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Affaire d’espionnage russe en Haute Savoie, qui manipule qui ?
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Manipulation ?

Une affaire d'espionnage qui aurait eu lieu en Haute-Savoie, a des airs de vieux James Bond et fait saliver la presse européenne.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Des organes de presse européens  font leurs choux gras d’une affaire d’espionnage qui sent bon le "vieux James Bond". Des "agents" russes auraient séjourné en Haute Savoie entre 2014-2018, région qui serait devenue une base arrière pour les services secrets russes. Celle-ci aurait accueilli des tueurs du GRU qui auraient chassé en meute sur le vieux continent. Cela fleure bon la neige (le père Noël va bientôt arriver) et les films de 007 (un peu anciens) qui commencent sur les pistes de ski. De quoi faire rêver les lecteurs et nourrir bien des fantasmes… Le moment est particulièrement bien choisi juste après la fin de la réunion de l'OTAN à Londres, où, après bien des difficultés, de nouveaux "ennemis" ont été désignés : la Chine et la Russie ! La question qui peut se poser : sont-ce des ennemis du monde occidental - donc de la vieille Europe bien trop fatiguée pour se défendre par elle-même(1) - ou des États-Unis ? -. A noter que pendant ce temps là (le 6 décembre), un sous-lieutenant de l'armée de l'air saoudienne assassine trois personnes sur la base US de Pensacola où il était en stage de formation en déclarant sa "haine du mal [l'Amérique]". Une dizaine de ressortissants saoudiens dont deux filmaient la scène ont été arrêtés pour l'enquête. L'Arabie saoudite est classée par Washington dans la catégorie des pays "amis" (pour rappel, 15 des 19 pirates du 11 septembre 2001 étaient des citoyens saoudiens).   

Les sources d'informations concernant les espions russes sont diverses et variées mais on retrouve le site "Bellingcat" qui est aussi crédible que l’"Observatoire syrien des droits de l’Homme" (l’OSDH qui, selon la presse entretient un "vaste réseau d’informateurs" en Syrie ce qui lui évite d'aller les chercher par elle-même). Hasard, ces deux organismes privés de recherche repris en boucle sur les medias occidentaux sont basés en Grande-Bretagne où ils n’entretiennent, bien évidemment, aucunes relations avec les services de renseignement MI-5 et MI-6. Juste pour rappel, les Britanniques qui ont été pénétrés jusqu’à la moelle par le KGB (les "cinq de Cambridge" et autres affaires), ce qui a causé la mort de nombreux agents infiltrés au sein du Pacte de Varsovie, en ont gardé un cuisant souvenir. Il est donc compréhensible qu’ils se méfient au plus haut point des services secrets russes en faisant une fixation particulière sur le seul qui n’ait pas changé d'appellation, le GRU (le service de renseignement militaire). Pour mémoire, le KGB a été séparé en deux entités, le SVR (renseignement extérieur) et le FSB (contre espionnage). Bellingcat et l’OSDH si appréciés de la majorité des medias constituent donc des vecteurs d’influence influents qui pourraient être particulièrement intéressants pour Londres mais il semble évident que jamais des gentlemen n’auraient recours à ces méthodes de voyous réservées à Moscou via RT et Sputnik !

En examinant de plus près toutes les dernières affaires, il semble que les Britanniques sont affligés d’une paranoïa exacerbée vis-à-vis de Moscou alors qu’ils n’ont jamais eu les même réticences avec les mouvements islamistes radicaux au point de parler à une certaine époque de « Londonistan ». Certes les attentats des dernières années commis sur leur sol les ont amené à plus de réalisme et même à venir à s’engager aux côtés des Français dans le Sahel et ce, à plusieurs reprises et avec une grande efficacité ! Mais la "perfide Albion" joue sa propre partition et c’est tout naturel surtout en cette période troublée de Brexit. Démontrer que les Russes sont de vrais « méchants » permet un rapprochement encore plus étroit avec les États-Unis (qui, il faut bien le souligner, nous aident aussi considérablement au Sahel). En tant qu’ancien militaire ayant côtoyé nos alliés anglo-saxons, mais sur d’autres théâtres, j’ai toujours eu l’impression (peut être exagérée) qu’il y avait plus d’entente entre les hommes de terrain qu’entre leurs dirigeants politiques.

Alors, selon les investigations pointues et bien évidement "non orientées" menées par Bellingcat qui a fait du "Russian bashing" son fond de commerce, mais aussi par l’hebdomadaire allemand Der Spiegel (plus ou moins influencé par le gouvernement allemand qui plaide en permanence pour la protection de l'Allemagne par l’OTAN en général et surtout par les Américains(1)) et la cellule d’enquête du groupe suisse Tamedia (inconnu de l’auteur jusqu’à ce jour), les assassins maladroits des affaires Sergeï Skripal (un défecteur du KGB échangé en 2010) et Emilian Gebrev (un "marchand d'armes" bulgare), tous deux victimes de tentatives de meurtre heureusement non abouties, appartiendraient à une "unité 29155" du 161ème centre de formation spéciale du GRU. Cette unité était non répertoriée jusqu’à cette année. Mais le New York Times a révélé son existence (depuis 2008) sur la base d'informations transmises aimablement par des services de renseignement - vraisemblablement US -. Aucune opération d’influence dans tout cela, que de la vraie information pour contrer les fake news propagées par la Russie. Cette unité fraîchement découverte serait chargée d’exécuter les basses oeuvres du Kremlin. Cela peut toutefois se tenir quand on sait que les spetsnaz du GRU (mais il y en avaient aussi du KGB) avaient en charge les "opérations humides" (les assassinats et autres actes de terrorisme) ordonnées par le Kremlin à la grande époque de la gloire du communisme internationaliste.

Une quinzaine d’"agents" auraient ainsi été identifiés. Certains auraient participé à des missions ayant consisté à déstabiliser des pays tentés par un rapprochement vers l’Union européenne et l’Otan (comme la Moldavie et le Monténégro) ce qui, tous comptes faits, n’a toutefois rien à voir avec les tentatives d’assassinats citées plus avant.

En juillet dernier, le quotidien "La Tribune de Genève" - les Suisses sont décidément très en pointe sur ces affaires - a retracé le parcours du général Denis Segeev alias Fedotov (il a été promu puisqu’il n'était jusque-là crédité que du grade de colonel),  le principal responsable au sein du GRU des attentats manqués contre Skripal et Gebrev(2). Ces informations sont parvenues aux Suisses par Bellingcat mais aussi par des "sources policières, judiciaires et issues des milieux du renseignement dans plusieurs pays". À noter qu’habituellement, ces administrations ne communiquent pas avec la presse - surtout étrangère - et si elles le font, c’est dans un but bien précis.

De plus, toujours selon le même journal, le général Segeev séjournait régulièrement en Haute-Savoie. La conclusion est simple : la France servait de base arrière aux opérations du GRU en Europe (Quid du SVR et du FSB ?). Cela aurait même été confirmé en 2019 par un haut responsable du contre-espionnage français qui se serait confié au quotidien suisse. Décidément, nos contre-espions se montrent bien bavards ces derniers temps ! Les espions russes auraient séjourné ponctuellement à Chamonix, Annemasse, Megève et Evian mais aussi dans des lieux plus reculés où ils auraient même effectué des achats. Cela est curieux car des membres des services spéciaux en mission clandestine ont pour instructions de toujours se cacher dans les grandes villes où ils sont moins détectables qu'en rase campagne. Il leur est aussi demandé de limiter leurs achats au strict nécessaire pour ne pas attirer l’attention des locaux. Mais, selon la presse  "aucune trace d’opérations de cette unité du GRU n’a été, à ce jour, détectée en France [...] aucune arme ni matériel n’ont été saisis [...] Aucun complice local n’a été non plus identifié". Encore heureux qu’ils n’aient pas oublié leur pistolet Makarov à silencieux sur une table de nuit ! Trèves de plaisanterie, la justice française ne semble détenir aucune preuve d'activités illégales sur le territoire français qui justifieraient des mises en examen... Perplexité !

Assassinat à Berlin

Sans lien direct avec la "base arrière" évoquée précédemment (puisque tout serait rentré dans l’ordre en 2018), un ressortissant géorgien d’origine tchétchène, Zelimkan Khangoshvili, ancien combattant de la deuxième guerre tchétchène puis du conflit géorgien, a été assassiné de deux balles dans la tête à Berlin en août 2019 alors qu’il était depuis longtemps recherché par les services russes. Rapidement la police allemande a arrêté un certain Vladimir Sokol (ce serait une fausse identité). Il s’appellerait en réalité Vadim Krasikov, personnage qui aurait été impliqué dans l’assassinat d’un homme d’affaires russe à Moscou en 2013. Cela est étrange qu’un service spécial russe emploie un tueur dont le passé va être retrouvé facilement par les enquêteurs et bien sûr par le site Bellingcat. À noter qu’il a été arrêté au moment où il jetait la bicyclette et l’arme qu’il aurait utilisé pour commettre le meurtre (l’analyse balistique devrait confirmer - ou pas - que c’est cette arme qui a été utilisée). Le tout semble au minimum rocambolesque. Et pourtant, le 4 décembre, le parquet fédéral de Karlsruhe compétent en matière d’espionnage s’est saisi de cette affaire estimant que l’assassinat de Khangoshvili avait été commis "soit pour le compte d’entités étatiques de la Fédération russe, soit pour le compte de la République autonome tchétchène". À remarquer que cette deuxième hypothèse n'est pas impossible, Ramzan Kadirov, le président tchétchène ayant toujours voulu rendre service à son grand ami Poutine même si ce dernier ne lui demandait rien. De plus, les meurtres par balles d'opposants à Kadirov à l'étranger ne sont pas rares. Dans la foulée, Berlin a expulsé deux diplomates russes en reprochant à la Russie de ne pas coopérer suffisamment dans l’enquête. En réponse, deux diplomates allemands en poste à Moscou doivent être en train de faire leurs bagages! La piste mafieuse ne semble pas être privilégiée et pourtant, elle pourrait aussi être instructive tant les Vor v-Zakone (bandits dans la Loi) sont actifs en Fédération de Russie, en Tchétchénie, en Géorgie et en Europe occidentale.

En attendant la présentation d’éléments plus concluants devant toute justice impartiale, il est légitime de se poser la question "à qui profite le crime" ou d’appliquer le vieux diction : "qui veut tuer son chien l’accuse d’avoir la rage".

Toutes ces tristes affaires surviennent à la veille de la rencontre sous le format "Normandie" des présidents russe, ukrainien (Volodymyr Oleksandrovytch Zelensky élu le 21 avril 2019 jugé moins anti-russe que son prédécesseur Petro Porochenko), français et la chancelière allemande pour tenter d'avancer dans le règlement du conflit du Donbass. Même si personne ne se fait trop d'illusions sur les résultats à attendre de ce sommet, il semble que certains ont tenté de le saborder d'entrée. Plus discrètement, il y a aussi le programme d'approvisionnement de l'Europe occidentale en gaz russe qui arrive à un tournant stratégique au 1er janvier 2020. Il y a de forts risques que ces approvisionnements diminuent de manière conséquente, tout le monde étant perdant en Europe : la Russie qui recevra moins de devises étrangères, l'Ukraine qui touchera moins de droits de passage et l'Europe (en particulier l'Allemagne) qui verra ses approvisionnements en gaz diminuer notablement en période hivernale. Il n'y a qu'un pays qui puisse se féliciter de ces soucis européens. Il est inutile de le nommer...

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