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Ce que le moment Matzneff signifie vraiment dans l’histoire des idées. Hier… puis aujourd’hui
©Capture d'écran /// Libération

Affaire Matzneff

Le livre "Le consentement" dans lequel Vanessa Springora raconte l'emprise et la séduction que l'écrivain, Gabriel Matzneff, a exercé sur elle lorsqu'elle n'avait que 14 ans.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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De quoi "Matzneff" est-il le nom ? Pas seulement de la pédophilie que tous dénoncent ces jours-ci dans un élan purificateur et vengeur. Pas non plus exclusivement de l'extraterritorialité morale de la littérature, dénoncée au nom de l'égalité, ni même du patriarcat, stigmatisée par les féministes au nom des victimes autrefois silencieuses de "l'emprise" du désir masculin. L'histoire retiendra peut-être qu'il y a eu un "moment Matzneff",  entre 1968 et le milieu des années 90, au cours duquel il était possible de parler librement sur un plateau de télévision, à une heure de grande écoute, de rapports amoureux ou sexuels consentis entre un adulte et de jeunes adolescents. Un telle publicité du libertinage éphébophile, voire pédophile, qui était inconcevable auparavant et qui l'est redevenue depuis l'affaire Dutroux, fut, durant cette brève séquence historique, sinon socialement tolérée, du moins admise sans trop de vagues. Comment l'expliquer ? Dans un édito honnête et courageux réalisant l'aggiornamento idéologique d'un journal et d'une génération, Laurent Joffrin a levé un voile sur une réalité qu'une part encore importante de la gauche culturelle peine à admettre. Reconnaissant explicitement le lien entre les complaisances à l'égard de la pédophilie, la culture libertaire des années post-68, dont Libé fut le chantre, et les grandes références théoriques de l'époque, Joffrin évoque "les effets d'une théorie pas toujours bien assimilée, qui découlait de cette "pensée 68" illustrée par Sartre, Foucault, Bourdieu ou Derrida", ces "cercles intellectuels" où il était entendu que "toute loi, toute norme, pour ainsi dire toute habitude, faisait référence à l'exercice d'un pouvoir oppressif". 

Faire le procès de la pédophilie est chose aisée. Après la vague anti-pédophiles provoquée par l'affaire Dutroux, à la fin des années 90, Matzneff et ses disciples eux-mêmes la condamnent, et prennent grand soin de la distinguer des relations consentis avec les adolescents ou adolescentes. Il est moins aisé de comprendre les raisons qui ont conduit les plus éminents penseurs d'une époque à présenter l'indéfendable sous un jour favorable, ou à tout le moins à rendre concevable et possible une telle présentation. Le déni s'impose même d'autant plus facilement que les phares de la pensée des années 70 font encore autorité aujourd'hui sur les campus universitaires à l'échelle internationale. Or Matzneff, par-delà la question de la nature et de l'ampleur réelles de ses propres turpitudes, s'avère être l'arbre qui cache la forêt de tous ceux pour qui l'idéologie des années 70, à travers ses slogans libertaires simplistes et ses déconstructions théoriques sophistiquées, représenta à la fois un âge d'or pour la liberté sexuelle et une espérance, celle de voir l'abolition de la frontière d'âge entre l'enfant et l'adulte libérer les possibilités de relations amoureuses et sexuelles en y incluant la pédophilie. 

Les pédophiles assumés eurent notamment pages ouvertes au journal Libération. Sorj Chalandon rédigea à ce sujet pour Libé, au début des années 2000, un honnête mea culpa. Restait à reconnaître le lien entre théorie et pratique, si l'on peut dire. Ce qu'a fait Joffrin, en faisant notamment allusion à la notion de "pensée 68", titre d'un livre de Luc Ferry et Alain Renaut publié en 1985. Le titre et le contenu du livre firent alors polémique et valurent à leurs auteurs d'être rangés depuis dans la catégorie des "nouveaux réactionnaires" par l'intelligentisia et les médias progressistes. Ferry et Renaut proposaient une lecture critique approfondie de quelques grands penseurs en vue, Foucault, Bourdieu, Lacan, Derrida, dévoilant un axe commun par-delà les différences: le procès du "sujet", classiquement défini par la raison et la volonté. Dépossédé de la conscience et de la maîtrise de soi que lui confèrent sa raison et sa volonté, l'homme tel qu'il est conçu par les auteurs en question apparaît comme n'étant plus qu'un être traversé par des désirs et des rapports de domination. Le projet de "libération" fondé sur ce type d'analyses est indissociable de la critique de la prétendue rationalité objective de normes susceptibles de légitimer l'exercice du pouvoir, indissociable également de la critique de la prétendue autonomie d'un sujet apte à obéir aux lois qu'il s'est lui-même prescrites sur le plan individuel (morale) ou collectif (droit démocratique). Ferry et Renaut pointaient ainsi l'impossibilité de trouver dans les oeuvres des grands auteurs de cette "pensée 68" les ressources théoriques permettant de fonder en raison une normativité morale et juridique. Par-delà la mise en question de la morale traditionnelle, de la morale catholique qui condamne la sexualité hors mariage, l'homosexualité et l'avortement, la pensée 68 se caractérise donc essentiellement par la déconstruction de la conception du sujet sur laquelle se fondent la morale commune et le droit républicain. 

On rappelle volontiers, pour en relativiser l'importance ou pour jeter l'opprobre sur les intellectuels progressistes des années 70, la pétition de janvier 1977, rédigée par Matzneff et signée par le gratin de l'intelligentsia de l'époque. La pétition était destinée à soutenir les accusés de l'Affaire de Versailles, qui concernait, rappelons-le, des relations entre des adultes et des adolescents de 13 et 14 ans dans un camp naturiste. Le 23 mai 1977,une Lettre ouverte adressée à la Commission de révision du code pénal, signée notamment par Deleuze, Guattari, Foucault et Derrida, demandait même explicitement "la reconnaissance du droit de l'enfant et de l'adolescent à entretenir des relations avec des personnes de son choix". Comment interpréter un tel engagement collectif ? On peut y voir l'effet des préjugés d'une époque et d'un conformisme intellectuel qui n'épargne pas les plus libres penseurs parmi les intellectuels eux-mêmes. On est peut-être aussi autorisé à y déceler une certaine logique : sans l'autonomie d'un sujet défini par sa capacité à obéir à une loi de la raison, comment distinguer entre maturité et immaturité, fonder la notion de consentement éclairé et la différence entre majorité et minorité ? Comment concevoir l'assymétrie entre majeurs et mineurs, la non équivalence des devoirs et des droits, l'autorité de l'adulte sur l'enfant et sa responsabilité envers lui ? Il y eut donc bien à cette époque, pour des raisons philosophiques profondes et "désintéressées", une sorte de pacte conclu entre la pensée et la pédophilie. L'utopie intellectuelle de la liberté sexuelle affranchie de la discrimination entre majeurs et mineurs culmina en avril 1979, lorsque la Revue Recherche, animée par Félix Guattari, publia un numéro (mis au pilon depuis), intitulé "Fous d'enfance, qui a peur des pédophiles ?"

La subversion de la morale commune était bien sûr impossible, le retour à la raison et le jugement prononcé par le tribunal de l'histoire inévitables. Il importe cependant de tirer les leçons de ce "moment Matzneff" dans l'histoire des idées. La pensée progressiste est aujourd'hui prise au piège de ses propres contradictions. Au regard des critères qui furent ceux de la critique idéologique de l'ordre moral et social issue des années 70, le progressisme contemporain, à travers son appel au droit et à l'État pour réprimer l'expression des désirs susceptibles de faire violence aux femmes et aux enfants, apparaîtrait comme "réactionnaire". On peut certes présenter, tout en conservant les mêmes références théoriques, la liberté sexuelle comme une valeur conservatrice et sa répression comme un progrès de la lutte contre la domination masculine, mais ce n'est pas très cohérent. Par ailleurs, le risque est réel de basculer de l'autre côté du cheval, vers un nouvel "ordre moral" intolérant à l'égard de l'expression du désir (du désir masculin à tout le moins), qui dénierait aux adolescents la maturité sexuelle et le consentement éclairé, reconduisant ainsi, tout en inversant le sens du jugement moral, la confusion des âges qui a caractérisé les années 70.

Entre la libération du désir en vue de pouvoir "jouir sans entrave" et sa limitation au nom de normes morales objectives, il faut choisir. Entre l'abolition de la différence entre majorité et minorité au nom de la libération du désir de l'enfant et la protection des mineurs, il faut également choisir. Mais il ne faudrait pas que le choix de la raison conduise à sacrifier la liberté du désir. Couvrir d'opprobre l'idéologie de la libération du désir pour lui substituer une idéologie liberticide, fut-elle baptisée "progressiste", ne constituerait assurément pas un progrès. Il importe donc, comme écrivait Pascal, de continuer à "travailler à bien penser", afin de rester lucide et de dénoncer les fausses valeurs, celles d'aujourd'hui comme celles d'hier. 

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