éviter que ne se reproduisent de tels actes affreux.

Farhad Khosrokhavar : Au vu de l'état du monde de la médecine psychatrique aujourd'hui,nous sommes au moins à une vingtaine d'années et plusieurs milliards d'euros d'investissement d'avoir un système médical fonctionnel en psychatrie. Le plan Borloo pour les banlieues ( 48 milliards d'euros ) apparaissait comme être une solution, qui a rapidement été enterré. Trop chère, trop longue, non rentable électoralement, la remise en état de l'hôpital semble loin d'être une priorité des gouvernements français depuis près de 50 ans.Il ne sert à rien d'attendre une solution miracle de la part des institutions qui se contente de son habituel bricolage social. La priorité aujourd'hui est de désenclaver les banlieues en  introduisant progressivement de la mixité sociale. C'est à mes yeux ce qui permettra le changement des mentalités et apaisera les tensions sociales qui accentuent les fragilités psychiques d'individus isolés.  

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