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Aix-la-Chapelle ou la dernière illustration en date de l’intimidation morale qui asphyxie la démocratie française
©LUDOVIC MARIN / AFP

Point Godwin

“Ceux qui oublient la valeur de la paix et répandent le mensonge se rendent complices des crimes du passé” a déclaré Emmanuel Macron lors de la signature du traité d'Aix-la-Chapelle.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : A l'occasion de la signature du traité d'Aix-la-Chapelle, Emmanuel Macron a déclaré, au travers de son compte twitter : "Ceux qui oublient la valeur de la paix et répandent le mensonge se rendent complices des crimes du passé. Je préfère regarder en face notre Europe, et la renforcer pour protéger nos peuples. C’est ce que nous faisons avec le traité d’Aix-la-Chapelle." En quoi cette intimidation morale peut-elle être révélatrice d'une certaine forme de restriction de la liberté de pensée en France ?

Edouard Husson : Ce que vous citez est une formule reprise du discours qu’a prononcé le président de la République. Il s’agit effectivement d’un argument d’autorité, qui vise à jeter le discrédit moral sur toute personne qui critiquerait le traité d’Aix-La-Chapelle. Refuser de dire que c’est un bon traité, c’est se faire complice des crimes du passé ! En l’occurrence, Emmanuel Macron ne dit pas explicitement à quel crime il pense mais il veut qu’on pense à la Shoah, aux crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale. Donc si vous êtes contre le traité d’Aix-La-Chapelle, vous êtes un complice des nazis ! 

Evidemment, c’est grotesque. Mais cela signifie que le président de la République refuse à l’avance le débat sur le Traité d’Aix-La-Chapelle: nous n’aurons ni vrai débat parlementaire et encore moins, ce qui est pourtant indispensable, un référendum. Comment voulez-vous débattre puisque vous risquez, si vous avez le malheur d’aller un peu trop loin dans la critique, de vous faire traiter de nazi ! 

C’est d’autant plus étonnant que tout ce qui a précédé dans le discours, c’est une belle légende qui n’a tout simplement rien à voir avec l’histoire. Adenauer n’a pas commencé la réconciliation franco-allemande avec de Gaulle en 1963 mais avec Robert Schuman en 1950. Et, si l’on veut respecter l’histoire, on dira que cette réconciliation s’est terminée avec de Gaulle. Schuman le Messin avait été sujet de l’Empire allemand avant 1918; puis était devenu citoyen français en 1918. Il ne pouvait pas engager la France au même titre que le chef de la Résistance française. Ajoutons que le Traité franco-allemand de 1963 a mal tourné: le Parlement ouest-allemand y a rajouté un préambule atlantiste contre la volonté du Général de Gaulle. Les Allemands de l’Ouest n’ont pas voulu adhérer à la vision “souverainiste” que le Général avait de l’Europe. Après cela, la dynamique franco-allemande n’a redémarré, en fait à partir de Giscard, que parce que les présidents successifs ont, de plus en plus clairement, abandonné le gaullisme. C’est un choix certainement éclairé et respectable. Mais si le Président tenait à la vérité historique plus qu’à sa vision de bisounours de la relation franco-allemande, il serait amené à reconnaître qu’il ne partage pas la même vision de l’Europe que le Général de Gaulle. Et il respecterait les vrais héritiers du Général, qui sont au moins perplexes et, plus vraisemblablement, mal à l’aise, quand ils lisent le Traité d’Aix-La-Chapelle. 

Europe, économie, sujets de société etc... quelles sont les thématiques pour lesquelles cette forme de chantage exerce une importante pression sur cette liberté de penser et la qualité du débat public ? 

La méthode de l’amalgame permet à la fois d’intimider n’importe lequel de vos adversaires politiques et de s’attribuer un magistère moral, qui justifie toutes les politiques possibles. On n’a pas la droit de critiquer l’Union européenne: critiquer l’UE, c’est critiquer l’Europe. Critiquer l’Europe, c’est être contre la paix. En fait c’est être pour la guerre donc rendre possible le retour du nazisme. Là encore, il faudrait que ceux qui pratiquent de telles approximations connaissent un peu mieux l’histoire. L’idée européenne a connu des périodes glorieuses; mais il y a aussi des périodes bien plus critiquables. Il y a un européisme des années de guerre, aussi peu glorieux (par son adhésion à la collaboration) qu’il est étonnamment proche du discours européiste actuel. Je pense par exemple aux cahiers sur “la politique agricole commune”, “l’unification de l’Europe par les transports” ou “la communauté économique européenne” du Groupe Collaboration, entre 1940 et 1943. Et qu’on ne me dise pas que c’était marginal: je pourrais citer des dizaines de vichystes, de fascistes italiens, de nazis, qui croyaient que le Grand Reich était le noyau d’une Europe unie. Qu’est-ce qui fait la différence entre l’Europe unie des fascistes et la nôtre? C’est la démocratie, la liberté de conscience, d’expression et d’association ! Il est donc absolument inepte de refuser le débat démocratique, que ce soit dans le refus du Brexit par nos élites, le refus de débattre sur les modalités de l’euro, le refus de quelque critique que ce soit du Traité d’Aix-La-Chapelle. 
Le débat démocratique est la seule chose qui empêche notre époque de dériver vers des logiques qui rappellent une sinistre période. 

Regardez, dans un autre domaine, celui de la bioéthique. Là aussi vous êtes confrontés à un chantage politique et moral. Les Etats-Généraux de la bioéthique ont révélé une grande prudence de beaucoup de nos concitoyens sur les sujets qui leur étaient soumis. Or, la tentation du gouvernement a été - et sera à nouveau - de passer en force, d’ignorer les réserves et les prudences. Vous êtes contre les progrès de la médecine et de la biologie? Donc vous êtes contre le progrès; donc réactionnaire; donc d’extrême droite; donc...... Et si vous avez le malheur de vous réclamer du catholicisme, là on vous parle de Pie XII “pape de Hitler”, la plus grande escroquerie historiographique de ces dernières décennies, pure fabrication de la propagande soviétique gobée toute crue par les soixante-huitards par la suite. En vérité, c’est exactement le contraire qui est vrai: ceux qui ont raison en bioéthique , ce sont les prudents, les conservateurs; et les progressistes ont une curieuse propension à se rapprocher de thèses et propositions qui rappellent dangereusement les régimes totalitaires du XXè siècle. Là aussi, nous ne ferons pas d’amalgame; mais cessons de traiter de nazis ceux qui pensent que tout progrès n’est pas bon en soi. 

Quels seraient les moyens permettant d'en revenir à une forme de débat plus apaisé, permettant la confrontation des idées et évitant une polarisation simpliste de la société ? 

Avant d’avoir un débat apaisé, il faudrait un débat tout simplement. Pour qu’un débat puisse émerger, il faudrait que le président se contente de présider, que le gouvernement gouverne et le parlement redevienne un lieu de débats informés. Il est absolument indispensable, aussi, que les médias se rouvrent au débat. L’intimidation ne vient pas seulement des gouvernements, malheureusement. Il faudra aussi abroger la loi liberticide sur les Fake News. Ou bien accepter que les gouvernants soient aux aussi soumis à cette loi. Les gouvernements resteront toujours les plus gros pourvoyeurs de désinformation, sauf s’ils sont soumis au contrôle parlementaire, au débat démocratique et au renouvellement par les élections. 

En fait, ce à quoi nous assistons, c’est à une tension croissante entre des gouvernements ou des classes dirigeantes qui essaient, encore et toujours, de marcher à l’intimidation; et des anticonformismes qui arrivent toujours plus à se faire entendre - voire à conquérir le pouvoir dans le cas de Donald Trump. Avant d’être apaisé, le débat renaissant est violent. Faut-il s’en plaindre? Restons quelques instants sur le cas américain, où l’on a un amalgame différent par le contenu mais ressemblant par le fonctionnement à ceux que nous venons d’identifier. Depuis son élection, Trump est soumis à un soupçon d’autant plus violent qu’il est infondé: avoir été aidé par la Russie à être élu. Trump est un conservateur; donc il ressemble à Poutine; donc il a été élu grâce à l’aide de la Russie. N’importe quelle recherche approfondie - merci la liberté, encore réelle, d’Internet - permet de voir que rien ne tient de l’accusation; et que, curieusement, Hillary Clinton était, des candidats de 2016, la personnalité avec le plus de liens contestables avec la Russie. Mais on voit bien ce qui est en jeu: disqualifier Trump. Et si ce dernier n’avait pas eu le réflexe politique instinctif de transformer son compte twitter en agence de presse permanente et non conformiste, il aurait été broyé depuis longtemps par les médias mainstream. Et donc auraient été étouffées en même temps que lui des questions sur lesquelles le président américain est éventuellement contestable mais a au moins un mérite, celui de rouvrir le débat: par exemple sur la politique de la Chine, le protectionnisme, le contrôle de l’immigration, l’efficacité réelle d’un traitement “global” des questions environnementales.

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