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Gilets jaunes : le peuple, la République et le veau d’or
©Thomas SAMSON / AFP

Michelet

Michelet avait compris que seul un principe inspiré du rapport religieux unissant l’homme à Dieu était apte à préserver l’unité nationale. Et c’est cette résurgence dans la conscience nationale de l’attachement viscéral au caractère sacré de la démocratie que ne comprennent plus nos élites et qu’elles n’ont pas su voir dans les Gilets jaunes.

René Patria

René Patria

René Patria est consultant, diplômé en sciences politiques. 

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230 ans nous séparent de la Révolution française. Mais alors que le mouvement des gilets jaunes persiste depuis plus de six mois en dépit de la réponse fiscale et sociale du gouvernement, il peut être utile de relire Jules Michelet pour comprendre que la Révolution française a été un événement métaphysique tout autant que politique. « Il fallut que…Dieu eût sa seconde époque, qu’il apparût sur la terre, en son incarnation de 89 ». L’effet de souffle qui caractérisa la Révolution eut pour conséquence de substituer au principe qui fondait jusque-là le pouvoir politique, la légitimité divine, un autre principe : la volonté du peuple. Tout imprégnée de l’exemple de la res publica romaine, la Révolution devint dès lors le mythe fondateur d’une religiosité nationale sans Dieu, mais non dénuée de transcendance, de sacralité et d’attachement affectif: la République. La conception républicaine française fonde l’organisation des affaires de la cité et ses institutions sur le seul pouvoir des citoyens. Point de serment prêté sur la Bible, comme le veut la tradition des présidents des Etats-Unis d’Amérique depuis George Washington; point non plus de monarchie constitutionnelle, comme au Royaume-Uni où, pour reprendre la formule d’Adolphe Thiers « le roi règne et le peuple se gouverne» ; ni de « clause d’éternité » conférée à tel article de la Loi fondamentale, comme en Allemagne.

Ces exemples montrent  que des régimes parmi les plus attachés au principe démocratique s’accordent à associer ce dernier, par le texte ou par le geste, à une transcendance. Dans son Essai sur la Révolution, Hannah Arendt considère que le culte de l’Etre suprême mentionné dans le préambule de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 faisait fonction de « sanction transcendante dans le domaine politique », permettant de garantir la loi. Jules Michelet avait, quant à lui, compris que le culte de l’Etre suprême évanoui, la nécessité d’une telle fonction transcendante demeurait. Les citoyens français ayant exclu Dieu de la scène politique n’en référaient plus qu’à eux-mêmes pour légitimer la souveraineté, instaurant une fonction politique autoréférentielle que Michelet désigne du nom de « Peuple ». Le génie de Michelet est d’avoir conféré une dimension d’absolu, d’horizon indépassable au principe démocratique. Le Peuple ne désigne pas en effet sous sa plume, exclusivement, les classes populaires, pauvres ou souffrantes, par opposition à la bourgeoisie ou à l’aristocratie. Michelet connaissait par cœur son François Guizot ; il n’ignorait rien du concept de lutte des classes forgé par ce dernier et interprété avec le succès que l’on sait par Karl Marx. Il ne niait pas la dynamique historique résultant de ce jeu des antagonismes sociaux. Pourtant, par-delà les divisions sociales, il identifiait un principe fondateur de la souveraineté républicaine. Le Peuple est le Prince, le principe fondateur de l’autorité politique. 

C’est en vertu de ce principe que, depuis 1789,cinq régimes républicains ont présidé durant près de 150 ans aux destinées de la nation française. Que l’on puisse considérer que la bourgeoisie se soit engouffrée dans la brèche révolutionnaire et ait entrepris d’organiser la société en fonction de ses intérêts propres ne change rien à l’affaire. Cet avènement historique de la bourgeoisie, qui se plaît aujourd’hui à se désigner du nom d’ « élites » a plusieurs fois rencontré l’élan contraire d’une résistance si déterminée que relier entre elles ces révoltes du seul fil conducteur de la lutte des classes serait oublier que le peuple français sait, au fond, qu’il a un jour gagné la bataille de l’Homme contre Dieu. La résistance sociale qui fut celle de 1848 et de 1871 n’est au fond pas si différente de cette autre, patriotique, existentielle, du refus de l’Occupation allemande et des turpitudes de Vichy. Elle n’est pas non plus si éloignée de celle qui s’est exercée à la faveur du référendum de 2005 contre une conception de la construction européenne vécue comme asservissement à des intérêts marchands supranationaux. Dans ces cas pourtant si différents, quelque chose s’oppose au risque de voir le pouvoir citoyen disparaître. Dans chacun de ces cas, par la manifestation de rue, par la révolte armée ou par le vote, c’est la nation qui exprime son refus d’une politique perçue comme contraire à l’intérêt général. Quant aux gilets jaunes, dont on entend ici ou là, dans les médias et la classe dirigeante fustiger l’incohérence des revendications, le manque d’unité politique, l’absence de débouché politique, ne réclament-ils pas avant tout la reconnaissance de la souveraineté qu’ils prétendent incarner en se désignant comme « le peuple »?

Cette révolte n’est pas seulement celle d’une partie de la population contre une condition imposée et subie. Elle exprime le refus de voir disparaître le principe même de la nation française tel que la Révolution l’a révélé et instauré: le peuple comme origine et fondement du pouvoir politique.  Peu importe la représentativité sociologique ou électorale des gilets jaunes ; leur référence constante est celle du principe de souveraineté qui réside en chaque citoyen français. C’est bien cela qui disqualifie les critiques faites à ce mouvement au nom de l’absence de représentativité électorale ou de leur faible nombre ; c’est bien cela aussi qui explique en partie une sympathie persistante de nombreux Français pour ce mouvement. Depuis la mise à mort du roi, c’est-à-dire depuis l’abolition symbolique du pouvoir de droit divin, le peuple français est comme chargé d’un fardeau sans pareil : l’établissement et la conservation d’un pouvoir national juste, soucieux d’égalité. Faut-il ne pas avoir su lire l’inscription de cette mission métaphysique au front du peuple français pour ignorer que nulle manne financière, dût-elle se compter en dizaines de milliards, ne constituera jamais une réponse suffisante pour apaiser la révolte à laquelle nous assistons?

Les élites qui gouvernent actuellement se refusent à reconnaître cette forme de transcendance. Elles ne partagent plus la religion de la nation ; elles se sont converties à une autre forme de croyance. Le chef de l’Etat a pourtant bien compris de quoi il retourne puisque, lors de la conférence de presse du 25 avril, il ne s’est pas contenté de parler économie et soutien social mais il a fait la concession d’une plus grande accessibilité du RIP et rappelés a promesse électorale d’une part de proportionnelle dans l’élection législative. Ce ne sont-là néanmoins que concessions de portée limitée à l’ancienne religion démocratique. Le président de la République a aussi évoqué un nouveau « projet », en même temps  « national et européen ». La conjonction de coordination qui lie dans cette expression le « national » et « l’européen » met ces deux adjectifs sur le même plan. Il s’agit là d’une désacralisation du principe national et de la démocratie, d’autant plus que l’exécutif européen n’est pas démocratiquement élu. Cette équivalence, véhiculée par un simple outil grammatical, prive les citoyens du seul temple au sein duquel ils peuvent s’accorder, par-delà leurs différences. De « projet » européen il n’est en outre, aux yeux de beaucoup, que croissance indéfinie d’un pesant système de normes destinées à organiser un grand marché lui-même articulé au marché mondial. Cette construction européenne là, le peuple, fol ou sage, ne voit pas en quoi elle garantit ses droits ni le protège, que ce soit d’un point de vue social, culturel ou militaire ; plus encore, il lui semble qu’elle participe, par soumission aux règles de la compétition internationale, du creusement des inégalités au sein de la nation. Surtout, et c’est particulièrement clair depuis 2005, il sait que le projet européen se passe très bien de la volonté des peuples. Nos concitoyens ne l’ont pas oublié. Quel projet national, présenté comme en même temps européen, peut-il être fédérateur puisque la perception dominante est  celle d’une contradiction entre les deux termes ?

La réponse présidentielle à la crise des gilets jaunes a consisté essentiellement en une série de mesures destinées à augmenter le pouvoir d’achat. Au fond, telle est la compréhension que les élites se font de ce qu’elles nomment la « grogne sociale» : le peuple manque d’argent et ne peut, de ce seul fait, accéder au mode de vie agréable des élites. La seule proposition du pouvoir est donc celle-ci : concédons quelques subsides à la « foule haineuse » et elle se calmera, tel l’animal dont l’estomac vient de se remplir. Au-delà du fait qu’il peut être économiquement dangereux d’avoir ainsi ouvert les vannes de la dépense publique, ce train de mesures ne répond en rien au problème fondamental posé par les gilets jaunes: comment préserver la souveraineté démocratique dans une société dont les élites deviennent de plus en plus oligarchiques ? Le programme du président Macron relève d’une idéologie qui consacre, elle aussi, un principe transcendant censé garantir la stabilité politique ; mais il ne s’agit plus de la fonction autoréférentielle du peuple, il s’agit du principe abstrait de la liberté du commerce et des mœurs. Cette idéologie, nouvelle religion des élites, est arrivée au pouvoir en France sous le masque du « en même temps », permettant l’obtention des suffrages de gauche et de droite. Le masque tombé au rythme des réformes, le peuple s’est senti floué, se laissant envahir par un sentiment de colère. Au coeur de la protestation des gilets jaunes résonne la dénonciation d’une usurpation historique, d’un sacrilège contre la Révolution française, mythe fondateur de la République. Le président de la République, qui se réclame de l’universalisme des Lumières tout en s’affranchissant de l’ancrage national, semble ignorer que la nation est pourtant l’espace matériel et symbolique dans lequel les valeurs universelles se réalisent à condition que le peuple le veuille bien. Une nation a quelque chose qui échappe à l’universel abstrait du principe libéral. Ce quelque chose est ce qui la singularise, ce qui la rend différente des autres. Telle est aussi la richesse des nations. Ce quelque chose est ce qui tisse le lien entre les individus nés quelque part, bercés dans la même langue maternelle, éduqués quelque part, participant localement par leur travail de la société, bénéficiant des mêmes droits et fondant, quelque part, leur famille. C’est pour cela qu’il n’existe ni « peuple européen »ni lien de nature transcendante entre les peuples et l’Union européenne.

En ce qui concerne la France, Michelet avait compris que seul un principe inspiré du rapport religieux unissant l’homme à Dieu était apte à unifier les nombreuses différences individuelles et territoriales, préservant l’unité nationale en dépit des tensions internes. Or, ni l’Union européenne, ni une idéologie aussi désincarnée que le libéralisme ne semblent pouvoir remplacer un tel ciment national. C’est cette conviction d’assister à une substitution illégitime du principe fondant le contrat social qui s’incarne dans le désordre introduit dans notre vie démocratique par les gilets jaunes. C’est cette résurgence dans la conscience nationale de l’attachement viscéral au caractère sacré de la démocratie que ne comprennent plus nos élites si promptes à mettre le drapeau européen sur le même plan que le drapeau français, cherchant dans l’abstraction de la transcendance horizontale des marchés la garantie de la prospérité. Comment ne pas constater, pourtant, que le Veau d’or n’a jamais été adoré par les Français? Pas plus que Jupiter (dieu d’un César qui incarne depuis la naissance d’Astérix en 1959, quatorze ans seulement après la fin de la guerre, la négation de la souveraineté nationale) le dieu de la prospérité n’est à même de remplacer la souveraineté nationale comme fondement de la cohésion nationale. Pis encore, il la menace en opposant la réussite individuelle à l’ancrage national. La parole, ici encore, à Michelet :

Un peuple ! Une patrie ! Une France !… Ne devenons jamais deux nations, je vous prie.

Sans l’unité, nous périssons. Comment ne le sentez-vous pas ?

Français, de toute condition, de toute classe, et de tout partie, retenez bien une chose, vous n’avez sur cette terre qu’un ami sûr, c’est la France. 

C’est peu dire que l’Union européenne n’est pas perçue par le peuple comme un « ami sûr ». Tant que nos dirigeants ne reconnaîtront pas le caractère transcendant de la souveraineté nationale, l’inquiétude populaire persistera, la pression exercée sur le gouvernement par la rue ou par les urnes reviendra, et le Rassemblement National apparaîtra de plus en plus comme le seul refuge de tous ceux qui se sentent abandonnés par les soi-disant élites.

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