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Réforme des retraites : cette victoire du gouvernement qui se profile… mais pourrait bien ne rien lui rapporter
©KENZO TRIBOUILLARD / AFP

La grande illusion

Un scénario similaire au mouvement des Gilets jaunes pourrait bien se reproduire dans un enchaînement crise, pourrissement, victoire par épuisement de l’adversaire. Mais à quel prix démocratique au regard de l’aggravation de la crise de défiance généralisée qui irait de pair ?

Bruno Cautrès

Bruno Cautrès est chercheur CNRS et a rejoint le CEVIPOF en janvier 2006. Ses recherches portent sur l’analyse des comportements et des attitudes politiques. Au cours des années récentes, il a participé à différentes recherches françaises ou européennes portant sur la participation politique, le vote et les élections. Il a développé d’autres directions de recherche mettant en évidence les clivages sociaux et politiques liés à l’Europe et à l’intégration européenne dans les électorats et les opinions publiques. Il est notamment l'auteur de Les européens aiment-ils (toujours) l'Europe ? (éditions de La Documentation Française, 2014) et Histoire d’une révolution électorale (2015-2018) avec Anne Muxel (Classiques Garnier, 2019).

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Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico.fr : Selon un sondage Elabe daté du 12 décembre, 50% de la population française est favorable à la réforme des retraites et 49% y est opposée. Le projet de loi divise donc profondément la société et pourrait aggraver la crise de confiance envers le gouvernement. D'autant plus que ce même gouvernement pense pouvoir en tirer un capital politique e réformateur. 

Le gouvernement pense se diriger vers une victoire qui lui permettrait de gagner en capital politique en pariant notamment sur sa majorité au Parlement. Ne commet-il pas une erreur en pensant se trouver face à un scénario similaire à celui des Gilets jaunes, qui épuisés et faute de soutien avaient en majorité renoncé ? 

Bruno Cautrès : Oui, miser sur l’épuisement de ceux qui se mobilisent ou le « pourrissement » de la situation est un pari toujours possible pour les gouvernements qui se retrouvent face à une opposition forte sur un projet central pour eux. Mais ce pari est souvent une erreur car l’objectif d’une réforme qui porte sur un pilier du modèle sociétal est l’adhésion des citoyens. Dans ce cas précis, la crise des Gilets jaunes est bien sûr en toile de fond : elle a laissé des traces profondes dans la société française. A cet égard, il y a deux aspects des traces laissées par la crise : beaucoup de français ont retenu que seule l’explosion de colère avait permis d’obtenir des choses ; mais il est vrai que la « mouvement des gilets jaunes »  a fini par s’étioler. Il faut néanmoins nuancer l’idée d’un « mouvement des Gilets jaunes » qui aurait décliné : une partie des Gilets jaunes s’est mobilisée pendant presque un na tous les samedis. Dans le cas de la mobilisation contre le projet de réforme des retraites c’est très différent : si les Gilets jaunes ont tenu longtemps, ils ne sont pas parvenus à ce muter en mouvement politique et à faire émerger une gouvernance et un leadership de leur mouvement. Aujourd’hui ce sont les syndicats qui portent la mobilisation contre le projet de réforme des retraites même s’ils sont eux-mêmes confrontés à leurs bases très mobilisées et parfois plus fortement.

Christophe Boutin : La question que vous posez est en quelque sorte de savoir si l’opposition au gouvernement est bien la même entre les Gilets jaunes présents depuis plus d’un an dans les rues d'une part, et les syndicats qui mènent cette grève d'autre part. Mais la réponse ne porte pas uniquement sur ce que vous appelez « l'épuisement » des Gilets jaunes, non plus sur leur éventuel manque de soutien.

Su ce dernier point d’abord, si les Français sont actuellement favorables au mouvement de grève, on rappellera qu'ils l'ont été tout autant au mouvement des Gilets jaunes pendant sa quasi totalité. Il y avait donc un réel soutien. Quant à ce que vous appelez l'épuisement ensuite, on rappellera aussi que le mouvement des Gilets jaunes a maintenu une pression hebdomadaire sur les services de l’État pendant plus d'un an, et ce alors qu'il n'avait aucune de ces possibilités de blocage dont disposent les syndicats, qui peuvent par exemple interdire aux Français d'utiliser les transports en commun, et, en cas de blocage des raffineries, jusqu'à leur véhicule personnel.

Si « épuisement » il y a eu, c'est parce que le mouvement des Gilets jaunes a muté : récupération par des militants d'extrême gauche autrement plus habitués que les Gilets jaunes des ronds-points du début à maîtriser une assemblée ; perturbations liées aux violences commises lors des manifestations, essentiellement par les Black blocks mais auxquels se sont ajoutées des Gilets jaunes radicalisés ; violence de la répression enfin, autant sécuritaire que judiciaire. Voici autant d’éléments d’explication de « l’épuisement » d’un mouvement qui, en sus de cette mutation, a été incapable de stabiliser une plate-forme de revendications homogène, de faire apparaître des leaders crédibles, et d'intervenir politiquement en tant que mouvement structuré, aussi bien au cours de ce long monologue qu'a été le Grand débat que lors des élections européennes.

Rien de tout cela avec des syndicats eux bien structurés, largement financés par les fonds publics, habitués à la fois aux manifestations - y compris en prévoyant leur encadrement - et aux négociations avec les pouvoirs publics, et disposant d’un discours bien rodé comme d’un éventail de revendications toujours prêtes. Des syndicats dont, de plus, les pouvoirs publics ont besoin pour mettre en scène une négociation sociale crédible. Le gouvernement sait donc parfaitement qu'il n'a pas à faire aux mêmes opposants – et, d'ailleurs, on l’aura remarqué, les traite de manière fort différente. Il ne veut pour l’instant pas les épuiser dans une course de fond, mais parvenir à un deal qui serait profitable aux deux parties, un « win/win » comme on dit dans la « start-up nation ».

La majorité anticipe une victoire politique, la ratification presque inévitable malgré quelques concessions de la réforme, peut-elle grandir son capital politique malgré la crise ? 

Bruno Cautrès : Il est certain que si la réforme passe et notamment sur ses trois points fondamentaux (le passage au système des points, la fin des régimes spéciaux de retraites, l’âge pivot), l’image d’Emmanuel Macron restera associé à celle d’un réformateur. On voit bien que derrière cette réforme, c’est tout un message qu’Emmanuel Macron veut faire passer : le cœur de son projet politique c’est de redéfinir ce que veulent dire les termes de « justice » et « d’égalité » sociales. Son capital politique en sera grandi…à droite de l’échiquier politique. Les électeurs de centre-gauche et de la gauche de la gauche le perçoivent de plus en plus comme un homme de droite et en moyenne les Français le classent davantage au centre-droit qu’au centre. Le capital politique de l’image de réformateur d’Emmanuel Macron n’est donc pas un capital univoque dans son interprétation. L’image d’Emmanuel Macron dans l’opinion est d’ailleurs incroyablement clivée.

Christophe Boutin : La première victoire politique serait, pour le gouvernement comme pour le président de la République, que la majorité parlementaire n'explose pas avec cette crise. Cela prouverait en effet que la structure mise en place, ce parti encore nouveau et composé à la va-vite en 2017, ne se délite pas, et ce alors même pourtant que la thématique du conflit social actuel, celle des retraites, aurait pu conduire à une opposition entre ses membres venus de la gauche, a priori opposés à cette réforme, et ceux venus de la droite, qui y sont largement favorables.

La deuxième victoire politique, pour le gouvernement et le Président là encore, serait d’apparaître comme ceux qui ont pu imposer des réformes qui, jusque là, avaient fait sombrer ceux qui s’étaient risqués à seulement oser les évoquer. Ce serait une victoire politique non négligeable quand, s’il y a débat sur l’axe de réforme choisi, la nécessité de réformer  semble elle majoritaire dans la population.

Resterait alors une troisième victoire politique, qui concernera cette fois plus le Président que son gouvernement : celle d'apparaître, mais sur la scène internationale cette fois, comme l'homme qui a réussi à imposer des réformes contre la rue de son pays, et  fait triompher « la raison » contre les « passions tristes ». Cela permettrait à Emmanuel Macron de retrouver une certaine crédibilité internationale, et notamment au sein de cette Union européenne où il entend bien toujours, au travers d'un certain nombre de propositions touchant notamment à la défense, jouer un rôle moteur pour l’amener à une intégration toujours plus poussée.

Au contraire plutôt qu'un gain de capital politique et une étiquette de réformateur, Emmanuel Macron ne risque-t-il pas d'aggraver la crise de confiance actuelle entre le peuple et le gouvernement voir même d'augmenter les dissensions au sein de la société et l'archipellisation du pays ? 

Bruno Cautrès : Le pays ne va pas bien et la crise de confiance dans la politique et dans les institutions du système de gouvernement ne date pas de l’élection d’Emmanuel Macron. Mais lui qui a voulu en être le remède en est également un acteur. Si la réponse sociale à la crise des Gilets jaunes a été importante, la réponse au plan de la démocratisation de la France n’a, pour le moment, pas été aussi forte. Il faut partir de l’hypothèse de la sincérité des différents acteurs politiques et des Français qui revendiquent. Mais nous ne parvenons pas à améliorer de manière très forte notre système de résolution des crises politiques. Le « dialogue social » ne va pas si bien que cela non plus. Il faudrait rapidement agir sur ces questions. Il est vraiment étonnant qu’au bout de mois de concertations avec les syndicats, nous aboutissions à une nouvelle crise, une nouvelle épreuve de force, comme si cette dramaturgie nationale ne pouvait que se répliquer à intervalles réguliers. Cela alimente la machine à défiance politique et le sentiment que les élus n’écoutent pas et ne savent pas se mettre à place de ceux sur qui s’appliquent les réformes. Les dernières enquêtes d’opinion montrent d’ailleurs tous ces paradoxes : on soutient l’idée d’une réforme des retraites mais personne n’est convaincu des mesures proposées, beaucoup de Français ne croient pas que les promesses seront tenues (la valeur du point serait « sanctuarisée »).

Christophe Boutin : Augmenter les dissensions au sein de la société est un élément inévitable lorsque l'on traite, comme c'est le cas, de systèmes inégalitaires. On voit bien d’ailleurs certains arguments présentés par ceux qui soutiennent cette réforme, et qui ont une forte tendance à se contenter de pointer les avantages supposés de ceux qui s'y opposent, ces nantis que seraient les cheminots, mais aussi, de manière plus générale, tous les salariés du secteur public.

Alors, effectivement, insister sur ces spécificités de statuts pourrait aggraver cette archipellisation qui nous renvoie à l'analyse faite par Jérôme Fouquet de la situation française. Mais la lutte actuelle renvoie sans doute plus encore aux analyses de Jérôme Sainte-Marie, en ce qu’elle a tendance à cristalliser l’opposition entre un « bloc populiste » d'une part, celui des syndicats et des opposants à la réforme, et d’autre part un « bloc élitaire » dont participe de la manière la plus évidente le président de la République et son gouvernement.

Devenir le champion du bloc élitaire c'est avoir l'appui de tous ceux, dans l’économie ou les médias, qui défendent la thèse de la « mondialisation heureuse », et sa réalisation pratique, le mainmise du capitalisme financier, pas forcément majoritaires, certes, mais disposant de puissants relais. Mais c’est peut-être aussi attirer aussi derrière soi tous ceux qui soutiennent ce bloc bien que n’en faisant pas partie, de peur de subir le déclassement que serait à leurs yeux leur chute dans le « peuple ». C’est quelque part un pari sur les choix d’une partie de cette « classe moyenne » que l’on peine toujours à délimiter.

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