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Petites vérités sur le chômage français : quand le New York Times se penche sur ces 18.000 emplois industriels qui ne trouvent pas preneur dans l’Ain
©PHILIPPE HUGUEN / AFP

emplois non pourvus dans l'industrie du plastique

L’article publié dans le grand quotidien américain a suscité une passe d’armes transatlantique entre le prix Nobel d’économie Paul Krugman et l’économiste français Christophe Boucher.

Thomas Carbonnier

Thomas Carbonnier

Maître Thomas Carbonnier est Avocat et coordinateur pédagogique du DU Créer et Développer son activité ou sa start-up en santé au sein de l’Université Paris Cité (issue de la fusion Paris 5 et Paris 7). Il est titulaire du Master 2 droit fiscal, du Master 2 droit financier et du D.E.S. immobilier d’entreprise de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.

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Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Atlantico : Comment expliquer que dans un contexte où l'on tente d'endiguer la hausse du chômage, autant d'emplois se retrouvent, dans ce secteur (industrie plastique), non pourvus ? Comment se porte le taux d'emploi par ailleurs en France ? 

Thomas Carbonnier : Ceci est malheureusement le fruit d’une longue politique de nos élus et de professeurs des collèges et lycées. Le premier jour de ma rentrée des classes en 6e dans un lycée parisien de renom, la couleur fut annoncée : ici, on forme l’élite, il y a ceux qui font un bac scientifique et les autres. Il fallait comprendre que les autres baccalauréats généraux étaient considérés comme de piètre qualité. Quant aux voies technologiques voire techniques… n’en parlons même pas ! Elles étaient présentées comme réservées aux imbéciles. Triste éducation nationale. Je crains hélas que les mentalités n’aient guères évoluées dans les voies générales. Il faut former l’élite, du bac+5, du col blanc en masse… c’est ainsi que nous continuons à opposer de manière très idéologique les métiers dits manuels aux métiers intellectuels !

Pourtant, beaucoup de professeurs des sections technologiques ou techniques sont de vrais passionnés. Ils disposent souvent d’un savoir faire technique de très haut vol et le transmettent en contrepartie d’une rémunération de misère.  

Le phénomène est loin d’être nouveau. A force de dénigrer ces filières et d’orienter un maximum d’étudiants sur une voie générale, de forts déséquilibres entre l’offre d’emplois et sa demande a été organisée dans de nombreux secteurs. 

A titre d’illustration, il y a quelques années, un client recherchait des outilleurs moulistes (bac pro / bac+2). Cela ne vous dit rien ? C’est normal. Ce n’est pas un poste prestigieux puisqu’il faut mettre les mains dans le cambouis. Pourtant, le salaire proposé à l’époque par ce client était de 3 000 euros brut en CDI pour un débutant ! Malgré un salaire alléchant, ce client n’eut aucun candidat, il fit même appel à des chasseurs de tête, en vain… 

Eric Verhaeghe : Le cas de la vallée du plastique, qui est le bassin d'emploi d'Oyonnax, dans l'Ain est à la fois très particulier et très emblématique. La totalité de la vallée est couverte d'usines qui façonnent le plastic sous toutes ses formes. C'est une industrie très spécialisée, avec des métiers très spécifiques et mal connus, mais plutôt rémunérateurs. Dans les entreprises de plus de 500 salariés, le salaire moyen y est supérieur à 2.600 euros nets par mois, soit très au-dessus du salaire médian et du salaire moyen français. Les difficultés de recrutement de ce secteur ne tiennent donc pas à problème de rémunération, mais à un problème de main-d'œuvre. Dans la pratique, les compétences dont ce secteur a besoin ne sont pas en nombre suffisant sur le marché. Il faut ici instruire le procès de la formation initiale, qui forme beaucoup de bacheliers inutiles (notamment dans la filière administrative et de gestion) et pas assez de bacheliers adaptés à l'industrie. On inclura les faiblesses de l'alternance, dans ce procès, que la gauche sape et sinistre avec constance depuis 2012 (on inclura dans la gauche la politique menée sous Emmanuel Macron). Tout ceci explique que, dans les filières spécialisées, les entreprises peinent à recruter.

Est-ce que les ordonnances travail de Macron et Pénicaud peuvent inverser la balance ? y a-t-il un autre chantier à mener sur la formation professionnelle ? 

Eric Verhaeghe : Les ordonnances Pénicaud n'ont pas effleuré la question, et la réforme de la formation professionnelle n'a pas modifié l'essentiel. L'alternance en France reste divisée en deux grandes branches: l'apprentissage qui est financé par le contribuable, et la professionnalisation, qui est financé et organisé par les entreprises. Depuis une dizaine d'années, les entreprises admettent plus volontiers que la formation professionnelle est utile et que la professionnalisation mérite d'être investie, dans tous les sens du terme. Pendant ce temps, et là comme dans d'autres domaines, l'administration vit coupée des réalités et maintien vivant le mythe complètement obsolète selon lequel l'alternance est réservée aux mauvais élèves incapables de réussir dans le domaine général. On reconnaîtra ici que les managers du secteur privé partagent souvent ce préjugé absurde. On se souvient par exemple d'un rapport du délégué général Jean-François Pillard (ce n'est donc pas nouveau) qui liait décrochage scolaire et apprentissage. A force d'identifier l'alternance et l'échec scolaire, les élites parisiennes, toutes dopées aux grandes écoles et aux lycées de prestige, au mépris aristocratique pour le petit peuple, ont organisé méthodiquement le saccage de l'emploi industriel en asséchant son approvisionnement. Il faudrait, pour résoudre le problème, contourner complètement les élites dans l'organisation de l'enseignement en décentralisant toute la filière alternante. 

Thomas Carbonnier : Le vrai problème en France est le taux des cotisations sociales et la complexification à l’extrême des bulletins de paie. Le taux écrasant des cotisations est un véritable frein à l’emploi en France. Pour beaucoup de petites entreprises, ceci signifie brider le salaire du travailleur. De plus, un rapide coup d’œil sur un bulletin de paie de 1975 et sur un autre de 2019 suffit à s’en rendre compte. Voilà un extrait de l’horreur à laquelle doit faire face le chef d’entreprise français…

Les ordonnances travail permettent aux grandes entreprises de licencier abusivement à moindre coût des travailleurs. Ces grandes entreprises n’ont aucune difficulté à recruter de la main d’œuvre. En revanche, la TPE ou la PME ne peut pas se permettre de faire un mauvais recrutement ou encore de licencier un salarié ayant des compétences. En effet, elle aura beaucoup de mal à recruter son remplaçant. Le lobby des grandes entreprises s’est montré efficace vis-à-vis d’élus déjà acquis à leur cause. Ces ordonnances n’auront pas pour effet de provoquer de nouvelles embauches en masse… hélas !

Quant aux ordonnances réformant la formation professionnelle, le débat se révèle plus fin. Elles ont permis de nettoyer le secteur des charlatans. Par ailleurs, la monétisation des heures acquises sur le CPF et au titre du droit individuel à la formation à hauteur de 15 euros par heure apparaît regrettable. Beaucoup de salariés y perdront. 

En définitive, ces ordonnances n’auront certainement pas pour effet une baisse massive du chômage. 

Une entreprise du secteur industriel qui n'investit pas ne gagne pas en productivité, et ainsi les salaires ne peuvent pas augmenter. Le manque d'investissement, dans la robotique notamment, joue-t-il un rôle dans ces données de l'emploi manufacturier ? Si l'on compare avec le modèle suisse, que pourrait-il nous apprendre ? 

Thomas Carbonnier : Les usines françaises ont besoin de se moderniser pour améliorer leur productivité. Les emplois deviennent plus pointus en termes de compétences. Cette évolution est générale. A titre de comparaison, le légionnaire français se devait autrefois d’être dans une condition physique parfaite, ses compétences intellectuelles paraissaient moins fondamentales. Aujourd’hui, avec l’évolution technologique des matériels, le légionnaire se soit d’être physiquement irréprochable et, en plus, d’avoir des compétences intellectuelles développées pour pouvoir utiliser son matériel. Dans les usines françaises, l’évolution est identique. C’est un phénomène bien connu en économie qu’on ne présente plus. 

Eric Verhaeghe : La faible robotisation des entreprises françaises s'explique largement par l'abondance d'une main-d'œuvre peu qualifiée et rendue peu chère grâce aux baisses de cotisations sociales au niveau du SMIC. Là encore, la politique de Bercy organise une sorte de malthusianisme industriel totalement destructeur. Un patron d'usine a tout intérêt à recruter des smicards car ils ne coûtent pas cher. En revanche, au-dessus de 1,6 SMIC, le poids des cotisations sociales est dissuasif. C'est précisément à ce niveau que la plasturgie paie. Dans la plasturgie, le salaire moyen au-dessous de 30 ans est de 1.700 euros nets mensuels. Entre 30 et 50 ans, il est de près de 2.300 euros nets mensuels. C'est 30% de plus que dans la restauration. Le fort taux d'emplois non couverts dans ce domaine justifie donc une robotisation accrue. Mais il faut se souvenir que la robotisation suppose des emplois qualifiés pour en assurer la maintenance, et c'est précisément ce volume d'emplois qualifiés que la France peine à produire, spécialement dans des régions de forte immigration comme Oyonnax. 

Il y a également une image qui colle à l'usine en France, à l'industrie. Cette image semble assez ternie et n'attire pas d'éventuels employés, salariés. On répète que l'industrie est morte en France. Ces discours peuvent-ils avoir un impact négatif sur l'emploi dans ce secteur ?

Eric Verhaeghe : Il me semble que ce n'est pas seulement une affaire d'impact. Tout concourt depuis une quarantaine d'années à justifier la désindustrialisation de la France. A la base, il faut rendre à chacun les mérites qui lui reviennent. Dans les années 60, une poignée d'inspecteurs généraux des finances ont produit des rapports plaidant en faveur d'une excellence française dans le domaine bancaire, en tournant le dos à l'industrie. L'obsession française a alors consisté à créer quatre géants bancaires français, des champions mondiaux qui devaient pousser la croissance du pays. Dans ce grand dessein, l'industrie n'avait plus sa place. Les organisations syndicales, qui ont largement puisé dans le registre sémantique de l'exploitation pour décrire la vie en usine, n'ont guère favorisé le mouvement inverse. Tout le monde y est allé de son petit couplet pour réclamer toujours plus de protections, toujours plus coûteuses pour les ouvriers victimes de l'exploitation de l'homme par l'homme. Progressivement, les industriels ont compris que la France ne voulait plus d'eux, et qu'il valait mieux s'installer ailleurs. La désindustrialisation est un choix collectif conscient. 

Thomas Carbonnier : Beaucoup d’élus semblent désormais nuancer leur discours. L’industrie française doit exister et permet d’assurer une certaine indépendance. Toutefois, ceci ne sera envisageable que lorsque les mentalités des enseignants de la filière générale auront-elles aussi évoluées…

Toutefois, grâce à la directive européenne travail, les grandes usines peuvent recruter de la main d’œuvre européenne détachée pour pallier à ces pénuries. Les cotisations sociales sont alors versées à un taux moindre dans le pays d’origine du travailleur européen détaché. Ces cotisations n’alimentent donc pas les caisses de sécurité sociale et de retraite françaises. Elles ne financent pas non plus l’assurance chômage en France… Bref, les chômeurs vont pouvoir continuer à faire des efforts : recul de l’âge de départ à la retraite, difficultés à trouver un emploi, difficultés à se faire financer par Pole Emploi une formation adaptée à ses besoins professionnels, augmentation des cotisations à régler pour assurer le maintien en vie des organismes sociaux, diminution de la pension retraite, etc.  

Encore faut-il pouvoir accéder à cet emploi et avoir les qualifications requises. Comment se portent la formation professionnelle et l'apprentissage dans ce secteur ? 

Thomas Carbonnier : Depuis la loi de 1971 qui a créé une taxe obligatoire sur les entreprises pour former les salariés, plus de dix lois ont réformé notre système de formation professionnelle. Malheureusement des inégalités importantes d’accès à la formation professionnel persistent.

Peu d’entre eux suivent une formation diplômante (15% à 30% selon les catégories sociaux professionnelles). Faute de diplôme supplémentaire, les compétences acquises peuvent se révéler difficile à valoriser pour le candidat.  

Eric Verhaeghe : La stratégie éducative a suivi le reste des stratégies françaises en matière industriel. En dehors de Jean-Luc Mélenchon qui, ministre de l'Enseignement Professionnel, avait porté la stratégie du lycée des métiers, qui visait à réhabiliter les métiers ouvriers, tout le monde s'est accordé à dire qu'il fallait réserver les formations industrielles aux décrocheurs scolaires. Les wagons de bacheliers que Jean-Pierre Chevènement a organisé se précipitent tous vers le secteur tertiaire. L'Education Nationale adore former des cohortes parfaitement inutiles à des métiers de gestion pour lesquels n'importe quel ordinateur de bureau  les surclasse sans peine. Sans une vision globale et une idéologie de la réindustrialisation, la pénurie de main-d'œuvre persistera. Mais on peut penser que la vague écologique qui submerge le pays n'est pas prête d'inverser la tendance.   

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