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Ce rapport du Conseil national de productivité rédigé par des proches d’Emmanuel Macron préfigure-t-il le vrai tournant du quinquennat ?
©Reuters

Remontada ?

Sous la présidence de Philippe Martin, ancien conseiller économique d'Emmanuel Macron, le Conseil National de Productivité (composé également de Laurence Boone, ou de Gilbert Cette, proches du président) publiait son premier rapport intitulé "Productivité et compétitivité : où en est la France dans la zone euro ?".

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico :  En conclusion de ce rapport, le CNP indique :"La balance courante de la France est certes la plus négative des grands pays de la zone euro, mais elle reste faiblement déficitaire. Une appréciation de l’euro pourrait cependant révéler des faiblesses structurelles. Le trait singulier des déséquilibres des balances courantes européennes est plutôt l’excédent allemand qui contribue massivement à l’excédent courant de la zone euro. Ces déséquilibres mettent en danger la pérennité même de la zone euro". Dans quelle mesure une telle conclusion pourrait-elle annoncer un tournant de la politique d'Emmanuel Macron ?

Christophe Bouillaud : Il faut d’abord noter que le document actuellement disponible constitue une version préliminaire du premier Rapport de ce Conseil National de Productivité. Il reste soumis à discussion. Il faut toutefois souligner en l’état la nature ironiquement explosive de ces conclusions. Comme il est expliqué dans le rapport lui-même, la création à la mi-2018 du Conseil National de la Productivité résulte lui-même d’une décision prise dans le cadre de la résolution de la zone Euro en 2016. Chaque pays doit se doter d’un tel Conseil, et les Conseils de productivité de chaque pays européen doivent dialoguer entre eux. L’inspiration institutionnelle de ce Conseil National de Productivité est à mon avis en plein accord avec la vision « ordo-libérale » de sortie de crise européenne promue par l’Allemagne : que chaque pays européen devienne aussi compétitif, en étant enfin fidèle aux dogmes de l’ordo-libéralisme, que l’Allemagne elle-même,  et l’Euro et l’Europe seront définitivement sauvés. Or, là, par un ironique retour du destin, le premier Rapport français porte dans sa conclusion la trace d’une vision un tout petit peu keynésienne tout de même : il serait bon que l’Allemagne et les pays en excédents dans leur balance courante relancent. Le Rapport fait aussi comme s’il existait des « taux de change » virtuels au sein même de la zone Euro, correspondant aux différentiels d’inflation et de productivité, qui peuvent provoquer de graves désajustements. En fait, à lire ces conclusions, on n’est pas très loin de se dire qu’un économiste aussi sulfureux que Jacques Sapir va finir par être mainstream à sa grande surprise sans doute, tout au moins sur la description de la situation, pas sur les remèdes.

Cette demande, très explicite d’une relance, mais aussi d’un ajustement à la hausse des salaires et des prix, dans les pays en excédent de balance courante,  est donc effectivement une grosse pierre jetée de l’autre côté du Rhin. Il me semble que notre Ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, a dit plus ou moins la même chose dans un entretien avec le journal Le Monde, daté du 20 avril – ce qui bien sûr expliciterait que ce Rapport, pourtant encore à discuter, ait pu être diffusé ainsi. Je cite : « Troisième pilier de ce contrat [avec nos partenaires européens], si nous nous engageons à rétablir les finances publiques et à faire les transformations structurelles ou économiques [en France], il faut que nous puissions compter sur la capacité des Etats comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou d’autres à investir davantage. » Il insiste clairement sur l’urgence d’avancer sur ce domaine et  dans tous les autres domaines qu’il  cite dans cet entretien (union bancaire, union des marchés de capitaux) : « Il faut que ce soit fait dans les mois qui viennent et non dans les années qui viennent. » Sinon, il indique : « Si nous ne prenons pas les décisions nécessaires pour aller au bout de la réalisation de la zone Euro, elle disparaîtra. » C’est plutôt rare qu’un responsable gouvernemental français ose évoquer une telle éventualité. Ne serait-ce qu’à titre de potentialité à terme, il me semble qu’il lève là un interdit d’expression sur une idée qui ne devait plus être jamais évoquée, puisque c’est bien connu « l’Euro est irrévocable ».

Donc, il est bien possible qu’Emmanuel Macron se soit enfin décidé à tenir un langage plus décidé aux autres partenaires européens, en particulier aux dirigeants allemands. Il aurait mieux fait de le faire au lendemain de son élection quand il était très populaire, pas au moment où il est peu apprécié des Français.

Alexandre Delaigue : Il faut d’abord noter que ce rapport porte sur l’évolution et les déterminants de la productivité en France et qu’il distingue clairement compétitivité - qui n’est pas un objectif de politique économique en soi - et productivité. La question des soldes courants, de l’excédent allemand en particulier, est récurrente dans le débat européen. L’anomalie, même avant la crise de 2008, ce sont des excédents allemands constants. Il faut bien notre que ce ne sont pas les exportations allemandes qui posent question en soi mais le fait que ces exportations, résultats des efforts des salariés allemands, ne se traduisent pas par ds revenus et une consommation accrue des ménages allemands. Les entreprises allemandes accumulent leurs excédents, le gouvernement maintient des excédents budgétaires, et les ménages allemands ne bénéficient pas de la productivité de l’économie Allemande et des circonstances favorables pour leur économie (en particulier la croissance chinoise, qui entretient la demande en biens d’équipements Allemands). 

Dans la zone euro, cette situation est notée depuis longtemps. Elle pénalise les autres pays parce que cet excédent maintient une parité élevée de l’euro, elle demande comme le dit le rapport 2 points d’inflation d’écart entre Allemagne et reste de la zone euro pendant 10 ans pour compenser - un objectif impossible à atteindre de manière réaliste. Mais il est vrai que dire cela de manière aussi claire tranche avec le discours habituel qui fait de la France et des autres l’anomalie et de l’Allemagne Le modèle. Cela pourrait entraîner de nouvelles demandes envers l’Allemagne pour corriger cette situation anormale.

Si une telle politique venait à être assumée politiquement par Paris, quelles seraient ses chances de succès au niveau européen ? Berlin pourrait-elle être prête à de telles concessions sur des sujets qui ne semblent pas pouvoir faire débat en Allemagne ?

Christophe Bouillaud : Il me semble que les chances sont tout de même faibles. D’une part, je n’ai pas l’impression qu’Emmanuel Macron se coordonne beaucoup avec les pays les plus intéressés à un tel changement de cap. En particulier, l’Italie devrait être l’alliée naturelle de la France dans cette affaire, puisque c’est le pays, avec la Grèce, le plus embourbé dans les conséquences de la mauvaise gestion commune de la zone Euro. Or le moins que l’on puisse dire est que les relations entre les autorités françaises et italiennes ne sont pas excellentes. Surtout Emmanuel Macron a fait de Matteo Salvini l’un des raminagrobis du nationalisme en Europe, comment va-t-il ensuite s’entendre avec lui ? Il peut certes l’utiliser comme épouvantail, Salvini maintenant en Italie, Le Pen en France en 2022…

D’autre part, toute l’attitude de la droite conservatrice allemande – CDU-CSU et FDP - montre qu’elle n’a aucune envie de céder à ces demandes d’une relance par l’investissement, ou pire encore de hausse des prix et des salaires, comme le suggèrent à demi-mot les membres du Conseil national de la productivité. En fait, que l’Allemagne soit mise en cause au niveau européen pour ses excédents excessifs n’est pas une nouveauté complète. Cela a même été acté dans les textes européens en vigueur, avec l’idée qu’au-dessus de 6% d’excédent, il faut corriger le tir à la baisse. Or, cela n’a absolument rien changé à la politique économique allemande : la bonne tenue des exportations reste la priorité des priorités, et les records d’excédents se succèdent.

Donc, à mon sens, les dirigeants allemands ne feront pas de concessions substantielles, sauf s’ils perçoivent une vraie volonté française ou autre de dissoudre à court terme la zone Euro. Comme cette menace ne leur fait pas peur, n’étant pas du tout crédible vu les orientations actuelles des opinions publiques dans les pays du sud de la zone Euro, dont la France, qui veulent garder l’Euro, il ne reste qu’à espérer aux dirigeants français que leur commerce extérieur hors Europe s’effondre et que nos partenaires allemands soient amenés à conclure qu’il ne leur reste qu’un keynésianisme européen, engagé par eux-mêmes et pour eux-mêmes, pour les sauver du désastre d’un pays exportateur sans débouchés extérieurs. Il faut tout de même parier qu’ils ne s’appliqueront pas à eux-mêmes un choc d’austérité pour sortir de la crise, soit la potion du chancelier Brüning de 1930-32 dont un certain Hitler n’a eu qu’à se féliciter…  Mais qui sait… l’austérité est tellement la potion magique pour la droite conservatrice allemande.

Alexandre Delaigue : Cela a déjà été tenté, sans succès. C’etait Le but de Macron: être le bon élève européen en matière de déficits et de réformes pour obtenir de l’Allemagne des changements de politique. Cela a été un échec, et maintenant, avec la crise des gilets jaunes, les alternances politiques, un discours volontariste, demandant à l’Allemagne de simplement respecter les traités et de mettre fin à un excédent courant insoutenable et nuisible aux autres, sera inaudible. Si tant est qu’il soit tenu... en Allemagne beaucoup d’économistes ont le sentiment de vivre sur une autre planète, dans laquelle le fait d’exporter massivement est vu comme la plus grande des vertus, dans lequel renoncer à des investissements publics pour rembourser une dette contractée à taux négatif est une bonne idée. 

Comment expliquer un tel virage d'analyse d'économistes réputés proches d'Emmanuel Macron et pointant les déséquilibres européens, et principalement allemands, comme centraux dans leur rapport ?

Christophe Bouillaud : Comme je l’ai dit, l’idée que des excédents commerciaux pouvaient être excessifs avait déjà été actée au niveau européen, comme une concession de la part de l’Allemagne envers ses partenaires, dont déjà la France. Je ne suis donc pas si sûr qu’il s’agisse d’un virage d’analyse, mais plutôt d’une insistance renouvelée. Rappelons que l’institution d’un salaire minimum en Allemagne avait déjà été présentée de ce côté-ci du Rhin comme un moyen de rééquilibrer les échanges…  

Par ailleurs, du strict point de vue de l’analyse économique, le temps passant, il n’est plus guère possible de douter que les déséquilibres internes à la zone Euro doivent aussi voir l’Allemagne faire sa part dans le rééquilibrage. Nous sommes en effet en 2019. L’ajustement des pays du sud de la zone Euro a désormais eu lieu. Ces pays ne peuvent guère aller plus loin sans mettre en cause le fonctionnement de leur démocratie, ou amener au pouvoir des partis radicaux. Je me demande si le cas italien n’a pas joué ici son rôle. On dit souvent que l’Italie constitue le « laboratoire de l’Europe ». La monté en puissance de la Ligue de Matteo Salvini alors même qu’elle participe au gouvernement italien depuis juin 2018 peut ainsi faire réfléchir à Paris.

Par ailleurs, si l’on regarde les noms des économistes qui participent au Rapport, force est de constater qu’ils sont ceux de personnes engagés dans des carrières passant par le monde des économistes anglo-saxons les plus dominants. L’ordo-libéralisme est un produit allemand qui s’exporte finalement plutôt mal sur les marchés académiques internationalisés.

Alexandre Delaigue : Leur discours est un discours économique on ne peut plus mainstream. Il n’y a la rien de choquant pour qui adopte un raisonnement macroéconomique standard. Donc ce n’est pas un virage, mais la volonté de rappeler des réalités. Volonté qu’on retrouve dans diverses pétitions pour finir la zone euro, dans un contexte de populismes, de difficultés économiques qui se profilent, d’une récession qui va arriver avec une BCE sans munitions. 

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