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Comment la très longue agonie politique d’Angela Merkel paralyse l’Allemagne et l’Union Européenne
©ALEXEY NIKOLSKY / SPUTNIK / AFP

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La France va devoir apprendre à penser l'Europe sans le leadership allemand. Edouard Husson revient sur le bilan des années Merkel.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Londres qui rit. Berlin qui pleure. 

La fin 2019 nous a permis d’assister à un important glissement de terrain en Europe. La Grande-Bretagne, malgré trois ans de psychodrame à propos de la mise en oeuvre du Brexit, dispose désormais d’une majorité politique stable, dotée d’un mandat politique sans ambiguïté. L’Union Européenne, une fois le Brexit définitivement acté, le 31 janvier 2020, va se retrouver face à un Boris Johnson non seulement doté de ses redoutables capacités de négociation mais ayant une position cohérente face à l’Union Européenne, elle-même très désorganisée. 

Pourquoi insister sur une telle évidence? Parce que, depuis l’été 2016, nous avons assisté, en fait, à un chassé-croisé en Europe: au lendemain du référendum, la plupart des observateurs ne doutaient pas qu’Angela Merkel ne ferait qu’une bouchée du gouvernement britannique venant négocier le Brexit à Bruxelles. La Chancelière allemande était alors au sommet de son influence, fêtée par les médias et les dirigeants du monde pour avoir ouvert totalement, pendant trois mois, fin 2015, les frontières de l’Allemagne aux réfugiés et aux immigrants affluant du Moyen-Orient et d’Afrique. Trois ans plus tard, le chef du gouvernement allemand est profondément affaibli. Si une élection législative avait lieu ce dimanche, la CDU et le SPD, les deux partis au pouvoir, rassembleraient à peine 40% des voix à eux deux, la moitié de leur score cumulé il y a vingt cinq ans et moins que le seul parti conservateur de Boris Johnson aux élections britanniques du 12 décembre (toutes choses égales par ailleurs en termes de système électoral). 

Comment Angela Merkel a donné l’impulsion définitive au Brexit

Le lien entre toutes ces questions est flagrant: lorsqu’elle a ouvert largement les frontières de son pays à l’immigration, au moment où la campagne du Brexit commençait, Angela Merkel a, sans s’en rendre compte, scellé le destin des Britanniques partisans du maintien dans l’UE. Avant cette décision allemande, le « Remain » avait de l’avance dans les sondages; après le spectaculaire coup de tête d’Angela Merkel, l’impossibilité, quand on est membre de l’UE, de contrôler l’immigration devient l’un des deux sujets les plus importants de la campagne, celui qui a sans aucun doute fait passer le vote Brexit en juin 2016. Enorme bévue de la Chancelière, donc, du point de vue des intérêts de l’Union Européenne, mais dont on n’est pas sûr qu’elle s’en soit jamais rendue compte. 

Rappelons-nous son optimisme de l’automne 2015, lorsque Madame Merkel répétait à ses compatriotes: « Wir schaffen das! ». Nous y arriverons. L’opinion allemande a d’ailleurs suivi, dans un premier temps. L’enthousiasme est cependant progressivement retombé, au premier semestre 2016: il y avait eu cette nuit de la Saint-Sylvestre à Cologne, où des étrangers nord-africains (pas forcément des migrants de l’automne, d’ailleurs) ont été arrêtés pour tentatives de viol, mais dont les médias avaient refusé de parler durant de nombreuses semaines; et puis il y a eu une lassitude croissante de la société, constatant que le gouvernement ne mettait pas de moyens financiers exceptionnels à disposition malgré l’énorme effort d’accueil engagé par des centaines de milliers d’Allemands, le plus souvent bénévoles; il y a eu enfin la désillusion de l’industrie allemande, bien obligée de constater la contradiction entre la faible qualification des migrants concernés et la stratégie du patronat de ne garder en Allemagne que des emplois à forte valeur ajoutée. 

L’agonie politique d’Angela Merkel

De ce côté-ci de la Manche, on s’est gaussé de Theresa May, manquant la majorité absolue lors d’élections législatives anticipées en juin 2017. Mais le résultat de la CDU-CSU aux élections législatives allemandes de septembre a été bien plus mauvais: faisant le score le plus faible de leur histoire, 30% des voix, les chrétiens-démocrates ont dû négocier pendant six mois - du jamais vu depuis la République de Weimar - pour constituer un gouvernement de grande Coalition - exactement ce que les électeurs avaient rejeté, en faisant chuter le SPD encore plus que la CDU. A droite de la CDU, un parti conservateur dur s’est installé, l’AfD, dont les cadres locaux viennent souvent de la droite nationaliste: dans l’ancienne Allemagne de l’Est, la patrie d’Angela Merkel, l’AfD est en passe de devenir le premier parti en nombre de voix. La droite allemande, si puissante et cohérente quand Angela Merkel en avait pris la direction, en 2000, est aujourd’hui affaiblie, divisée. La Chancelière a préféré, depuis qu’elle est arrivée au pouvoir en 2005, installer son parti au centre-gauche, prenant des voix aux sociaux-démocrates mais en perdant sur sa droite. La CDU a encore un socle électoral de 25% et reste le premier parti en termes d’intentions de vote mais la question de la succession d’Angela Merkel s’est posée dès le printemps 2018. 

Christian Lindner, le chef des libéraux du FDP, avait fait sensation, fin 2017, en refusant de continuer à négocier pour la constitution d’un nouveau gouvernement tant qu’Angela Merkel resterait chancelière. Au fond, le parti chrétien-démocrate sait bien qu’il s’est privé, après les dernières élections, d’une coalition renouvelée, avec les libéraux et les Verts. Pourtant, une fois la Grande Coalition reconduite, au printemps 2018, personne n’a osé défier Angela Merkel. C’est cette dernière, sentant que son soutien avait sérieusement flanché dans l’opinion, qui a annoncé d’elle-même qu’elle ne se représentait pas à la présidence de son parti et qu’elle ne serait plus candidate à la Chancellerie en septembre 2021. Du coup, Annegret Kramp-Karrrenbauer, qui a pris la présidence du parti, élue avec 53% des suffrages, ce qui est faible dans une élection de ce type, n’a pas réussi, depuis un an, à asseoir sa légitimité. 

Bilan des années Merkel. Bilan du « modèle allemand »

Après l’annonce de son départ programmé, la popularité d’Angela Merkel a remonté. Mais cela n’en rend que plus flagrante la crise politique dans laquelle se trouve l’Allemagne. Le chef du gouvernement est en bout de course mais son successeur théoriquement mis sur orbite n’a pas de légitimité. Le partenaire de coalition est passé en-dessous de 15% dans les sondages. L’installation au pouvoir en Autriche d’une coalition des conservateurs et des Verts donne des idées pour la suite mais la grande différence entre les deux pays vient de la cohésion interne du parti conservateur, doté d’un leader jeune et inspiré, Sebastian Kurz, précisément ce que la CDU est incapable de dégager. Il est donc très probable qu’Angela Merkel, contre tous les pronostics, aille au bout de son mandat. L’Allemagne et l’Union Européenne entrent dans dix-huit mois d’immobilisme - ou d’attitude défensive en ce qui concerne les négociations sur le Brexit. 

Dans les dix-huit mois qui viennent, le bilan des années Merkel va être dressé, de plus en plus précisément. Et il sera sévère. Nous aurons l’occasion d’y revenir dans la présente chronique des affaires allemandes, qui a vocation à devenir régulière. L’Allemagne s’est tellement identifiée à Angela Merkel et a tant de mal à se détacher de cette professionnelle du maintien au pouvoir, formée à l’école de l’Allemagne communiste, que l’on va, de plus en plus, mettre en cause, non seulement « les années Merkel » mais ce que les Français appellent, assez superficiellement, le « modèle allemand ». Quelques exemples: 

- La sortie du nucléaire, décidée de manière abrupte par Angela Merkel en mars 2011, non seulement a aggravé le bilan carbone du pays mais le kilowattt/heure d’électricité a augmenté de 63%. 
- le patrimoine médian d’un foyer allemand est aujourd’hui le plus faible de la zone euro, à 51 400 Euro (la moyenne de la zone se situant à 109 000 euros)
- en refusant des transferts financiers sous une forme de budget européen vers les pays les plus faibles de la zone euro, la Chancelière a laissé se mettre en place une politique de taux d’intérêts de la Bundesbank qui spolie les épargnants allemands de 40 milliards d’euros par an
- On estime à au moins 50 milliards par an les coûts supplémentaires causés par l’afflux d’immigration depuis 2014. 
- les emplois précaires ont fait plus que doubler, entre 2005 et 2019, passant de 464 000 à 1,04 million. 22,5% de la population active entre dans la catégorie des « bas salaires ». 
- le niveau moyen de la retraite avant impôts est passé de 52,6 à 48% du salaire net. Pour mémoire, la moyenne européenne est de 70,9%. 

Le défi français: apprendre à penser l’Europe sans leadership allemand

Ces chiffres expliquent largement le fort taux d’abstention aux élections législatives (30% en moyenne)  depuis 2005; ainsi que les pertes électorales des deux partis, CDU et SPD, qui étaient jusque-là les piliers de la République Fédérale. Il va falloir, nous autres Français, nous déshabituer de la notion de « modèle allemand », sans parti pris. Tous les chiffres que nous donnons ont été, bien entendu, scrutés par la classe politique et l’opinion britannique depuis trois ans. Dans les débats politiques, à la Chambre des Communes en particulier, on a souvent entendu avancer l’argument qu’il était dangereux de rester dans un ensemble, l’Union Européenne, dont le pays toujours cité comme le plus performant, la locomotive économique, était au fond beaucoup moins recommandable que les apparences (énergie, immigration, cohésion sociale). Pour nous Français, à qui l’appartenance à l’euro ne donne pas la même marge de manoeuvre qu’aux Britanniques, le défi est à la fois similaire et différent: nous devons nous déprendre du « modèle allemand » qui n’enflamme plus que nos imaginations; mais nous devons aussi concevoir une politique capable de réellement relancer la machine européenne avec une Allemagne dont il est évident qu’elle restera, après Angela Merkel, affaiblie politiquement. La lente agonie politique d’Angela Merkel fait ressortir crûment qu’il n’y aura plus de chancelier fort dans les vingt ans qui viennent en République Fédérale. Or il va bien falloir réformer l’Union Européenne, sous peine de la voir sombrer dans l’insignifiance. 

Edouard Husson a récemment publié "Paris-Berlin, la survie de l'Europe", aux éditions Gallimard.

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