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Pourquoi les Gilets jaunes sont aussi une contre-révolution culturelle
©AFP

Mai 68, ça c’était avant

Si Mai 68 n'a pas réussi sa révolution, le mouvement a eu un impact majeur sur toute une génération française et a créé un "esprit mai 68". Aura-t-on un "esprit Gilets jaunes" ?

Yves Michaud

Yves Michaud

Yves Michaud est philosophe. Reconnu pour ses travaux sur la philosophie politique (il est spécialiste de Hume et de Locke) et sur l’art (il a signé de nombreux ouvrages d’esthétique et a dirigé l’École des beaux-arts), il donne des conférences dans le monde entier… quand il n’est pas à Ibiza. Depuis trente ans, il passe en effet plusieurs mois par an sur cette île où il a écrit la totalité de ses livres. Il est l'auteur de La violence, PUF, coll. Que sais-je. La 8ème édition mise à jour vient tout juste de sortir.

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Atlantico: Peut-on imaginer la création d'un "esprit Gilets jaunes" semblable à l'esprit de mai 68 ?

Yves Michaud: L'esprit mai 68 ? C'est effectivement ce qui resta de cette révolution que Raymond Aron, qualifia à juste titre de révolution introuvable. Mais ce « reste » fut l'essentiel. Dans de très nombreux pays et pas seulement en France, 1968 marque un énorme changement social : l'arrivée violente en politique d'une nouvelle génération et de sa nouvelle culture -  celle des baby boomers de l'après-seconde guerre mondiale qui aura tenu le haut du pavé jusqu'aux années 2010 et qui est partie à reculons à la retraite.

Exactement de la même manière, la « révolution » des Gilets jaunes marque un énorme changement social : la révolte de la classe moyenne pauvre et modeste. Cela vaut ici encore pour tous les pays européens. J'irais même jusqu'à dire qu'aux USA, l'élection de Trump a quelque chose de ce phénomène « Gilets jaunes » : elle vient de la classe moyenne en révolte contre les oligarchies chic. En Europe, on en verra les effets aux élections européennes de mai 2019. Ils risquent d'être dévastateurs.

Le problème est que si l'esprit 68, qui a tant tarabusté les Ferry et Finkielkraut, a eu une efficacité politique durable, c'est parce qu'il était porté par des catégories sociales bourgeoises aisées qui avaient l'avenir pour elles. Ce sont les jeunes étudiants qui ont fait 68, pas le prolétariat, pas les partis, pas les maos, pas les trotskistes, pas les anars !

L'esprit « Gilets jaunes », aussi sympathique qu'il soit, est porté, lui, par des catégories sociales vieillissantes, isolées et promises à un déclin social et économique quasiment inévitable compte tenu des changements de la société numérique. Ce sont des gens qui occupent des emplois promis à la disparition ou à la prolétarisation (les emplois de service, l'artisanat, le petit commerce) quand ils ne sont pas déjà hors-emploi (demandeurs d'emploi âgés, retraités).

Jusqu'où peut aller la comparaison entre les deux mouvements ? Les Gilets jaunes proposent–ils un type de révolution culturelle comme le faisait Mai 68 ?

Pour les raisons structurelles que je viens de dire, l'esprit « Gilets jaunes » est très différent de l'esprit 68.

Celui-ci était porteur d'intégration, celui-là est désespéré. L'esprit 68 était fondamentalement un esprit de coopération et de normalisation, pourvu que la société lui fît sa place  - ainsi qu'elle le fit. Qu'ont fait les acteurs de 68 ? Ils ont fondé des journaux, sont entrés dans l'appareil d’État, ont colonisé les médias et les conseils d'administration. Voyez la carrière de gens comme July, Attali, Cohn-Bendit et même Ferry et Finkielkraut. En un peu plus jeune, Olivennes est un exemple parfait de cette normalisation conquérante.

L'esprit « Gilets jaunes » est, lui, un esprit d'insurrection de catégories sociales qui voient que leur avenir est très noir, qu'elles sont abandonnées et ne peuvent compter que sur leur révolte. 68 déboucha sur le pire conformisme bobo, progressiste, bienveillant et fabuleusement égoïste. 19 débouchera soit sur la défaite soit sur la révolution conservatrice car elle est tournée vers un monde qui meurt. Il y a là quelque chose de la tragédie de la Commune de 1870, avec son idéalisme. Car la Commune, c'est la fin du socialisme utopique – viendra ensuite le réalisme léniniste.

Peut-on voir émerger du mouvement certaines personnalités avec pour but d'ancrer le mouvement dans le paysage politique ? Ne serait-ce pas en contradiction avec les revendications des Gilets jaunes et leur fonctionnement originellement horizontal ?

Tout mouvement populaire nouveau voit émerger des leaders, que ce soit Marcelin Albert en 1907 lors de la révolte des vignerons ou Pierre Poujade en 1953 lors de la fronde poujadiste. Pour 68, voyez encore une fois la fortune d'un Cohn-Bendit et avec quelle astuce il a su la gérer !

Dans les situations pré-internet, pré-mutation numérique, disons avant 2005, le charisme d'un leader s'imposait à travers quelques actions d'éclat, quelques réussites oratoires de tribun et quelques clichés photographiques. Les grandes gueules photogéniques avaient toutes leurs chances – Marcelin Albert était cafetier mais il faisait du théâtre amateur dans sa région et Cohn-Bendit est un homme de média né.

Depuis la montée en puissance d'internet et des réseaux dits sociaux (qui sont en fait du réseau tout court), les modes d'opération du charisme sont complètement différents. Il y a donc énormément de personnalités d'avenir potentielles. C'est ainsi qu'on voit actuellement apparaître (et disparaître) les figures « Gilets jaunes ». La sélection naturelle est beaucoup plus compliquée. Elle passe par une présence forte et organisée dans la communication et un travail professionnel sur les images. Les personnalités qui ont des chances de s'imposer ne peuvent plus être juste de grandes gueules photogéniques, ou alors elles doivent se mettre en binôme. C'est le cas du duo Grillo-Casaleggio en Italie pour le mouvement Cinque Stelle : un comique connu s'associe avec un pro de l'internet de type gourou. C'est le cas de la clique des léninistes espagnols de Podemos, avec Iglesias, ses chéries sexy successives (Tania Sánchez puis Irene Montero) et le handicapé Echenique sur son fauteuil roulant nous la jouant Stephen Hawking. Pour le moment, je ne vois rien de tel en France car il y a déjà deux partis sur le marché de la récup : RN et LFI.  Et puis les pros de la com et de la politique, les cabinets de communication et de gestion d'images se font payer cher. Il faudrait faire une nouvelle cagnotte... Je suis donc assez sceptique sur l'émergence d'un homme ou d'une femme providentielle.

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