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Commémorations du 8 mai : que nous reste-t-il du monde né de 1945 ?
©BENOIT TESSIER / POOL / AFP

Héritage

Emmanuel Macron, présidera, ce mercredi, la traditionnelle cérémonie commémorative du 8 mai 1945, marquant la victoire des Alliés sur les Nazis.

Philippe Fabry

Philippe Fabry

Philippe Fabry a obtenu son doctorat en droit de l’Université Toulouse I Capitole et est historien du droit, des institutions et des idées politiques. Il a publié chez Jean-Cyrille Godefroy Rome, du libéralisme au socialisme (2014, lauréat du prix Turgot du jeune talent en 2015, environ 2500 exemplaires vendus), Histoire du siècle à venir (2015), Atlas des guerres à venir (2017) et La Structure de l’Histoire (2018). En 2021, il publie Islamogauchisme, populisme et nouveau clivage gauche-droite  avec Léo Portal chez VA Editions. Il a contribué plusieurs fois à la revue Histoire & Civilisations, et la revue américaine The Postil Magazine, occasionnellement à Politique Internationale, et collabore régulièrement avec Atlantico, Causeur, Contrepoints et L’Opinion. Il tient depuis 2014 un blog intitulé Historionomie, dont la version actuelle est disponible à l’adresse internet historionomie.net, dans lequel il publie régulièrement des analyses géopolitiques basées sur ou dans la continuité de ses travaux, et fait la promotion de ses livres.

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Atlantico.fr :  74 ans après le 8 mai, quelle est encore l'influence de 1945 sur notre réalité géopolitique actuelle ?

Philippe Fabry : La Seconde guerre mondiale reste indéniablement le conflit fondateur de l'ordre mondial qui prévaut aujourd'hui : c'est la référence qui vient systématiquement à l'esprit et est employée lorsqu'une crise importante frappe l'ordre international. Ce sont les pertes humaines et les crimes qui l'ont émaillée qui servent d'étalon de l'horreur et d'aiguillon pour la conduite morale des affaires internationales. Au plan institutionnel, ce sont les structures nées du conflit qui gouvernent ces affaires : l'ONU, son Conseil de Sécurité, dont les membres permanents sont toujours le camp des vainqueurs de la Seconde guerre. Le prince des nations, ce sont toujours les Etats-Unis, qui demeurent sur le trône de l'ordre international. Entre 1945 et aujourd'hui, le grand événement historique mondial comparable est la chute de l'URSS, qui n'a fait que renforcer cette domination. Cet ordre américain sur le monde est aujourd'hui contesté : par la Russie, par la Chine et, depuis l'élection de Donald Trump, par un nombre grandissant de voix en Europe. Mais pour l'heure, aucune secousse ne l'a effectivement ébranlé.

 Edouard Husson : L'influence est énorme aujourd'hui encore. Même si l'Europe a connu une reconstruction spectaculaire, elle a largement perdu sa capacité à peser dans les affaires mondiales. Et ceci d'autant plus qu'elle s'évertue à tenir à distance la Russie, qui est pourtant le vainqueur militaire de la Seconde Guerre mondiale. 13 millions de soldats soviétiques sont tombés pour abattre l'Allemagne nazie tandis que les bombardements anglo-américains n'ont pas servi à grand chose sinon à dissuader l'Allemagne d'envahir la Grande-Bretagne. La Russie et les territoires de son empire ont perdu 14 millions de civils en plus des pertes militaires. Le pays a donc été profondément éprouvé, dans sa chair; et ceci d'autant plus qu'il devait subir un régime communiste. Mais la Russie, qui est définitivement devenue une grande puissance en 1945 et une puissance nucléaire en 1950, est capable aujourd'hui de faire jeu égal avec les Etats-Unis militairement. Elle est même en avance sur la fabrication d'armes hypersoniques. Evidemment, les Etats-Unis sont devenus, grâce à la Seconde Guerre mondiale, la première puissance du monde dans tous les domaines. Et ils le restent malgré un affaiblissement relatif. L'Allemagne s'est redressée économiquement mais elle reste profondément affaiblie moralement, ne croyant plus à son avenir comme le montre sa démographie catastrophique.

Que nous reste-t-il de 1945 d'un point de vue national, que cela soit l'influence du CNR, des syndicats, de la sécurité sociale etc... ?

Philippe Fabry : Au plan national, la Seconde guerre mondiale est tout aussi fondatrice que pour l'ordre international : le régime français ayant été détruit par le conflit, le peuple éprouvé par l'Occupation et le climat de guerre civile qu'elle a provoqué, la Libération a aussi représenté un nouveau départ, dans lequel on a voulu trouver une alternative à l'ordre politique de la IIIe République - alors qu'au Royaume-Uni, au contraire, il y a eu continuité politique. En France, on a essayé de mettre en place une sorte de troisième voie, de synthétiser le communisme et le capitalisme, ce qui en définitive nous a ramené à un système économique corporatiste. A part les nationalisations, l'héritage de ce qui a été mis en place au lendemain de la Libération reste toujours d'actualité, et le poids de l'Histoire, précisément, empêche d'y toucher car des réformes de structure économiques ou économico-sociales sont ressenties immédiatement comme une sorte de trahison des idéaux de la Résistance, et donc inadmissible. 

Edouard Husson : Le problème des dirigeants français, c'est qu'ils n'ont pas adhéré au gaullisme. Ils n'ont pas cru que la France était du côté des vainqueurs. Ils ont oublié qu'avant d'être une puissance, une nation est d'abord une communauté spirituelle. Rien de plus magnifique que la façon dont de Gaulle a, par la force de persuasion et par une action volontaire, sauvé la France d'une capitulation ignominieuse. Mais les partis politiques et une partie de la haute fonction publique étaient trop compromis dans le vichysme pour ne pas se jeter dans les bras de nouveau protecteurs. Loin de tirer les leçons de leur effondrement moral de 1940, les communistes français ont continué à être les porte-paroles de Moscou en France. Quant à la droite, elle s'est largement couchée devant les Américains et s'est entichée de l'Allemagne fédérale bien au-delà de ce que demandaient les Allemands de l'Ouest eux-mêmes. Alors oui, il y a bien eu un redressement du pays grâce au Conseil national de la Résistance, à la création de l'ENA et à la qualité de haute fonction publique sous la IVè République puis sous l'impulsion du Général de Gaulle et de Georges Pompidou. Mais tout ceci s'est défait avec Giscard, qui ne croyait plus dans la France, Mitterrand qui a avoué un jour ne s'être jamais remis de la défaite de 1940 et Chirac, le disciple d'Henri Queuille, pour qui il n'y avait "aucun problème que l'absence de solution ne finisse par résoudre". Appliquée à 1940, cette formule avait donné le vote des pleins pouvoirs au Maréchal Pétain. Dans les années 1980 et 1990, elle a conduit au démantèlement de l'oeuvre de redressement amorcée en 1945.

Quelle peut encore être l'influence l'emprise de 1945 sur notre époque d'un point de vue politico-culturel, notamment sur la question du traumatisme et de ce qui est parfois décrit comme l'effondrement du continent des Lumières ?  

Philippe Fabry : La Seconde guerre mondiale marque effectivement la fin de la domination politique, économique et militaire de l'Europe sur le monde - même si ce sont des enfants de l'Europe, les Etats-Unis et l'URSS, qui ont pris le relais. En Europe-même, le conflit a produit une mentalité ambiguë : d'une part la certitude que l'avenir de l'Europe ne saurait passer que par une unification pour faire contrepoids aux nouveaux géants américain, russe, et aujourd'hui chinois et indien ou encore brésilien, d'autre part une répulsion pour l'idée d'un empire paneuropéen qui serait une puissance d'envergure mondiale, car ceci rappelle la tentative d'unification fasciste du continent ; ce n'est sans doute pas un hasard si au moment où l'Union européenne a atteint un plus haut historique en matière d'unification du continent, Angela Merkel a décidé unilatéralement d'accueillir un million de migrants, ce qui a provoqué depuis le basculement en chaîne de gouvernements européens dans le camp du "populisme", eurosceptique - du moins sceptique quant à la façon dont Bruxelles fait l'Europe - et nationaliste. On est tenté de voir dans une manoeuvre si catastrophique un sabotage inconscient par l'Allemagne de ce que les germanophobes appellent le "IVe Reich", l'Union européenne dominée économiquement par l'Allemagne. Ce sont là des névroses politiques et géopolitiques que l'Europe n'a pas encore appris à gérer.

Edouard Husson : On ne comprend pas le nazisme si l'on ne voit pas qu'il est un enfant des Lumières ! Enfant monstrueux mais la filiation est certaine. Il suffit de lire Sade pour trouver, dans les développements philosophiques de l'oeuvre du diabolique marquis, une formulation du droit de l'individu comme droit du plus fort et droit à tuer. Le nazisme est d'abord une volonté d'éradiquer le Décalogue, à commencer par le commandement "Tu ne tueras pas" de la culture européenne. Et avant même la philosophie allemande du XIXè siècle, la philosophie des Lumières a ébranlé les fondements judéo-chrétiens sans lesquels la culture occidentale ne peut pas subsister. Ce n'est pas un hasard que Hitler ait eu comme projet d'exterminer d'abord les Juifs, la communauté spirituelle et culturelle qui transmet fidèlement le Décalogue et la morale de génération en génération puis l'Eglise catholique et plus généralement le pilier chrétien du judéo-christianisme, une fois qu'il aurait gagné la guerre. Les Lumières n'ont pas seulement cherché à éradiquer l'héritage judéo-chrétien, elles ont aussi tronqué la raison. On se trompe complètement quand on croit que les valeureux philosophes du XVIIIè siècle ont réhabilité la raison face à l'obscurantisme chrétien. Il suffit de lire Anselme, Bernard de Claivaux, Bonaventure, Thomas d'Aquin, Jean Duns Scot, Guillaume d'Occam pour savoir que la raison s'est épanouie dans un dialogue confiant avec le christianisme. Les théologiens du Moyen-Age, en faisant dialoguer en confiance Athènes et Jérusalem ont définitivement posé les bases de la plus grande aventure de l'esprit humain: l'Occident. Descartes lui-même se situe encore dans ces coordonnées. Tout déraille à partir du moment où Voltaire, Rousseau, d'Alembert, Kant, Schelling et bien d'autres rabougrissent la raison, lui mettent partout des interdits, à commencer par l'interdit métaphysique. Si la raison ne ne peut plus rien connaître au-delà du monde matériel et de la nature, alors l'homme est condamné à son statut d'être-pour-la-mort, comme disait Heidegger. Dostoïevski l'a formulé de manière très profonde en répondant à Nietzsche que si Dieu était mort, tout était permis, y compris les choses les plus abominables. 1939-1945 est l'aboutissement du naufrage philosophique de la culture européenne. Il en est le paroxysme. Et nous vivons aujourd'hui dans un monde postnazi parce que nous n'avons pas voulu tirer toutes les conséquences du naufrage: l'émotion qui avait été celle des témoins de la Shoah est en train de retomber et l'antisémitisme a de nouveau pignon sur rue; nos sociétés n'ont aucune défense immunitaire contre l'eugénisme, comme le montre le débat sur la PMA et la GPA. Notre économie est fondée sur une hyperinflation maîtrisée par les ruses des banquiers centraux, exactement comme l'économie nazie n'a tenu, avant la guerre, que par les manipulations monétaires de Hjalmar Schacht. L'Eglise catholique, qui avait été si courageuse face au nazisme et dont un certain nombre de clercs se sont rués tardivement, dans les années 1950, dans le rejet de la philosophie médiévale pour lui préférer Hegel, Marx et Heidegger, a vu, dans les années 1960 et 1970, un effondrement de la foi chez beaucoup de prêtres, de séminaristes, au point de faire correspondre un certain nombre d'entre eux aux clichés de la dépravation que colportaient Diderot ou Goebbels sur le clergé. On pourrait multiplier les exemples. 1945 n'est pas devenue le point de départ d'un renouveau durable parce qu'au lieu de comprendre ce qui s'était passé comme une incitation à revenir aux fondamentaux de notre culture (Athènes, Rome et Jérusalem), nous sommes retournés boire à la source impure à laquelle le nazisme s'était lui-même alimenté.   

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