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Retraites : ces trois questions pièges souvent oubliées des grands discours
©CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP

Réforme

Si Edouard Philippe s'est exprimé au sujet de la réforme des retraites, le caractère universel de celle-ci et le calendrier de sa mise en place, il a annoncé que le gouvernement était ouvert aux discussions concernant certaines professions. Une décision qui fait resurgir le spectre d'une réintroduction des régimes spéciaux pour calmer la grogne sociale.

Jacques Bichot

Jacques Bichot

Jacques Bichot est Professeur émérite d’économie de l’Université Jean Moulin (Lyon 3), et membre honoraire du Conseil économique et social.

Ses derniers ouvrages parus sont : Le Labyrinthe aux éditions des Belles Lettres en 2015, Retraites : le dictionnaire de la réforme. L’Harmattan, 2010, Les enjeux 2012 de A à Z. L’Harmattan, 2012, et La retraite en liberté, au Cherche-midi, en janvier 2017.

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Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Atlantico.fr : Peut-on réellement s'attendre à un système de retraites identique pour chacun ? La grève prévue ce vendredi 13 ne risque-t-elle pas de faire reculer le gouvernement sur les régimes spéciaux ?

Jacques Bichot : La mise en place d’un système de retraites par répartition identique pour tous est à la fois possible et nécessaire. 

Nécessaire, parce que le recours à une retraite complémentaire par capitalisation spécifique à chaque profession ou groupe de personnes ayant des situations et des besoins particuliers permettrait de sortir de l’uniformité du régime « de base » en répartition commun à tous les Français (plus des étrangers qui vivent et travaillent en France). Les métiers particulièrement pénibles, par exemple, requièrent un tel complément permettant d’arrêter de travailler, ou de passer à temps partiel, à un âge où d’autres personnes, ayant un emploi plus « confortable », continueront sans problème leur travail à plein temps.

Possible, parce que les fonds de pension, peu développés en France, le sont davantage dans divers pays étrangers : leur fonctionnement est bien connu, les techniques actuarielles sont au point, les instruments de couverture contre les risques de mauvais placements existent. Certes, l’avenir n’étant écrit nulle part, on ne peut pas promettre un résultat parfaitement connu vingt ans à l’avance, Mais c’est vrai également pour la répartition : comme le disait Alfred Sauvy, nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants, et donc si la natalité chute et n’est pas compensée par une immigration adéquate, les retraites par répartition seront moins confortables qu’on ne l’espérait.

La grève à la RATP ne devrait pas faire changer de cap les pouvoirs publics. Si eux et la direction de cette entreprise publique ont l’intelligence d’apporter les bonnes réponses (un fonds de pension ad hoc), les agents de la RATP s’apercevront qu’ils ne sont pas lésés. Il serait bon que le ministre Delevoye complète le rapport déposé récemment par le Haut-Commissaire du même nom, rapport qui fait malheureusement l’impasse sur ces nécessaires compléments par capitalisation. S’il avait consulté les personnes compétentes quand il préparait son rapport, des réactions telles que les grèves RATP puis SNCF auraient été évitées ou atténuées.

Eric Verhaeghe : Edouard Philippe a annoncé hier sur TF1 les premiers mouvements de rétropédalage sur la réforme des retraites. Cette inversion de la réforme était au demeurant tout à fait prévisible tant les Français sont hostiles au grand projet universel que la technostructure ressort tous les dix ans en France, de façon continue depuis 1940. Officiellement, la réforme aura bien lieu, mais plusieurs astuces permettent de la vider de son contenu et de préserver l'existant. Voici lesquelles.

Le chantier des retraites ne prend pas, aux dires d'Edouard Philippe hier sur TF1, la tournure que le gouvernement annonçait de longue date. Comme nous l'avions parié depuis le mois de janvier, le projet de loi ne sera pas déposé cette année, mais plutôt après les municipales, et la réforme elle-même n'entrera pas en œuvre avant 2025, ce qui laisse à Emmanuel Macron le temps de commencer confortablement un deuxième mandat. Alors que le projet de était initialement prévu pour l'été 2019, puis pour la fin d'année 2019, on commence à voir les glissements majeurs sur un rythme de réforme bien trop ambitieux pour ce que la société française était prête à accepter.

Au demeurant, démonstration est une nouvelle fois faite de la profonde inutilité des partenaires sociaux. Non seulement la concertation menée avec eux pendant un an ne dispense pas le gouvernement de rouvrir un cycle de "débat" avec le reste de la population, mais deux organisations syndicales au moins concertées pendant un an appellent ouvertement à la grève et à la manifestation. La paralysie de la RATP ce vendredi montre l'ampleur des dégâts...

Edouard Philippe et le précédent d'Alain Juppé

Face à la mobilisation massive des salariés de la RATP, Edouard Philippe a forcément dû se souvenir du précédent de son maître politique Alain Juppé, qui avait bloqué le pays en 1995 sur le même sujet. Son intervention à TF1 a permis de déminer le sujet avant que la bombe n'explose définitivement. Avec habileté, Edouard Philippe est donc venu expliquer aux Français que la réforme aurait bien lieu, mais pas tout de suite, et surtout à des rythmes différents selon les professions.

Autrement dit, le modèle de réforme universelle a du plomb dans l'aile. Initialement, Emmanuel Macron avait promis un système simple, une bascule claire et rationnelle où tout euro cotisé ouvrirait les mêmes droits, quelle que soit la profession concernée. On comprend que l'opération va devenir un peu plus compliquée, avec une prise en compte des problématiques propres aux indépendants, mais aussi aux régimes spéciaux et aux postes pénibles. Bref, on commence à deviner que le Grand Soir promis tourne petit à petit au petit matin blafard.

Edouard Philippe a annoncé jeudi matin qu'il allait saisir le Conseil d'orientation des retraites afin d'obtenir de nouvelles projections sur l'équilibre financier du système de retraites. Les prédictions du COR ont déjà été accusées d'être trop optimistes sur le sujet du chômage ou de la durée de vie. A quelles hypothèses démographiques et économiques peut-on s'attendre pour la mise en place de cette réforme ?

Jacques Bichot : Je ne sais pas de quels conseillers retraite dispose le Premier Ministre, mais ils ne lui ont sans doute pas bien expliqué la différence entre réforme structurelle et réglage conjoncturel, sinon il ne s’exciterait pas bêtement sur des projections qui doivent servir aux actuaires à calculer les modifications des valeurs des paramètres de commande. La réforme en cours est une réforme systémique, il ne faut pas qu’elle soit rabaissée au niveau d’un marchandage prématuré sur les ajustements à réaliser dans quelques années. 

Pour prendre une image, le Gouvernement et le Parlement français sont dans la situation d’un constructeur automobile qui prépare son prochain modèle. Ce n’est pas la même chose que de décider, étant au volant, si j’ai intérêt à passer par la rue Dupont ou par la rue Durand pour arriver chez mon dentiste ! Quand la classe politique et les partenaires sociaux, poussés par des médias attachés à l’aspect superficiel des choses, se concentrent sur le choix entre deux itinéraires, au lieu de travailler sur l’architecture du moteur, du système de direction et de freinage de leur prochain véhicule, il y a de quoi pleurer !

La réforme systémique des retraites ne doit pas chercher à apporter des solutions ponctuelles à la situation actuelle, mais à doter la France d’un régime unique pilotable, agile, réactif et, bien entendu, équitable et aussi peu coûteux que possible à gérer. A cet égard, rappelons l’importance de réduire les frais de gestion : tout l’argent consacré à prélever trois cotisations au lieu d’une seule, à liquider trois pensions au lieu d’une seule, à servir mois après mois trois pensions au lieu d’une seule, tout cet argent, c’est-à-dire tout le travail qu’il sert à rémunérer, est bêtement gaspillé au lieu d’être versé aux retraités.

Certes, il est bon que le ministère en charge de la réforme des retraites, le Gouvernement dans son ensemble, et les Parlementaires, aient conscience du problème démographique auquel la France est confrontée. Mais, là encore, la responsabilité des réformateurs est structurelle. Mon collègue Michel Godet a une excellente formule pour résumer par un acronyme, DINK, le problème structurel auquel est confronté notre système de retraites. Double Income, No Kid : telle est, dit Godet, et tous ceux qui ont des yeux pour voir, la bonne formule pour obtenir personnellement une bonne retraite sans contribuer à sa préparation. La faiblesse de la natalité a des causes, parmi lesquelles les économistes ne peuvent pas ne pas ranger le fait qu’élever des enfants, financer la formation initiale et continue, c’est-à-dire préparer l’avenir en général et celui des retraites par répartition en particulier, ne sert quasiment à rien pour acquérir des droits à pension. Si nos dirigeants n’ont pas en tête cette réalité toute simple, ils sont comme un automobiliste qui oublierait que, pour aller de Paris à Cannes, on a intérêt à mettre du carburant dans le réservoir.

En admettant la mise en place d'un système de retraites réellement universel, vers quelle situation ferait-on converger l'ensemble des régimes actuels ? Serait-ce un nivellement par le haut ou le bas ? Quels régimes et donc quelles professions seraient les plus impactés ?

Jacques Bichot : Parler de nivellement est à la fois juste et faux. Tous les avantages obtenus en sus de ce à quoi a droit monsieur Toulemonde en traficotant les règles de la répartition au bénéfice de certains catégories sociaux-professionnelles peuvent être obtenus par l’adjonction au régime de base par répartition d’un régime complémentaire en capitalisation. 

Prenons un fonctionnaire ayant 20 ans d’ancienneté le jour J de l’entrée en vigueur de la réforme. Il faut évidemment lui donner un nombre de points calculés d’après les règles en vigueur avant la réforme : c’est seulement pour la seconde partie de sa carrière qu’il sera soumis aux règles universelles. Le rapport Delevoye aurait gagné à expliquer davantage cette conservation des avantages acquis, et cette perspective d’acquérir des droits dans un fonds de pension une fois effectué, pour la répartition, le changement de règles du jeu.

Les régimes spéciaux seront les plus impactés. Ce sont donc les personnes travaillant dans la fonction publique, à la SNCF, etc., qu’il faudrait rassurer rapidement sur leur sort. D'autres régimes, particulièrement ceux des professions libérales, qui ont accumulé de confortables réserves, devraient également être rassurés : il faudrait leur garantir que ces réserves ne seront pas kidnappées, qu’elles pourront servir de point de départ pour un fonds de pension spécifique à leur profession, ou être versées dans un tel fonds s’il en existe déjà un.

Tout cela est du simple bon sens, mais hélas cette qualité n’est pas aussi répandue qu’il serait souhaitable, et le manque de culture économique solide de bon nombre de nos dirigeants, particulièrement en matière de retraites par répartition, ne va pas faciliter les choses.

Eric Verhaeghe : Les règles devraient être diluées pour préserver les régimes spéciaux. On sait que l'intérêt majeur de ces régimes est d'abord de permettre un départ à taux plein bien avant l'âge légal de 62 ans. Pour conserver le bénéfice de ce vrai privilège, le gouvernement devrait prévoir l'entrée en vigueur de la réforme dans un délai très postérieur à 2025. Facialement, la réforme sera donc universelle, mais elle ne deviendra réalité pour ceux qui partent aujourd'hui plutôt à la retraite que dix ou vingt ans plus tard.

Grâce à ce système, les cheminots et les traminots pourront continuer à partir à 52 ans pendant une période encore très longue. Il est même probable que la réforme ne s'applique qu'aux nouveaux recrutés à partir de la date d'entrée en vigueur qui sera choisie. Cette astuce permettra de ne faire porter le poids de la réforme qu'aux futures générations, et donc de préserver les régimes spéciaux pendant encore quarante-cinq bonnes années.

Dans tous les cas, Edouard Philippe a annoncé que les régimes spéciaux ne seraient remis en cause qu'une fois les modalités de transition connues.

L'astuce pour ne pas fâcher les policiers

Dès le rapport de cet été, Jean-Paul Delevoye a voulu ménager la susceptibilité de ces principaux soutiens du régime que sont les policiers en leur maintenant un âge de départ à la retraite à taux plein à 52 ans. Alors que les autres catégories dites "actives" du service public perdraient cet avantage (notamment les personnels soignants des hôpitaux publics), les policiers (pour des raisons politiques qu'on comprend très facilement) resteront des privilégiés.

Edouard Philippe a jeté les bases de cette stratégie hier en annonçant que la réforme tiendrait compte des particularités de chaque métier. Politiquement, on doute toutefois que les personnels soignants lâchent aussi facilement leur avantage.

L'astuce pour ne pas braquer les petits patrons

Comme pour les régimes spéciaux, l'intégration des travailleurs non salariés dans le nouveau régime n'interviendra qu'une fois les modalités de transition connues. Il s'agit d'une reculade pleine de bon sens, puisque l'alignement absurde des preneurs de risque que sont les patrons ou les professions libérales sur le régime des salariés conduit à des majorations massives de cotisations. Edouard Philippe semble avoir compris que cette saignée sur le pouvoir d'achat des travailleurs indépendants pourrait poser de vrais problèmes systémiques, beaucoup de patrons étant d'ores et déjà en situation de pauvreté compte tenu de leur contribution très lourde à la solidarité.

L'astuce pour désamorcer la crise dans la fonction publique

Le glissement des fonctionnaires vers le droit commun constitue en réalité le plus gros morceau à avaler dans ce dossier. Selon le mythe répandu dans les medias, certaines catégories comme les enseignants auraient des petits salaires et seraient désavantagées par le projet de réforme des retraites. Sur ce point, Edouard Philippe devrait préparer une revalorisation massive des carrières avant d'entamer la réforme dans la fonction publique.

L'astuce pour arrimer la CFDT

Enfin, Edouard Philippe a d'ores et déjà annoncé qu'il conserverait la marotte de la CFDT: le dispositif de pénibilité et la prise en compte des carrières longues. Autrement dit, ceux qui ont commencé à travailler avant 18 ans pourront partir avant l'âge légal et même avant l'âge pivot sans décote. Ceux qui exercent un métier réputé pénible selon une classification officielle auront également droit à un départ anticipé. Ce système, qui désincite à la prévention et crée une sorte d'encouragement à la pénibilité, tient particulièrement au cœur des organisations syndicales. C'est une concession importante à la CFDT, en contrepartie du soutien de celle-ci à la réforme.

Vers un enterrement de première classe pour cette réforme

Tous ces éléments montrent que le gouvernement n'est pas prêt de faire passer cette réforme dans l'opinion publique, et qu'il se tient prêt à y renoncer. La contestation qui prend forme devrait achever de le convaincre. Une fois de plus, le projet d'un grand système universel public de retraite, soutenu par le patronat, calera sur l'opposition profonde des Français.

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