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De mystérieux investissements immobiliers de Qatar Charity en France
©STRINGER / AFP

Bonnes feuilles

Dans leur ouvrage "Qatar papers" (ed. Michel Lafon), Christian Chesnot et Georges Malbrunot révèlent la cartographie du prosélytisme en France et en Europe mené par Qatar Charity, la plus puissante ONG de l'émirat. 1/2

Christian Chesnot

Christian Chesnot

Christian Chesnot est grand reporter à la rédaction internationale de Radio France.

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Georges Malbrunot

Georges Malbrunot

Georges Malbrunot, au Figaro. Spécialistes du Moyen-Orient, ils ont coécrit de nombreux ouvrages, dont le dernier "Nos très chers émirs – Sont-ils vraiment nos amis ?".

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Pour illustrer la complexité des montages financiers mis en place par Qatar Charity et ses relais en France et en Europe, notre enquête nous conduit maintenant à Bagnolet, en banlieue parisienne. Plus exactement au 140, rue Sadi-Carnot, dans un quartier plutôt coquet, non loin du périphérique. Nous nous y rendons un froid matin de décembre 2018. Par chance, un habitant sort de la maison à trois étages qui nous intéresse, casque sous le bras. « Savez-vous à qui appartient votre immeuble ? » lui demandons-nous. « Oui, répond notre interlocuteur. À une association de femmes musulmanes. Les musulmans ont le droit de disposer de sources de revenus, l’État, en vertu de la loi de 1905, ne leur donnant pas les moyens de construire des mosquées, ils doivent bien se débrouilller », nous explique-t-il. Apparemment, il s’est déjà beaucoup penché sur la question. « Et si vous appreniez que vous payez le loyer de votre studio à une association liée aux Frères musulmans ? » insistons-nous. « Ah, là, ça me dérangerait », répond le locataire avant d’enfourcher sa moto garée devant l’entrée.

Nous avons cherché à en savoir plus sur cette maison. La coquette demeure agrémentée d’un jardinet a été achetée en 2012 par le Forum européen des femmes musulmanes, une plate-forme d’échange entre 19 associations féminines islamiques représentées dans 16 pays européens. En France, l’organisation référente est la Ligue française de la femme musulmane, liée à l’ancienne UOIF.

Pour acquérir la bâtisse, les responsables de l’association ont reçu une aide financière de Qatar Charity. Et, comme à Mulhouse et Strasbourg, pour réaliser cet investissement, les promoteurs du Forum ont recouru à un fonds de dotation dont le siège se trouve au 24, rue Louis-Blanc, dans le Xe arrondissement de Paris. En fait, une simple boîte postale. « C’était au début de l’année 2012. Nous avons créé le premier fonds de dotation au profit de l’Action féminine musulmane, pour défendre les droits de toutes les femmes à préserver leur dignité28 », nous explique Noura Jaballah, responsable du fonds en France, et par ailleurs épouse d’Ahmed Jaballah, ancien président de l’UOIF. « Depuis des années, nous aspirions à constituer ce fonds et à investir dans l’immobilier pour garantir une rentabilité et nous autofinancer, poursuit-elle. Il pourra servir à financer des campagnes médiatiques contre les discriminations et la violence envers les femmes et pour l’égalité des chances. »

En juin 2012, le Forum avait signé une promesse d’achat de cet immeuble de dix logements à Bagnolet. Contrat à honorer au mois de septembre suivant. Mais en août, Noura Jaballah n’avait réuni que les trois quarts de la somme nécessaire, soit 1 342 000 d’euros.

Alors, qu’a fait la responsable du fonds de dotation pour surmonter cette situation ? Elle a sollicité Qatar Charity dans un dossier de présentation que nous publions ici. Dans le dossier qu’elle a constitué, elle vante les mérites du Forum tout en gonflant, apparemment, certains chiffres comme la proportion de musulmans habitant Bagnolet (50 % selon elle), et le nombre de mosquées (60) y étant implantées.

Voici la lettre du Forum européen pour la femme musulmane adressée à Qatar Charity afin de bénéficier de son aide pour financer le projet. On y découvre que le but de Noura Jaballah est bien différent de celui qu’elle affiche publiquement et devant nous.

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Création d’un centre caritatif pour aider la famille et investir dans un immeuble de 8 appartements pour couvrir les frais du centre.

Le projet est à Bagnolet. La France compte 10 % de musulmans (N.D.A : ce qui paraît beaucoup). Le nombre de salles de prière est beaucoup plus important que le nombre officiel annoncé par le ministère de l’Intérieur en 2014 : 2 368 mosquées en France. Il existe 90 grandes mosquées en France et 350 projets de construction de nouvelles mosquées.

Le nombre de musulmans en région parisienne : 1 700 000. Il existe 260 mosquées en région parisienne. Dans la région de Bagnolet vivent 700 000 musulmans, soit 40 % de la population. Il y a 60 mosquées. À Bagnolet même vivent 15 000 musulmans, soit 50 % de la population. Le projet de Bagnolet est un projet pilote qui pourra être ensuite étendu à d’autres villes européennes. Le but du projet : organiser des conférences pour expliquer aux jeunes le mariage islamique et comment réussir sa famille ; aider les jeunes couples à gérer leur couple ; aider la famille musulmane et l’éduquer pour élever ses enfants afin qu’ils deviennent de bons musulmans ; résoudre les problèmes de couple et les conflits conjugaux.

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Que signifie « expliquer le mariage islamique ? » C’est prôner le refus de l’endogamie : un musulman ne peut pas se marier avec une non-musulmane et inversement. Que signifie « gérer le couple » ? Il s’agit d’éviter les divorces, de faire en sorte que les différends se résolvent au sein de la communauté, et non pas devant un juge. Certaines femmes, proches des Frères musulmans, pratiquent déjà la médiation dans leur pays. Une façon là encore d’accentuer le communautarisme. Plus bas, on découvre une description très précise des futurs locaux : Un bâtiment pour la direction, rénovation d’une maison existante de 80 m2. Salle d’accueil. Bureau pour l’assistante sociale. Bureau pour l’accompagnateur psychologue. Salle de réunion dans laquelle auront lieu les conférences et les formations. Construction d’un immeuble de location d’appartements pour investissement. Il s’agit à terme de transformer la bâtisse en centre social islamique et de construire à côté un immeuble d’habitation dont les loyers serviront à financer ce centre. Notre locataire de tout à l’heure sera heureux de l’apprendre.

En 2014, Qatar Charity versera bien 206 000 euros au fonds de dotation de Bagnolet, comme Mme Jaballah le reconnaît dans un courrier que nous publions ci-dessous.

Interrogé à ce sujet, un représentant du ministère de l’Intérieur, soucieux de garder l’anonymat, nous a fait la réponse suivante : « Une association de femmes musulmanes qui achète un immeuble pour le louer en banlieue, si c’est une association de 1901 elle a le droit. Si c’est une association cultuelle type 1905, elle n’a pas le droit d’avoir des apports. Apparemment, celle de Bagnolet a le droit. »

Il n’y a pas qu’à Bagnolet que les poissons pilote du Qatar ont tenté d’acheter des biens immobiliers pour les transformer en centres islamiques. Pour les besoins de l’enquête, nos pas nous conduisent à Douvaine, charmante commune de 6 000 habitants sur la rive française du Lac Léman, à une quinzaine de kilomètres de Genève.

Grâce à sa proximité avec la Suisse où vont travailler la majorité des habitants, Douvaine affiche une prospérité dont semble profiter la composante musulmane de sa population, essentiellement des Turcs, nous dit le maire Jean-François Baud qui, au nom de la sacro-sainte séparation de l’Église et de l’État, se montre peu curieux de ce qui se passe dans l’unique salle de prière musulmane de sa ville.

Monsieur le maire sait-il que le fonds Passerelles, alimenté par Qatar Charity, a voulu acheter à l’automne 2016 une maison sur sa commune ? Non, puisque les vrais acquéreurs peuvent habilement se dissimuler derrière une SCI. Le bien convoité était une maison de 233 m2, située au 108, route de Genève, au bout d’une impasse, à la sortie de la bourgade en direction de la Suisse. L’offre d’achat proposée par le fonds Passerelles est reproduite à la page suivante :

On y apprend que l’objectif, là aussi, est de transformer le bâtiment en un centre socioculturel. Pour soumettre son offre et mener à bien cette opération, le fonds Passerelles a sollicité les compétences de François Caille, « expert en évaluation et stratégies immobilières » au sein du cabinet Martel à Lille.

Le 30 août, dans un e-mail adressé à Ayyoub Abouliaqin, François Caille s’interroge sur le véritable acquéreur du bien immobilier. Nous publions ici ce courrier :

Monsieur,

Pourriez-vous me dire à quel nom je dois (sic) formuler l’offre, SCI An-Nour ou fonds Passerelles ? D’avance merci. François Caille.

Voici la réponse d’Ayyoub Abouliaqin, quelques heures plus tard :

Bonjour,

Je pensais que c’était fait depuis dix jours ! Vous pouvez la faire au nom du fonds de dotation Passerelles, avec une option de substitution (au cas où on souhaiterait l’acquérir au nom de la SCI). Cordialement. Ayyoub.

Finalement, le fonds n’achètera pas la maison. « Le prix proposé, de 500 000 euros, était largement inférieur à celui auquel son propriétaire souhaitait la vendre, et puis nous avons eu quelques interrogations sur l’identité de l’acheteur, lorsque nous avons cherché à en savoir plus, on nous a simplement dit que c’était un fonds étranger », nous a répondu en février 2017 l’agence House Immobilier, en charge alors de la vente.

Pourquoi avoir choisi Douvaine ? Pour aider l’association islamique Al-Kitab, présente sur la commune ? En raison de sa proximité avec la Suisse ? Ou de la présence d’un bassin important de population musulmane dans les alentours ? À Douvaine, personne n’en a jamais rien su. Les bienfaiteurs qatariens peuvent aussi utiliser des sociétés de change pour financer des associations islamiques. Selon nos informations en 2015, la Gulf Exchange Company a ainsi transféré 3 millions d’euros pour la construction de la mosquée de Saint-Louis, une petite ville de 6 000 habitants proche de Mulhouse, juste à la frontière suisse. Fondée en 1977 à Doha, la Gulf Exchange Company est l’une des sociétés leaders du Qatar et du Moyen-Orient en matière de change, de transferts d’argent et d’achat d’or à travers le monde, peut-on lire sur son site Internet. Nous avons rencontré l’imam de Saint-Louis Souheil Boussalem, qui nous a expliqué que « l’argent pour lui n’était pas un problème ». On le comprend !

« On est à l’aise ici, les gens vont travailler à Bâle en Suisse, ou en Allemagne », affirme-t-il avant d’aller rejoindre les fidèles du vendredi à la prière. Achevée il y a trois ans, la mosquée comprend, au rez-de-chaussée, la salle de prière pour les hommes, au-dessus celle pour les femmes, et à côté un petit salon, un espace pour des conférences et une salle de classe pour des cours d’arabe – il y en a trois heures par semaine – auxquels assistent une centaine de jeunes et d’adultes qui viennent parfois d’Allemagne.

« Vous savez, il y a plein de bonnes solutions au financement des mosquées, ajoute l’imam Boussalem. Il faut juste avoir la bonne idée et de la bonne volonté. On peut s’autofinancer. Les musulmans en France peuvent contribuer, nous avons l’aumône, et quand il s’agit de construire des mosquées, les musulmans donnent. » Cet imam prône « un islam qui ne choque personne, qui condamne toutes les violences, et s’inscrit dans le paysage français ». D’ailleurs, il loue les projets de réforme de l’islam d’Emmanuel Macron. Enfin, bien qu’ayant reçu de l’argent du Qatar, il ne reconnaît pas avoir été financé par l’étranger et va jusqu’à défendre « un islam financé en France […], il faut juste trouver les bonnes personnes pour gérer cela. » Il est bien le seul responsable rencontré au cours de notre année d’investigations à ne pas se plaindre !

En enquêtant, nous avons découvert la recette du miracle de Saint-Louis. En 2011, l’association Espérance, qui avait, l’année précédente, obtenu le permis de construire une nouvelle mosquée, était en proie à des querelles intestines, alimentées par certains de ses membres qui voulaient écarter Mohammed Sebaihi, l’imam nommé quinze ans plus tôt par la Grande Mosquée de Paris. D’aucuns ont vu dans ces manœuvres la volonté des membres de l’UOIF locale – et d’Ayyoub Abouliaqin, de Mulhouse – de manipuler les contestataires afin que cette construction tombe dans l’escarcelle des Frères musulmans. Ce qui d’ailleurs se produisit…

Et, grâce aux relations d’Abouliaqin, l’argent qatarien arriva jusqu’à cette ville nichée aux confins de l’Hexagone.

Extrait de "Qatar papers" de Christian Chesnot et Georges Malbrunot, publié chez Michel Lafon

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