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"En finir avec une politique monétaire insensée ?" Petite démolition argumentée d’un raisonnement 100% faussé
©ALBERTO PIZZOLI / AFP

BCE

A l’occasion de l’arrivée de Christine Lagarde à la tête de la BCE on entend de plus en plus un argumentaire qui s’alarme de la poursuite de la politique monétaire de Mario Draghi. Contre-démonstration.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Après des années de recherche sur le terrain miné de la politique monétaire, j’ai enfin trouvé l’article qui comporte le plus de bêtises économiques en quelques lignes, en l’occurrence sur les taux négatifs : je me propose de détruire cet article, ligne par ligne, car il synthétise tout ce qui ne va pas dans le « débat » : 

https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/bce-christine-lagarde-doit-en-finir-avec-une-politique-monetaire-insensee-832292.html

En préalable, notez le mot qui revient le plus souvent, « manipulation ». C’est l’idée de l’inauthentique, de l’artificiel, idée assez voisine de la magouille, ou du thème des apprentis sorciers (« manipulation génétique », « manipulation mentale », etc.). Nous serions des victimes, des marionnettes : sous-entendu, les taux d’intérêt seraient fixés par les vilains banquiers centraux, et pas du tout par l’offre et la demande de titres. Une fois le taux directeur posé, le marché ne pourrait que s’incliner. Qu’est ce qui empêcherait les taux longs de ne pas suivre les taux courts (a fortiori si on nous dit que les banquiers centraux « ne sont plus crédibles » ou « nous forcent trop à prendre du risque ») ? C’est une vision soviétique des réalités du monde de l’obligataire, digne du culte du cargo, et qui n’a pas plus d’assise théorique ou empirique que la théorie opposée qui parle de « tyrannie des marchés financiers » en faisant bien peu de cas de la FED ou de la BCE. Ce qui est excessif est dérisoire. 

En fait, la politique monétaire est toujours attaquée parce qu’elle va modifier, judicieusement ou non, des données macroéconomiques et financières. Certains haïssent le mouvement qui déplace les lignes, ils préfèrent des politiques sans aucun lien avec les réalités. Les critiques des taux négatifs ou des QE sont soit des partisans des initiatives budgétaires interminables, coûteuses et inefficaces (keynésiens), soit des gens qui refusent toutes les actions contra-cycliques par principe (hayekiens). Le débat semble structuré pour encalminer les gens raisonnables qui ne veulent ni des soviets et de Piketty, ni des agences de communication, ni des spirales déflationnistes qui sont toujours payées par les plus bas revenus. 

Mais suivons ce texte point par point, où une citation est déjà une exagération : 

1/ « le principe du taux d'intérêt est que demain vaudra plus qu'aujourd'hui » :

Faux. Le banquier de Lazard confond ici taux d’intérêt, pente de la courbe des taux, et taux d’actualisation, ce qui est assez gênant (il est vrai que cette confusion est fréquente, par exemple chez Charles Gave, Emmanuel Ferry, Philippe Simmonot, Marc Touati, etc.). Le taux d’intérêt n’est pas le prix du temps, c’est le prix du crédit : ce n’est pas le taux de dévaluation des flux futurs, sauf si ces derniers ne comportent aucun risque, et ce n’est pas non plus un indicateur fiable du caractère plus ou moins accommodant d’une politique monétaire, comme tous les grands économistes du 20e siècle l’ont inlassablement répété sans jamais être entendus (le Venezuela, avec ses taux à 10000%, est-il très restrictif monétairement, à votre avis ?) (Ce point, très incompris, se dégrade souvent jusqu’à une circularité sans fin : “Pourquoi les taux sont-ils si bas ? Parce que la BCE est trop accommodante. Comment je sais que la politique monétaire de la BCE est trop expansive ? Parce que les taux d’intérêt sont si bas”. Nous ne somme pas sortis de l’auberge japonaise...).

Autant l’inversion de la courbe des taux, quand les taux longs passent en dessous des taux courts, est une anomalie temporelle (elle viole le principe un tien vaut mieux que deux tu l’auras) qui n’annonce le plus souvent rien de bon, autant un taux directeur négatif ne signifie rien en particulier ; la littérature économique à ce sujet est d’ailleurs très pauvre, à moins d’exhumer Silvio Gesell pour qui j’ai une sympathie instinctive en dépit de la radicalité de son taux annuel à -5,2% : car si tout s’oxyde dans la vie, pourquoi pas la monnaie quand on la stocke excessivement ? le plus grand investisseur de la planète, Warren Buffet, n’a-t-il pas accumulé 128 milliards de dollars en cash en dépit de taux réputés « bas » ?    
Au passage, le « vaudra » dans la phrase du banquier suggère une confusion entre prix et valeur, qui à elle seule mériterait une longue réfutation. Mais ne dit-on pas des cyniques qu’ils connaissent le prix de chaque chose, et la valeur d’aucune ?

Le principe du taux d’intérêt en territoire positif, c’est simplement que le crédit à un coût, un risque (d’inflation en particulier, sauf que cette dernière est en voie d’extinction, et que c’est bien le problème). Un taux négatif ne me choque donc pas trop : c’est nettement moins choquant que toutes ces entreprises (dont Lazard ?) qui se financent à des taux très bas et qui actualisent à 8% (incohérence temporelle de toute l’analyse financière contemporaine). Le taux long négatif est le symptôme que nous n’avons pas fait assez de politique monétaire, en amont, pour redynamiser les anticipations d’inflation, conformément à la théorie friedmanienne ; on ne peut donc pas trop le souhaiter : mais puisque nos 200 articles sur la menace de japonisation n’ont pas été pris au sérieux depuis 2008, il est assez hypocrite de venir maintenant nous bassiner avec les conséquences logiques de la japonisation (des taux nominaux nuls ou négatifs). Où étaient les contempteurs des taux négatifs quand ils se formaient, dans l’ombre, sous Trichet qui tuait notre croissance future ? Je vous donne un indice : bien au chaud, et pas très loin des banques.    

2/ « De la Parabole des talents à l'esprit des Lumières, c'est bien la philosophie du progrès qui soutient l'existence des taux d'intérêt  (…) C'est contrevenir à ce qui permet et accompagne la prospérité telle que nous la partageons depuis plus de deux siècles » :

Mais quelle érudition historique… sauf que c’est de l’histoire-fiction : pendant 1800 ans, et à raison, les chrétiens ce sont battu comme des diables contre les taux d’intérêt, en conformité avec la Bible, qui (pour ceux qui ont des yeux pour voir et qui l’ont lu) est riche de jubilée des dettes, de prêts sans intérêt, de retraitement des créances (la parabole du gérant trompeur…), etc. L’esprit chrétien d’origine n’est, il est vrai, pas très compatible avec le core business de nombreux financiers, ou alors je n’ai rien compris à la destination universelle des biens chez Thomas d’Aquin et à la libération des dettes dans la doctrine sociale de l’Eglise. L’esprit des Lumières m’est certes moins familier, mais je ne vois pas Voltaire ou Rousseau ou Condorcet se battre pour une hausse des taux en pleine période de désinflation afin d’assurer le Progrès. Il est vrai qu’ils ont parfois dit n’importe quoi, et que souvent les bourgeois aiment réconcilier leur philo progressiste de niveau Baccalauréat avec l’idée de pouvoir s’enrichir en dormant. Mais les historiens (Braudel pour ne citer que lui) ont le plus souvent associé la bonne marche des affaires avec des taux bas, et à l’inverse les taux élevés à des périodes de courtermisme et de après-moi-le-délugisme (les années 1970…) ; il est vrai que nous sommes là en pleine illusion nominale, mais faudra-t-il parler à tous ces demi-habiles de la politique monétaire sous forme de paraboles ? 

Je vais tenter quelque chose. Rien de grand, de vrai et de beau ne s’est fait dans ce bas monde avec des taux d’intérêt élevés. Des pyramides aux cathédrales, tout ce qui est noble et courageux a fait fi des avis des petits comptables qui réclament depuis toujours des taux d’intérêt à 5%, des taux d’actualisation à 10%. Avant l’avènement de Twitter et de la pensée complexe en 280 caractères, quelques grands économistes de la monnaie comme Irving Fisher ont écrit des choses passionnantes sur le sujet, et ceux qui veulent creuser liront ceci, qui est lumineux et en bon français : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02168824/document

3/ « La déflation n'est pas une menace » :

Bah tiens ! Quand on gagne sa vie par la magie des intérêts composés, des intérêts de retard et des conflits d’intérêt, la déflation n’est pas une menace : les universitaires qui n’envoient pas de CV n’ont pas de gros soucis avec la déflation, la BCE qui a toujours nié la déflation même en Grèce est tout aussi insouciante, et les banquiers ne voient pas le problème tant que cela s’accompagne de mesures de soutien par paquets de 1000 milliards d’euros tous les 18 mois (QE, tiering, TLTRO, etc.). Ce n’est donc pas une menace, c’est même une solution, pour pressuriser les smicards, comme on l’entend parfois en off à Francfort. Mais, rassurez-vous, les taux négatifs ne sont pas pour les gueux et les sans dents (aux USA, le taux appliqué sur les cartes de crédit se situe à un plus haut historique de 17%, il faut bien vivre). 

Tantôt les commentateurs (Bruno Cavalier, Mathilde Lemoine, etc.) assimilent déflation et indice officiel des prix en dessous de 0%, et alors ils ne voient rien (comme la déflation en Grèce par exemple) (ou au Japon au début des années 90), tantôt ils utilisent les prix des actifs pour panacher avec l’indice officiel (avec quelle pondération, au fait ?), mais alors c’est la porte ouverte à toutes les fenêtres, étant donné qu’une action par exemple peut être jugée haussière sur un an, baissière sur cinq ans, etc. A quel saint se vouer ?

Regardons le fait le plus indiscutable. Le secteur privé est devenu partout créditeur net à l’économie depuis plus de 4 ans : ce qui n’est guère compatible avec le consensus sur la “reprise” resplendissante, l’innocuité des pressions déflationnistes et les « bulles » qui prolifèrent. Mais la plupart des analystes sont dominés par la communication institutionnelle de la banque centrale. Mario Draghi soutenait encore fièrement, au début du mois de juin 2019 (juste avant un magnifique et énième retournage de veste anticipé par votre serviteur….) : “Il n’existe aucune probabilité de déflation, une très faible probabilité de récession, et pas de menace de désancrage des anticipations d’inflation”. On se demande en effet où est le problème. 

4/ « Les taux négatifs permettent en outre de maintenir ou de développer des projets et des entreprises sans rentabilité » :

Les taux négatifs seraient des taux bonifiés en quelque sorte, vecteurs d’une mauvaise allocation des ressources, jusqu’à la zombification de pans entiers de l’économie. Selon cette théorie, les taux artificiellement bas fonctionnent un peu comme un plafonnement des loyers sur le marché locatif où les propriétaires réagissent en réduisant l’offre locative : alors que les prêteurs en bénéficient, les prêteurs offrent moins de crédits à ces niveaux de taux. Le déclin de la disponibilité du crédit finit par créer un « credit crunch ». La monnaie continue à couler vers les grandes firmes « too big to fail » alors que les PME sont victimes d’un rationnement insidieux. Hélas pour cette théorie bâloise (elle est téléguidée depuis la BRI qui cherche à se disculper), elle ne cadre pas du tout avec les faits stylisés : ni avec l’autofinancement des firmes (les firmes zombies se multiplieraient de nos jours par afflux de crédits trop faciles, elles ne sont pas censées alors se deleverager ou empiler du cash) (dans le même ordre d’idée, la « zombie congestion » empêcherait les bonnes firmes d’accéder à plus de capital, par un effet de crowding out : mais, à ce jour, c’est un mythe total), ni avec le trend de baisse des gains de productivité qui vaut tout aussi bien pour des pays qui ne connaissent pas de taux négatifs, ni avec le vrai problème d’une économie comme la France qui n’est pas tant la raréfaction suspecte des faillites que le manque criant de nouveaux entrants. Du reste, si les entreprises sans rentabilité prolifèrent, il est bien difficile de faire la part de la théorie de la zombification et d’explications plus larges (les déceptions sur la demande agrégée depuis 2008) ou plus roses, en lien avec la baisse du taux d’actualisation (Amazon a attendu bien longtemps ses premiers bénéfices…). Sans compter qu’à ma connaissance les firmes en taux négatifs sont rares, et que des firmes innovantes comme Tesla se financent entre 6 et 8%. 

Depuis des années, il n’y a pas de credit crunch mais au contraire une défaillance du coté de la demande, quels que soient les taux. Or tout l’édifice s’écroule si ce n’est pas l’offre qui est contrainte. Attention aussi à la “doctrine of immaculate bankruptcy”, dans un contexte de désindustrialisation : si on suit à la lettre la littérature de la zombification, il n’y a aucune comptabilisation des coûts (souvent irréversibles) liés aux faillites ; la disparition du problème relève, chez ces gens, du free lunch, avec une main d’œuvre licenciée qui pourrait se redéployer sans problèmes. Ce n’est pas très réaliste, en particulier dans un pays comme la France où les chômeurs refusent les emplois situés à plus de 30 kilomètres de chez eux, et où la faillite est vécue par tous comme une infamie.

De façon plus générale, si les firmes zombies existent, les solutions sont bien connues : mécanismes de résolution des faillites et traitement des NPL, réduction du biais fiscal favorable à l’endettement, fin des subventions étatiques, etc. Une hausse des taux comme le réclame implicitement la BRI ou cet article n’est pas la solution de 1er rang, pour dire le moins…

Pas ou très peu de firmes zombies, à mon avis : quelques firmes pourries, une polarisation croissante du succès depuis que les logiciels se diffusent, et un vrai problème lancinant qui est le manque de nouvelles grandes entreprises. On a en fait déjà tous les arguments et toutes les pistes pour la baisse des gains de productivité ; la littérature sur ce sujet est bien épaisse (chez Robert Gordon, chez Tyler Cowen, chez Larry Summers). Il existe un processus naturel de ré-allocation des travailleurs des secteurs à forte productivité vers les secteurs à basse productivité, et quelques vents contraires bien documentés (vieillissement, bureaucratisation, coûts environnementaux, usage récréatif des nouvelles technologies...) ; avec de tels problèmes de riches pour les économistes pessimistes, nul besoin de mobiliser la piste mal documentée des fameux taux négatifs vers des firmes engluées. 

Attention enfin à l’utilisation d’arguments darwinistes-schumpetériens de ce genre, qui reviennent vite en boomerang : le seul secteur en zone euro où la théorie de la zombification s’applique assez bien, notamment parce que sa supervision est assurée par un acteur qui refusera toute faillite avec la dernière énergie, et qui biberonne 128 firmes en liquidités matin midi et soir, c’est un secteur qui emploi l’auteur de ces lignes comme l’auteur des lignes incriminées… mais nous y reviendrons plus loin.   

5/ « cette politique rend gratuite la drogue aux déficits » :

Une pure importation de la phraséologie traditionnelle de la Bundesbank, qui a toujours utilisé le champ lexical des narcotiques pour faire passer ses opposants pour des junkies. Mais c’est une imposture totale, surtout depuis une décennie : les gouvernements aurait du surfer, en bonne logique financière, sur la baisse des taux (étant donné qu’ils s’endettent à taux fixes), sauf qu’ils n’y ont jamais cru, persuadés comme de vulgaires agents immobiliers que la hausse des taux était au coin de la rue, chaque année ; résultat : ils ont enregistré le mouvement, sans surfer dessus. Comment puis-je le prouver ? c’est simple : la duration des obligations souveraines. Qui a augmenté partout, mais de peu, de très peu. Si les contribuables étaient financièrement rationnels, c’est sur ce point qu’ils râleraient, a fortiori si on ne croit pas à une japonisation éternelle. Une belle occasion a été gâchée, et ce n’est pas beau de gâcher cette ressource précieuse qu’est l’argent public.

Si les taux restent aux niveaux actuels, les nations de l’euroland pourraient sauver un demi-point de PIB en coût d’emprunt en 10 ans. Vous croyez vraiment que ce qui va déclencher des bacchanales budgétaires, ce sont quelques dixièmes de pourcentage en moins sur le service de la dette ? et en France, vous croyez que c’est le point le plus crucial, avec des dépenses publiques annuelles totales de 1100 milliards d’euros ?

Derrière cet argument, il y a en fait une hypothèse d’omniscience machiavélique des fonctionnaires et des politiques. Il suffit pourtant de les côtoyer un peu pour savoir qu’ils secrètent des déficits comme une glande secrète une hormone, sans guère d’observance du contexte financier et dans une indifférence de fer au réel extérieur, ne serait-ce qu’en raison de l’inertie des grandes masses des finances publiques. On leur prête (à taux négatifs ?) une habilité excessive, alors qu’ils sont comme Gulliver empêtrés ; mais ne dit-on pas qu’on ne prête qu’aux riches ?   

6/ « … la propriété immobilière inaccessible et les loyers monter… » :

Le moment Godwin, l’argument populaire de la bu-bulle immobilière qui parle à Madame Michu : car, comme chacun sait, l’immobilier n’est qu’un dérivé des taux courts nominaux, on achète de la pierre surévaluée en fonction de la seule BCE et des ses taux à trois mois, et Alan Greenspan est coupable à 100% de la bulle des années 2002-2007 (sauf que les prix montaient en Californie, pas au Texas). Seul problème : ce réductionnisme aux taux ne cadre pas avec les faits ; les bulles doivent plus, en Occident, aux insuffisances de l’offre qu’aux excès de la demande « sous stéroïdes monétaires » ; il faut lire les travaux de Glaeser en particulier, sur le rôle des restrictions foncières, et dois-je faire un dessin pour montrer la pertinence de ce type d’analyse sur données parisiennes à l’ère Hidalgo où on ne construit rien et où on déplore ensuite les 10000 euros le mètre carré ?? 

Au pays des taux qui ne se lèvent plus, le Japon, on attend depuis 30 ans une nouvelle bulle immobilière (NB : elle avait été formée à l’aide de taux à 5%...), et les prix continuent leur baisse.  

7/ « …la fragilisation périlleuse des assureurs et l'affaiblissement des banques européennes... » :

Une lueur de sincérité ici : il s’agit bien de défendre des intérêts catégoriels, corporatistes ; et cela va mieux en le disant. Les banquiers d’affaires défendent leur beefsteak, me direz-vous, rien que de très normal. Peut-être, mais n’est-on pas ici en plein dans un hors sujet tragi-comique ? D’abord, parce que ce qui a failli tuer toute l’industrie financière européenne ce sont les hausses de taux de 2008 et de 2011. Ensuite, parce que l’on réduit ici les établissements financiers à de purs parasites spécialisés dans la « tonte des coupons » et dans l’intermédiation satrapique ; je n’ai pas une vision aussi noire de la finance bien entendu (et les gens de Lazard non plus, dont les revenus sont assez diversifiés, j’espère). 

Merci de vous inquiéter chers banquiers du 8e arrondissement pour nous autres pauvres assureurs, mais l’annonce de notre mort est légèrement exagérée. Nos plus-values obligataires sont monstrueuses, nos réserves et nos provisions au max, nous ne faisons pas que de l’épargne sur OAT, et nous ne jouons pas de l’effet de levier. Nous refusons de nombreux clients, ce que tous les secteurs économiques ne peuvent pas se permettre en zone euro, et j’ai déjà croisé des secteurs où la pression concurrentielle était plus forte. Bien sûr, les taux nuls ou négatifs nous obligent à des réformes, poussent à la chasse aux frais, cognent fort sur ceux qui avaient cru bon de se protéger contre un krach obligataire, et rognent les marges futures. Mais nous pourrions dire ça de pratiquement toute l’économie capitaliste, et depuis un bon moment. 

L’impact négatif sur la profitabilité des banques ? oui, mais à condition de rappeler que ce n’est pas en théorie le cœur du mandat de la BCE... et de rappeler que, selon tous les experts, la zone euro a trop de banques, probablement trois fois trop, avec de gros défis de transformation (informatiques, managériaux, stratégiques…) qui se poseraient tout autant ou presque avec des taux positifs. 

8/ « Mettre un terme à la manipulation monétaire (…) sans craindre la mauvaise humeur des « marchés » :

Une contradiction performative qui saute aux yeux !! Car l’auteur (un acteur des marchés) (et peut-être en plus un ancien élève des marchés efficients ?) reconnait benoitement que les marchés financiers ne seraient pas contents du tout que la « manipulation » (dont on soutenait jadis qu’elle se faisait contre eux…) cesse. Au passage, c’est une contradiction flagrante avec le point précédent, sur la santé financière du secteur, mais passons. Au passage, qu’en termes choisis ces choses là sont mises (« mauvaise humeur »… je vais tenter une traduction, pour le monde réel : crise financière, carnage patrimonial, holocauste des épargnants). 

Au final, on échappe tout de même dans cet article à la théorie Erdogan-Artus d’un surcroit de déflation par les taux négatifs, et au coup des inégalités (c’est la mode chez les banquiers privés…), et aux attaques pharisiennes contre les QE.  Mais on a tout de même récolté 8 contre-vérités en 4 ou 5 paragraphes, un gros score.  

Revenons sur terre. Les réticences à adopter la politique des taux courts négatifs étaient diverses, bien alimentées par la Bundesbank et ses alliés ; mais tout ce fatras a été démentie depuis 5 ans : ni hausse perverse du taux d’épargne via une baisse de sa rémunération, ni disruption par des acteurs financiers non bancaires, ni déplacement vers la détention physique de cash, ni prise de risque excessive au delà de la compression de la prime de risque (comme chacun sait, la zone euro est débordée par les investissements osés, et par les engouements boursiers exubérants, avec un CAC40 qui n’est pas encore revenu à son niveau d’il y a 20 ans...). Mon opposition aux taux négatifs est plutôt monétariste (ne pas centrer la politique monétaire, qui est une affaire sérieuse d’offre et de demande de base monétaire, sur des taux nominaux) et constitutionnelle (no taxation without representation), mais tout le monde s’en moque. On nous dit que les taux négatifs ont enfin obligé les banquiers centraux à s’engagent dans le temps, et c’est très vrai. Mais le mieux est de s’engager dans la reflation, pas dans l’échec japonisant : « Promising zero rates as far as the eye can see is like promising failure for as far as the eye can see, because zero rates occur in depressed economies » (Scott Sumner).  

Concluons. Sur la notion de « bon sens » par lequel commence l’article : il se trouve que la macroéconomie, ce n’est pas le bon sens près de chez nous. C’est retors, c’est sioux, c’est contre-intuitif, le tout n’y est pas forcément égal à la somme des parties. Le « bon sens » paysan ou bancaire voudrait que les taux égalisent leur moyenne mobile des 20 dernières années, qu’il y en ait assez pour satisfaire tout le monde dans la bataille des marges, et que des jérémiades corporatistes suffisent à inverser le cours monétaire des choses. La réalité en phase terminale de japonisation est hélas moins Bisounours, raison pour laquelle j’ai prévenu pendant une décennie,… mais qui se préoccupe davantage des causes que des conséquences, et de la monnaie que des taux ? Nous ne sommes pas dans le pétrin à cause des (rares) initiatives monétaires, de même que la Normandie de 1944 n’était pas à proprement parler en souffrance à cause des bombardements américains.

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