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L'incomplétude des libertés : le fléau des démocraties et des adeptes de la liberté libérale
©LUDOVIC MARIN / AFP

Bonnes feuilles

Monique Canto-Sperber publie "La fin des libertés ou comment refonder le libéralisme" (Robert Laffont). Ce livre établit que de larges pans de l'expérience des libertés ont disparu de notre vie politique et sociale. Nous défaire des dogmes du libéralisme est une condition pour sauver nos libertés les plus précieuses et mieux comprendre le temps présent. Extrait 1/2.

Monique Canto-Sperber

Monique Canto-Sperber

Monique Canto-Sperber est philosophe. Elle a enseigné à l'université avant d'entrer au CNRS comme directrice de recherche. Elle a dirigé l'École normale supérieure, puis établi et présidé l'université de recherche Paris-Sciences-et- Lettres. Elle a publié de nombreux ouvrages traduits en plusieurs langues, dont L'Inquiétude morale et la vie humaine (PUF, 2001), Le Bien, la guerre et la terreur (Plon, 2005), et dirigé le Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale (PUF, 1996, 3e éd. 2005). Elle est l'auteur de nombreux essais sur le libéralisme, dont Le Socialisme libéral : une anthologie – Europe-États-Unis (avec Nadia Urbinati, Esprit, 2003) et Les Règles de la liberté (Plon, 2003).

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La notion de liberté libérale est le trésor du libéralisme. Elle renvoie à l’une des plus puissantes conceptions de ce qu’est un être humain, elle est encore, à mes yeux en tout cas, une ressource majeure pour échapper aux formes inédites de servitude que diffuse le monde contemporain. Mais elle est aussi la fatalité du libéralisme, en raison des ambiguïtés qu’elle contient. 

Un trésor 

La liberté libérale est au fondement de toutes les libertés qui sont au cœur du combat libéral depuis plus de trois siècles : la liberté de croyance, la liberté économique et la liberté politique. Elle appartient de la même façon à tous les hommes. Elle est aussi la force agissante qui façonne l’état social. Car la thèse qui distingue le libéralisme des autres philosophies de la liberté est bien celle qui affirme que les caractères fondamentaux de la liberté naturelle persistent dans l’état social. Une fois transposée dans la vie civile, la liberté première perd beaucoup de ses traits originaux, tels son caractère débridé et instable et ses visées illimitées, mais elle conserve ce qui lui était essentiel, à savoir la revendication d’une sphère propre à la personne, incluant ses actions, ses propos et ses pensées, sphère à défendre contre l’ingérence d’autrui et la domination que la société pourrait exercer. Pareil postulat explique que les multiples expressions de la liberté libérale se traduisent toujours par l’énigmatique prétention : « être laissé libre ! », autrement dit, être protégé de l’interférence d’autrui, qu’il s’agisse d’une personne ou d’une entité collective. 

La continuité ainsi postulée entre liberté naturelle et liberté libérale permet d’expliquer que les hommes, en société comme à l’égard du pouvoir politique, restent pour l’essentiel ce qu’ils étaient dans l’état originel. La condition politique ne modifie en rien leur nature : leurs manières de raisonner, leurs désirs, leurs passions, leurs opinions infiniment diverses et le besoin de se comparer entre eux demeurent inchangés. L’idée d’une recréation de l’homme comme citoyen par le biais d’un pouvoir propre à l’ordre politique, idée chère à Rousseau, est totalement étrangère au libéralisme. Tout comme le sera trois siècles plus tard l’espoir, inspiré de la pensée hégélienne, d’une libération collective de l’humanité par la réconciliation avec son destin historique, ou bien, dans l’interprétation vulgarisée du marxisme qui a longtemps prévalu en France, par la domination du prolétariat. Par ailleurs, pas plus qu’ils ne changent de nature dans l’état social, les hommes ne doivent y devenir semblables les uns aux autres. Au contraire, la diversité de leurs croyances et de leurs intérêts est censée persister en société comme une donnée irréductible ; elle explique aussi bien les rivalités que les êtres humains entretiennent que leur capacité à nouer des compromis. L’opposition à toute tentative de rendre la société homogène ou uniforme est aussi un trait distinctif du libéralisme. 

Une fatalité 

Le concept de liberté libérale n’est toutefois pas exempt de difficultés, tensions et même incohérences. Le caractère incertain du sentiment d’être libre que j’évoquais au début de ce chapitre en est encore l’expression. Lorsqu’on se sent rivé à sa condition d’existence dans une société qui vante pourtant la liberté, lorsqu’on ne reconnaît pas sa participation politique dans les actions d’un gouvernement qu’on a pourtant démocratiquement élu, lorsqu’on a le sentiment que les lois qui limitent les libertés sont injustes, ce qui est ressenti alors est bien une expérience d’incomplétude des libertés, largement répandue dans les démocraties d’aujourd’hui. Pareil sentiment résulte en partie du fait que le constat de non-interférence d’autrui ne suffit pas toujours à donner la certitude d’une véritable liberté. Il faut autre chose : peut-on imaginer en effet que la liberté définie comme puissance d’agir ne présuppose ni moyens ni but à poursuivre ? 

Cette difficulté relative au concept même de liberté libérale a suscité de légitimes objections et a donné l’occasion d’un considérable enrichissement de la notion. Ce qui était, à l’origine du libéralisme, l’évidence de la puissance naturelle de l’agir humain est en partie devenu de ce fait un produit composite nourri de nombreux apports philosophiques. Le concept clé du libéralisme ne pouvait en effet rester totalement immunisé à l’égard de l’irruption de la question sociale ou de la domination du communisme sur la moitié de l’Europe pendant plusieurs décennies du XXe siècle.

Extrait du livre de Monique Canto-Sperber, "La fin des libertés ou comment refonder le libéralisme", publié aux éditions Robert Laffont.

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