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Agression d’Alain Finkielkraut : dans la convergence des “rouges-bruns” au sein des Gilets jaunes, le rouge tend à dominer le brun
©ERIC FEFERBERG / AFP

Antisémitisme

Ce samedi à Paris, en marge de la mobilisation des Gilets jaunes, Alain Finkielkraut a été victime d'insultes anti-sionistes et antisémites. Le parquet de Paris a ouvert une enquête pour« injure publique en raison de l’origine, l’ethnie, la nation, la race ou la religion ».

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Dans quelle mesure l'agression d'Alain Finkielkraut, ce samedi 16 février à Paris, faisant suite aux injures de même nature dont le philosophe avait fait l'objet en 2016, lors de sa visite au mouvement Nuit Debout, pourrait-elle démontrer que le caractère "rouge brun" - dans le sens d'une union des extrêmes - qui est aujourd'hui largement repris concernant le mouvement des Gilets Jaunes, est en réalité bien plus "rouge" que brun ? 


Christophe Boutin : Deux éléments doivent être clairement pris en compte pour avoir une vue claire de la situation. Le premier est que le mouvement des « Gilets jaunes », tel qu’il est apparu, n’est en rien un mouvement extrémiste. Né au hasard d’une contestation sociale contre l’augmentation des taxes sur le carburant, il traduisait le ras-le-bol de toute une population devant un sentiment généralisé de précarité. Précarité des conditions de vie, quand l’augmentation des prix fait que le travailleur peut tout juste subsister, sans pouvoir épargner pour bénéficier d’un minimum de sécurité, et que nul ne sait s’il aura assez pour vivre quand il sera à la retraite. Précarité encore quand le travail que l’on a peut disparaître du jour au lendemain, au fil de ces délocalisations, qui, en France, traduisent cette mondialisation que l’oligarchie prétend « heureuse ». Précarité toujours quand chacun se demande si ses enfants auront un emploi, et craint pour eux un déclassement qui en ferait les nouveaux ilotes de ce pouvoir financier qui surplombe les nations. Précarité enfin d’un cadre culturel ravagé par un progressisme aussi grotesque que sectaire qui entend briser tous les repères, d’une histoire oubliée quand elle n’est pas caricaturée et insultée, et jusqu’aux plus évidents repères anthropologiques, niés par des apprentis sorciers qui rêvent de transhumanisme. 

Face à cette pression peut-être sans précédent sur un peuple qui s’estime trahi par ses élites pour n’avoir jamais été consulté sur ces changements majeurs de civilisation, on a simplement vu, avec le mouvement des « Gilets jaunes », des ronds-points bloqués et des rues, des places ou des avenues devenues « jaunes » de monde. Y a-t-il eu des violences de la part de certains de ces manifestants envers les forces de l’ordre ? Sans doute. Les lois de la statistique le veulent, on ne réunit pas une telle quantité de personnes sans avoir quelques excités, ou quelques individus poussés à bout et devenus incapables de se rendre compte que leurs excès mêmes discréditent le mouvement auquel ils participent. Cela tombait bien, car dès le début des grandes manifestations, pour tenter de retourner contre le mouvement une partie de la population, le gouvernement (les Griveaux, Castaner et autres Darmanin) a joué – et sur-joué - l’air bien connu de la défense de la République contre les « factieux », ces milices fascistes qui voulaient rejouer la marche sur Rome ou le 6 février 34. 

Pourtant, et ce dès le début, dès la manifestation parisienne du 24 novembre, les casseurs des rues avaient une bien autre teinte que les chemises brunes, car s’ils sont vêtus de noir les Black boks sont bien des rouges. Dès les premières manifestations parisiennes violentes, il est en effet clairement apparu que ces milices, célébrées par certains médias comme des défenseurs des libertés (qu’on se souvienne de ces zadistes pour lesquels la presse a les yeux de Chimène), milices auxquelles de nombreux observateurs constataient que, erreur stratégique ou volonté délibérée, on laissait une curieuse latitude de manœuvre en marge des cortèges, étaient responsable de la majorité des incidents et dégradations recensées. Il n’y a donc eu aucune « union des extrêmes », comme l’ont amplement prouvé les heurts constatés dans certaines villes (Lyon par exemple), quand des éléments de droite ou simplement fidèles à l’esprit initial du mouvement se sont affrontés avec cette extrême-gauche violente pour éviter qu’elle ne pollue les manifestations.

À cette première forme d’action de l’extrême-gauche s’en est ajoutée une autre, plus politique, d’entrisme, visant cette fois à « gauchiser » le mouvement pour le faire passer d’une révolte identitaire à une révolte sociale qui reprendrait les mots d’ordre usuels. L’idéal pour certains eut été de permettre cette « convergence des luttes » qui n’aurait été que le remplacement du fonds originel des « Gilets jaunes » par les syndicats, l’extrême-gauche, et cette France pudiquement nommée « des quartiers » totalement absente du mouvement. Surfant sur le potentiel militant des « Gilets jaunes », cela aurait permis de donner une forme à cette révolte gauchisante dirigée contre la nation au nom de la République, ce que n’avait pas su faire une « Nuit debout » perdue dans son intellectualisme de pacotille. 

Or cette extrême-gauche a depuis des années adopté un ton bien particulier, soit qu’elle n’hésite pas à mélanger lutte des classes et communautarisme, soit qu’elle subisse l’influence de conflits extérieurs, renouant dans bien des cas avec les pires heures de cet antisémitisme qui s’est exprimé à gauche en France au XIXe siècle mais aussi au XXe siècles (on renverra à l’ouvrage de Michel Dreyfus, L’antisémitisme à gauche). Contrairement à ce qui a pu être écrit, la différence de ton que l’on peut constater en trois mois de mobilisation vient non de la surreprésentation d’une extrême droite originellement présente dans le mouvement, et qui apparaîtrait d’autant plus que les modérés, moins motivés, ne viendraient plus manifester, que de l’entrisme de cette ultra-gauche idéologique. En ce sens, l’exemple que vous donnez, à savoir le parallèle de ces deux agressions confondantes de lâcheté et de bêtise dont a été victime Alain Finkilekraut, en 2019 en marge d’une manifestation des « Gilets jaunes », comme en 2016 en marge de « Nuit debout », le montre bien. 


Quelles sont les racines politiques de cette situation dont nous sommes aujourd’hui les témoins ? 

En 2019, le prolétariat n’est plus à gauche – ou ne l’est plus de manière aussi systématique qu’il a pu l’être : tous les sondages le montrent, le Rassemblement national est sans doute actuellement le premier parti ouvrier de France. Un prolétariat qui d’ailleurs, décroissant de manière notable au fil de la désindustralisation, ne représente plus les gros bataillons d’électeurs d’autrefois. Un prolétariat encore qui, comme le craignait Marx, n’aspire finalement qu’à passer dans la petite bourgeoisie et non à faire la révolution. Un prolétariat, enfin, qui regarde avec surprise, quand il ne s’en moque pas ouvertement, les « nouvelles luttes émancipatrices » des minorités non-genrées que la gauche lui propose d’avaliser. Dans ces conditions, il fallait à la gauche de nouveaux « damnés de la terre » dont elle allait porter la voix. Lénine avait expliqué comment le capitalisme survivrait en exploitant les peuples étrangers, nouvelle face du prolétariat à l’échelle mondiale ; notre gauche moderne allait prendre fait et cause pour ces parias que le capitalisme condamnait à venir s’échouer sur nos rivages pour offrir aux exploiteurs leur force de travail. 

Par ailleurs, la logique communautariste, son nouvel évangile, conduisait la gauche à valoriser non seulement les droits mais aussi les cultures de toutes les minorités possibles. Et ce choix stratégique a rencontré les attentes de communautés qui entendaient bien vivre sur notre territoire selon leurs lois et coutumes, parfois fortement dépendantes du fait religieux, et non plus s’intégrer dans ce creuset national que l’on avait longtemps proposé comme but. Ce dernier n’existait en effet plus pour une gauche « sans-frontiériste », et pas plus pour une droite qui, pour des motifs tendant à la satisfaction de ses seuls intérêts économiques ou à la logique de son individualisme libéral, laissait déconstruire le roman national et la société homogène qui allait avec au profit de simples agrégats d’intérêts, nécessairement volatils.

Or ces communautés nouvelles se trouvaient liées à un monde culturel impliqué dans des conflits qui allaient finalement non seulement se retrouver au cœur des débats de cette ultra-gauche communautariste, mais être présentés comme déterminant des clivages au sein même de notre société. Le conflit israélo-palestinien a ici valeur de modèle, et c’est tout à la fois, dans une confusion profondément malsaine, de « juif » et de « sioniste » qu’Alain Finkielkraut a été traité ce samedi.


Quelles sont les confusions qui méritent d'être déconstruites sur cette question ?

La première confusion à éviter est celle du prétendu antisémitisme des « Gilets jaunes ». Pour Bernard-Henry Lévy, qui avait dès le début du mouvement, pour soutenir le discours gouvernemental, convoqué les ombres sinistres des ligues d’extrême droite, « on ne peut malheureusement pas dire que l'antisémitisme est aux marges du mouvement [...] c'est le cœur du mouvement », mais – contradiction ? - le mouvement ne serait quand même pas « intrinsèquement antisémite »… Et le philosophe Gérard Bensussan, dans une tribune du Monde, écrit lui : « Commençons par une évidence afin de couper court à tous les malentendus : les ‘gilets jaunes’ ne sont pas antisémites dans leur très grande majorité ».

Et effectivement, les quelques actes très marginaux qui avaient pu être signalés en marge de certaines manifestations ont été toujours été empêchés – des banderoles retirées par exemple. Avant même l’agression de samedi dernier ensuite , des « Gilets jaunes » expulsaient, le 12 janvier, un groupe autoproclamé « judéophobe » d'une manifestation près de l'Arc-de-Triomphe, et la coordination nationale de Commercy, du 27 janvier, déclarait que les « Gilets jaunes » n’étaient « ni racistes, ni sexistes, ni homophobes ». Après l’agression de samedi ensuite, leurs principaux leaders ont relayé un communiqué condamnant « sans la moindre ambiguïté toutes formes de racisme », Ingrid Levavasseur a réagi sur Facebook, comme Jérôme Rodrigues, relayé par Maxime Nicolle, rappelant que : « Les Gilets jaunes sont contre le racisme, l'antisémitisme et les discriminations liées à l'origine ». 

Ce qui a pu déranger, mais ce serait ici un second risque de confusion, ce sont les critiques de certains « Gilets jaunes » ou d’autres estimant que cette agression risquait de permettre un amalgame, et il est vrai qu’ils pouvaient à bon droit craindre une instrumentalisation de ceux qui souhaitent la fin du mouvement. C’est ce qu’avait bien senti Jean-Luc Mélenchon qui a déclaré : « Conscient de l’instrumentalisation de l’antisémitisme, je crois aussi qu’il ne faut jamais laisser passer le racisme. Autour de Finkielkraut, il y avait aussi des “gilets jaunes” qui voulaient le défendre et s’opposer à l’attaque. Je suis avec eux ». On lui a reproché cette formule jugée trop vague, mais elle est avant tout très finement et justement politique. Dans son mouvement, Clémentine Autain déclarait elle « inacceptable (…) la haine antisémite qui s’est exprimée contre Alain Finkielkraut », quand Manon Aubry estimait que « ces insultes contre Finkielkraut sont intolérables et ne représentent rien du mouvement des “gilets jaunes” qui ne se reconnaissent pas dans ces comportements ».

La véritable confusion possible n’est pas là. Elle vient de ce « parti du déni » que dénonçait d’ailleurs Alain Finkielkraut dans son dernier article au Figaro, un parti qui prétend nier lui la réalité de l’appartenance des agresseurs. 
Ce n’est pas la première fois que cette gauche-là tente le déni, et l’on se souviendra de la manière dont le journal Le Monde avait rendu compte de l’agression d’Alain Finkielkraut lors de la « Nuit debout » le 17 avril. En expliquant, d’abord, qu’il n’avait été écarté que parce qu’il était jugé trop à droite, et avait répondu aux cris de « facho » en traitant lui aussi ses adversaires de « fascistes ». En se demandant ensuite longuement si le crachat émis « en direction de l’académicien » le visait bien ! Et en concluant enfin que si, dans l’extrait vidéo, on entendait « surtout : Saloperie !, Fasciste !, Facho !, Casse-toi ! », « plusieurs internautes pensent entendre ‘Sale juif !’, mais la scène confuse et le son de mauvaise qualité ne permettent pas de déterminer qui parle et qui dit quoi à ce moment ».

En 2019, on a vu ce même parti représenté par Thomas Guénolé, pour lequel, si l’insulter est « condamnable », il conviendrait de ne pas oublier que « cela fait des années qu’Alain Finkielkraut répand la haine en France. Contre les jeunes de banlieue. Contre les musulmans. Contre l’Education nationale. Etc. », Aude Lancelin, Yannick Jadot (« On est à un moment de l'histoire extrêmement sensible. On ne peut pas dire 'Est-ce que finalement Finkielkraut il ne l'aurait pas un peu mérité ?' ») ou Jean-Pierre Mignard, ancien responsable du comité d’éthique des campagnes présidentielle et législatives d'Emmanuel Macron, ont eu des réserves à peu près identiques. 
Yassine Belattar s’est plaint lui du fait que « durant une semaine voire plus, tous les médias parleront de cet acte pour faire l'amalgame entre musulmans et ces abrutis », et se dit écoeuré par les propos d'Alain Finkielkraut suite à son agression, « passé de victime à accusateur des banlieues ». Quant à l’historien Laurent Joly, qui estime que « les mots qu’on entend viennent tout droit du discours soralien », et donc d’une extrême droite qui manipulerait les banlieues, dans une approche à peine moins complotiste que celle du dit Soral, il écrit dans Le Monde : « Quant à ce que le gouvernement actuel, par la voie de son porte-parole, semble préconiser – une ‘lourde condamnation’ des auteurs de ces injures et menaces –, je trouve que c’est excessif. Je ne vois pas de délit dans les mots que j’ai entendu – sauf peut-être chez l’individu qui lance « T’es un haineux. Tu vas mourir ». Une récupération politique excessive de cet incident pourrait bien être contre-productive et en aucun cas être une réponse adaptée à ce grave problème qu’est la recrudescence de l’antisémitisme en France. »

Pas de délit donc, ou « peut-être », et condamner cet antisémitisme serait contre-productif… On mesure l’ampleur du problème français, et le poids de ce parti du déni. Jean-Yves Camus, qui dirige l’Observatoire des radicalités politiques, estime lui qu’il y a bel et bien « un malaise ». « Il faut dire qui est responsable des insultes à l’égard d’Alain Finkielkraut – ajoute le chercheur. Que l’on sache où il milite, le cas échéant. Le gouvernement ne doit pas laisser pourrir la situation ni se servir de cela comme d’un levier politique. » 
Effectivement, il importe que la justice passe, et vite. Parce que sinon, une fois de plus, le « deux poids deux mesures » qui devient la marque de fabrique de notre système répressif et judiciaire, délégitimera un peu plus le pouvoir dans l’esprit de nos concitoyens. On ne peut en effet reprocher à certains des silences dont on veut absolument tirer des interprétations, et ne pas sanctionner chez d’autres des paroles qui ne, cette fois, laissent place à aucun doute.

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