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5 décembre : derrière la crise sociale, la confusion de revendications générales de plus en plus contradictoires
©Thierry Zoccolan / AFP

Le beurre et l’argent du beurre

Alors qu'Emmanuel Macron craint d'être confronté à un mouvement social massif en décembre, l'incertitude grandit quant à la capacité de l'exécutif à désamorcer cette bombe à retardement. Les revendications contradictoires des Français renforcent cette phase plutôt floue du quinquennat d'Emmanuel Macron.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Emmanuel Macron a semblé vouloir contre-attaquer la semaine dernière à l'approche du 5 décembre. En visite à Amiens, il a donné l'impression de vouloir fixer l'objet des revendications des manifestants en estimant que le mouvement à venir se résumait à un combat contre le régime universel. Est-ce vrai ? Le mouvement annoncé ne dépasse-t-il pas largement la question des retraites ?

Christophe Boutin : Quand 57 % des Français approuvent le mouvement de grève à venir, et que 71 % d'entre eux estiment que le conflit va durer, il est logique de voir le chef de l'État s'interroger sur sa cause, et Emmanuel Macron n’a bien sûr pas tort de dire que l'un des déclencheurs de ce mouvement de grève du 5 décembre est la réforme du régime des retraites, puisque c’est ce qu’avancent diverses centrales syndicales qui appellent à le rejoindre.

Contre cette réforme des retraites donc, on trouve par exemple des syndicats représentatifs d’un secteur public où 70% des agents sont favorables au mouvement : syndicats de la SNCF, de la RATP, un certain nombre d'Air France, de ceux des personnels au sol aux contrôleurs du trafic aérien. De manière assez générale, certains syndicats appellent en fait tous les agents de la fonction publique à faire grève pour cette question des retraites, que ce soit dans l’Éducation nationale, à la Poste, chez les pompiers ou chez les policiers. Plusieurs syndicats de police menacent ainsi d'une fermeture symbolique des commissariats, de refuser de rédiger des procès-verbaux, ou de renforcer les contrôles - et donc les attentes, et on voit bien la volonté de permettre un blocage le plus complet possible du territoire - aux péages d'autoroutes ou dans les aéroports. Le syndicat de la magistrature appelle lui l'ensemble des professionnels de justice à la grève, et les avocats respecteront peut-être cette journée « justice morte » décidée par le conseil national des barreaux, là aussi sur la question des retraites.

Car ces appels à la grève en raison de la réforme des retraites ne concernent pas que le secteur public strictement entendu. Des syndicats d’EDF annoncent des coupures d'électricité, et dans le domaine des transports, sont concernés le transport urbain ou routier, de voyageurs ou de marchandises, et les secteurs plus spécifiques des taxis, ambulanciers ou déménageurs. Des débrayages sont aussi prévus à l'initiative de la CGT dans un certain nombre d'entreprises privées où ce syndicat a encore un peu d'influence (74% des ouvriers sont favorables au mouvement). Et même des retraités, par définition pourtant peu concernés, souhaitent se mobiliser « en solidarité avec les actifs en lutte ».

Mais on commence ici à voir d’autres considérations s’ajouter à la seule réforme des retraites. Le mécontentement des retraités par exemple, qui les conduit à s’agréger aux manifestations du 5 décembre, tient au moins autant à la baisse de leur niveau de vie, dû à des prélèvements supplémentaires, qu’à la solidarité affichée. Autre exemple avec un domaine hospitalier où un mouvement initié depuis des mois tente d’attirer l'attention du gouvernement sur des conditions de travail profondément dégradées, et où, si une partie continue de vouloir mener des actions spécifiques, d’autres préconisent de se rallier au mouvement du 5 décembre. De la même manière, certains syndicats lycéens ou étudiants entendent utiliser cette journée de grève pour faire entendre des revendications qui dépassent leurs inquiétudes sur leurs (très) éventuelles futures retraites, et ont beaucoup plus à voir avec leurs aides actuelles. Et, bien évidemment, c’est aussi le cas pour ces Gilets jaunes réunis en assemblée générale à Montpellier début novembre qui ont eux aussi choisi de rejoindre cette grève du 5 décembre.

S’il n’y a pas nécessairement « convergence des luttes », il y a donc au moins une convergence des lassitudes, un même rejet de la politique menée par Emmanuel Macron, qui dépasse, quoi qu’il en dise, la seule question de la réforme des retraites, celle-ci, quand ils se demandent s’il leur restera de quoi financer un mouroir pas trop indigne, confortant les Français dans leur angoisse globale face à l’avenir. Quant à ce qu’il adviendra de la réforme après le 5 décembre, les Français sont assez équitablement partagés : un tiers (34%) estime que le Président la maintiendra telle quelle, un autre (33%) qu’il la modifiera largement, le dernier tiers estimant qu’il la repoussera ou l’annulera.

Plus globalement, les revendications des Français sont-elles aujourd'hui cohérentes ? On peut en effet noter des contradictions, comme celle existant entre écologisme et défense de l'Etat providence, ou celle entre recherche de libertés (locales notamment) face à l'Etat, mais aussi attente d'un pompier social (Whirlpool), celle encore entre une  volonté d’affirmation face à la Chine, aux États-Unis ou à la Russie, mais avec une volonté d'indépendance vis à vis de l'Union européenne. En quoi est-ce cela qui entretient le flou quant à l'avenir politique et social ?

C'est l'argument massue qui était notamment utilisé pour discréditer les revendications des Gilets jaunes présentées au début du mouvement : contradictoires, donc incohérentes, on n’aurait pas à les écouter. Et effectivement les éléments que vous évoquez peuvent donner cette impression d’incohérence : on ne peut vouloir, c'est bien connu, le beurre et l'argent du beurre. Mais il n'est pas évident que derrière ces contradictions on ne trouve pas en fait une même logique. Reprenons les.

La première contradiction est celle qui place d'un côté l'écologisme - entendons ici la défense de l'environnement, avec ce qu'elle peut impliquer de coûts supplémentaires -, et de l'autre, avec cette défense de l’État-providence, celle d'un financement social incompatible avec les nouvelles dépenses envisagées. Pour autant, les deux relèvent d'une même logique, la volonté d'éviter de laisser des individus sans défense face a des intérêts privés qui se refuseraient à prendre en compte les intérêts de la communauté. C'est le cas pour la protection de l'environnement, dont la dégradation ne profite qu'à quelques-uns quand elle affecte l'ensemble de la société ; mais aussi pour la défense, sinon l'État-providence, qui n'a jamais été une véritable demande des Français, toujours inquiets face à ceux qui vantaient le trop fameux « modèle suédois », au moins de cette protection sociale qu'une communauté doit à tous ses membres.

Deuxième contradiction évoquée, celle qui existe entre les libertés locales et le rôle de l'État central. Mais il y a simplement ici une volonté d'équilibre qui court l'ensemble de la pensée politique. Benjamin Constant, ou Alexis de Tocqueville, pour se limiter à ces exemples évidents, posent justement cette question de l’articulation du rôle nécessaire de l'État comme puissance arbitrale et de la non moins indispensable défense des libertés, individuelles ou collectives, professionnelles ou locales, face a une trop grande emprise de ce même État. Et dans l'exemple que vous citez, l'État est simplement censé, dans une logique d’ailleurs très française, intervenir sur le plan économique pour empêcher une prédation menée par des intérêts financiers supranationaux, à l’encontre des travailleurs français.

Troisième contradiction enfin, celle qui opposerait une volonté d'affirmation de la France sur la scène internationale à la volonté d'indépendance par rapport à l'Union européenne. Elle peut aisément être dépassée si l’on veut bien se rappeler que cette Union européenne est perçue par les Français comme une structure exogène, technocratique, a-démocratique sinon antidémocratique, qui entend imposer sa loi aux États membres et porter atteinte à leur souveraineté. Or c'est de cette souveraineté que les Français ne veulent pas être dépossédés, ni économiquement par la Chine, ni économiquement et culturellement par les Etats-Unis, ni par les subtiles manœuvres des « trolls » de la Russie ; et pas plus par les diktats des « technos » bruxellois. S’associer entre Européens par des coopérations pour être à même de contrebalancer les puissances évoquées est une chose, s’inféoder pour cela à ceux qui laissent l’Europe ouverte aux vents mauvais de la mondialisation en est une autre.

On le voit, derrière ce que l'on appelle des contradictions, se profile une même angoisse des Français, celle d'être broyés en étant jetés dans un avenir sur lequel ils auraient perdu toute maîtrise – et, à cause de cela, une même volonté, celle de reprendre en main leur destin.

Depuis 2017, personne ne semble en mesure de dépasser ces contradictions. Pourquoi ni le macronisme, ni les Gilets jaunes, ni aujourd'hui les syndicats, ne parviennent à mobiliser les Français dans un projet cohérent ?

Si personne ne permet de dépasser ces contradictions, c'est parce que les groupes ou les individus que vous évoquez ne peuvent pas faire ce diagnostic. Le projet dans lequel Emmanuel Macron se propose de fédérer les Français n'est pas celui de la reprise en main de leur destin, mais celui d’une fuite en avant dans l’internationalisation européenne et la mondialisation financière. C'est un projet qui ne peut séduire que ce que Jérôme Sainte-Marie appelle à très juste titre le « bloc élitaire », qui ne représente en France qu'une minorité et n'a pas vocation à attirer ceux qui comprennent assez rapidement qu’ils ne feront jamais partie des « premiers de cordée » auxquels sont réservés tous les avantages.

Le projet des Gilets jaunes, initialement au moins, parce qu’il était lié au surgissement de cette angoisse que partagent nombre de Français, correspondait plus à cette logique. Pour diverses raisons, le mouvement s’est ensuite montré incapable à lui seul de définir un véritable projet et d'entraîner derrière lui.

Les syndicats, enfin, sont surtout obsédés par l'idée de ne pas rater cette chance qui leur est donnée de bénéficier d’un second souffle. En totale déliquescence, coupés de la réalité, incapables de saisir le mouvement de fond qui a abouti, d'une part, en 2017, à l'effondrement de cette gauche politique à laquelle ils étaient intimement liés, et d’autre part, une année plus tard, à cette lame de fond qu’était le mouvement des Gilets jaunes, ils peuvent être sauvés par le fait que le pouvoir politique aime à voir des interlocuteurs connus autour de la table. Leur seul projet est de surfer sur le mécontentement général pour exister à nouveau, et Martinez pourrait citer Cocteau : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur ».

Comment sortir de ce moment de flou sur le plan politique et social ?

On ne pourrait sortir de ce flou qu’en répondant à ce qui fait le lit commun des principales interrogations ou inquiétudes des Français. Il est permis de penser, par exemple, que le sentiment de dépossession, culturel, matériel, de perte de tous les repères, dans ce contexte de déconstruction généralisée menée par quelques intellectuels pétris de haine de soi et des médias en roue libre, joue un rôle majeur. Les Français n’ont sans doute pas envie que l'on tire ainsi un trait sur leur communauté, construite depuis des siècles, et qui s'est exprimée aussi bien par une langue et une culture que par sa manière propre d'appréhender la question sociale et ses nécessaires solidarités. Comme un de leurs anciens dirigeants, ils se font toujours « une certaine idée de la France », qui n’est sans doute pas celle d'un territoire ouvert à tous les vents, aux migrations de masse comme à la prédation financière.

Il y a donc dans cette demande des Français, qui prend parfois des accents populistes à mesure que leur semble évidente cette trahison des élites décrite par Christopher Lasch, un conservatisme profond, qui se défie de la table rase culturelle et anthropologique qu’on leur propose. Si l’on tient compte de cette logique de fond, on voit assez clairement, derrière ce que l'on présente parfois comme des contradictions, une véritable cohérence. Mieux la définir, non seulement dans sa part de rejets, mais aussi dans sa part d’affirmations, ce qui est sans doute le plus difficile, permettrait de sortir du flou en faisant prendre conscience à tous de ce qui est toujours en partage, de rebâtir un projet commun et de retrouver cette volonté d'agir ensemble dont Ernest Renan rappelait qu'elle est au cœur du sentiment national.

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