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Quand un directeur de maison de retraite se lie d'amitié avec une résidente grâce à la cigarette
©PASCAL LACHENAUD / AFP

Bonnes feuilles

Pendant près de trois ans, Jean Arcelin a dirigé un Ehpad dans le sud de la France, avant de renoncer, épuisé par un trop-plein d'émotions et révolté par la faiblesse des moyens mis à sa disposition. Il publie son tendre et à la fois glaçant témoignage dans "Tu verras maman, tu seras bien" (ed. XO). Extrait 1/2.

Parmi la centaine de résidents qui m’entourait aux Palmiers, j’aimerais rendre hommage, en les faisant revivre, à ceux qui me viennent à l’esprit, ici et maintenant, à ces femmes et ces hommes qui m’ont touché, changé. Madame Montgeron, Monique de son prénom, qui conduit son fauteuil comme Ben-Hur menait son char… D’une soixantaine d’années,  dotée d’épaules surpuissantes, madame  Montgeron atteint des records de vitesse! Elle n’ouvre pas les portes, elle les défonce. Ça saute comme dans un saloon et ça lui plaît. Le problème, c’est que derrière les portes, il y a parfois d’autres fauteuils. Mais Calamity Monique s’en fout. Elle hurle parce que ça ne va jamais assez vite. Surtout quand elle réclame une cigarette de sa ration journalière que Monica conserve sous clé dans sa banque d’accueil.

Si cette dernière ne se dresse pas, toute affaire cessante, qu’elle soit au téléphone ou sur son clavier, pour allumer la cigarette de madame Montgeron, une voix rauque et enragée retentit jusqu’au Palais des festivals. Madame Montgeron hurle, mais elle peut aussi pleurer, de guerre lasse, comme un bébé, des larmes qui ne coulent jamais vraiment, pour se remettre plus vite à crier. Qu’elle hurle ou qu’elle pleure, c’est le même cri. Madame  Montgeron souffre d’un léger retard mental de naissance, aggravé pendant des années par les coups d’un mari violent qu’elle réclame parfois : « Il est où G’rard? Où? » Et quand madame Montgeron comprend vraiment qui est Gérard, elle hurle : « S’en fout! S’fout! Connard! C’nard! »

De ses traumatismes crâniens, madame Montgeron a gardé un défaut d’élocution qui lui fait écraser les mots. Pressée, elle ne dit pas « cigarette », mais « c’grette », pas « Gérard », mais « G’rard ». Ses humeurs restent instables malgré l’injection de neuroleptiques à doses de cheval. Elle hait la gent masculine et quand elle aperçoit un homme, de surcroît inconnu, madame Montgeron voit rouge.

A lire aussi, l'interview de l'auteur : Jean Arcelin : “Une large majorité des 700 000 personnes en Ehpad mangera, pour le reste de sa vie, des repas à 1€”

La première fois que j’ai ramassé son chausson, perdu lors d’une course folle, en me baissant pour le remettre à son pied, j’ai ressenti dans la hanche une douleur si vive que trente-six  chandelles ont valsé. Quand je me suis retourné, abasourdi, j’ai vu son poing tendu et son œil noir qui me disait : « T’en veux une autre ? » Pendant que mon hématome passait par toutes les couleurs de l’automne, je suis resté à distance de ma résidente. Puis j’ai trouvé un moyen de l’amadouer.

Le soir, après le dîner, madame Montgeron commence à maugréer devant la banque d’accueil désertée par Monica qui est rentrée à la maison. Puis elle fait le tour du meuble, frappe le tiroir fermé à clé qui résiste, et, désemparée, enragée, elle zigzague à fond les ballons dans le hall, sans s’arrêter aux passages piétons. Heureusement que nos résidents sont habitués à son manège et pour la plupart déjà couchés. Quand dans tous les recoins du rez-de-chaussée elle n’a pas trouvé de « c’grette », madame Montgeron fait voler les portes qui mènent au jardin pour aller pleurer toutes les larmes de son corps éreinté en criant : « Une c’grette! s’vous plaît! » Et là, une aide-soignante compatissante qui fume pendant sa pause lui tend une « c’grette », qu’elle consume à toute vitesse pour en réclamer une autre… Puis elle se calme, comme un vent d’été, et va tranquillement se coucher.

Il y a plusieurs résidents fumeurs invétérés aux Palmiers, régulièrement à court de cigarettes en fin de journée. Alors, un week-end, à la frontière italienne, j’ai acheté une cartouche. Je ne fume pas, mais c’est quand même ma pause, mon plaisir.

Un soir, madame Montgeron n’a pas trouvé d’aidesoignante dans le jardin. Je me suis avancé vers elle, à pas lents, prudemment, en brandissant un briquet et l’objet de sa convoitise.

« Vous voulez une dernière cigarette, madame Montgeron?

— Oui, m’sieur ! »

Doucement, je lui ai tendu une cigarette qu’elle a directement coincée entre ses lèvres. Je l’ai allumée et j’ai regardé madame  Montgeron tirer sur sa « c’grette » à toute berzingue. En quelques secondes, l’affaire était grillée. Aussitôt, madame Montgeron en voulait une autre. J’ai dit : « Non, madame Montgeron, il faut être raisonnable. C’était la dernière… » Mais madame Montgeron est allergique à certains mots, dont « non », « raisonnable » et « dernière ». Elle a compris que j’avais d’autres « c’grettes » dans ma poche et s’est mise à hurler. Quel raffut! Elle est impressionnante madame  Montgeron et elle le sait.

Personne ne résiste longtemps à ses rugissements. Surtout pas d’huile sur le feu! Ne pas lui susurrer :

 « Calmez-vous, madame  Montgeron, calmez-vous », car elle est aussi allergique à ces mots-là. Alors, je lui ai offert une seconde cigarette, en m’asseyant à côté d’elle, et j’ai pris le risque de poser ma main sur son épaule. Miracle ! Elle n’a pas protesté. Elle a même semblé m’écouter quand je lui ai conseillé : « Doucement, madame  Montgeron, fumez un peu plus doucement, votre cigarette durera plus long‑ temps… »

D’un coup, elle s’est arrêtée. Elle a fixé le bout incandescent qui allait bientôt brûler le filtre de sa c’grette, puis elle a éclaté de rire. Mais elle a ri comme si j’avais dit la chose la plus drôle qui soit. Fumer doucement… Et pourquoi pas rouler au pas ? Et j’ai ri aussi. Je n’avais jamais entendu rire madame Montgeron, que hurler ou pleurer.

Tous les soirs, à l’heure où Les Palmiers deviennent calmes, quand tous les résidents regagnent leur chambre, à l’exception d’un petit groupe qui regarde assidûment les informations dans le hall, madame Montgeron vient frapper à ma porte, enfin, elle la fracasse, car elle ne maîtrise pas toujours ses arrêts. Elle ne va plus pleurer dans le jardin et crie : « Une c’grette, m’sieur, s’vous plaît! »

Et je fais ma pause.

Extrait du livre de Jean Arcelin "Tu verras maman, tu seras bien", publié aux éditions XO.

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