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Sévère répression des gilets jaunes : la justice française est-elle en train de préfèrer l’ordre à la justice ?
©Sameer Al-Doumy / AFP

Dura lex

La lourdeur de certaines condamnations de gilets jaunes provoque la colère des gilets jaunes, lesquels critiquent une justice qui se serait donné comme mission de rétablir l'ordre - quitte parfois à excéder sa mission d'application de la loi.

Régis de Castelnau

Régis de Castelnau

Avocat depuis 1972, Régis de Castelnau a fondé son cabinet, en se spécialisant en droit social et économie sociale.

Membre fondateur du Syndicat des Avocats de France, il a développé une importante activité au plan international. Président de l’ONG « France Amérique latine », Il a également occupé le poste de Secrétaire Général Adjoint de l’Association Internationale des Juristes Démocrates, organisation ayant statut consultatif auprès de l’ONU.

Régis de Castelnau est président de l’Institut Droit et Gestion Locale organisme de réflexion, de recherche et de formation dédié aux rapports entre l’Action Publique et le Droit.

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Gérald Pandelon

Avocat à la Cour d'appel de Paris et à la Cour Pénale Internationale de la Haye, Gérald Pandelon est docteur en droit pénal et docteur en sciences politiques, discipline qu'il a enseignée pendant 15 ans. Gérald Pandelon est Président de l'Association française des professionnels de la justice et du droit (AJPD). Diplômé de Sciences-Po, il est également chargé d'enseignement. Il est l'auteur de L'aveu en matière pénale ; publié aux éditions Valensin (2015), La face cachée de la justice (Editions Valensin, 2016), Que sais-je sur le métier d'avocat en France (PUF, 2017) et La France des caïds (Max Milo, 2020). 

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Atlantico : Le choc engendré par les manifestations de ces dernières semaines laisse aujourd’hui apparaître la question de la sévérité de la Justice à l'égard du mouvement des Gilets jaunes. Comment mesurer la réalité de cette sévérité à l'heure actuelle ? 

Régis de Castelnau : Il est difficilement contestable au regard des informations qui circulent dans la grande presse mais aussi sur les réseaux, que l’appareil judiciaire a décidé de participer avec zèle à la répression du mouvement. La sévérité se mesure tout d’abord avec les chiffres répercutés par la grande presse. 6000 arrestations suivies de garde à vue, à ce jour 1200 procédures pénales de comparution directe, et près de 350 personnes condamnées à des peines de prison ferme. Ensuite il y a les informations qui remontent par les barreaux d’avocat de province où effarés les confrères voient se multiplier, procédures tirées par les cheveux, incriminations fantaisistes et peines de prison ferme totalement inhabituelles. Il y a aussi la violence dans l’expression des réquisitions par les parquets. Et gare à celui qui résiste, les plaintes pour outrage volent bas.

Il est clair que cette répression de masse articulée à une violence policière dont vidéos et témoignages montrent qu’elle est débridée, donne à la stratégie du pouvoir, d’ailleurs annoncé par Emmanuel Macron dans ses vœux, un caractère sans précédent. Pour avoir bien connu mai 68, jamais les excès policiers et le zèle judiciaire n’avait atteint ce niveau.

Concernant les violences policières des outils permettant de rassembler les informations fonctionnent déjà, pour les excès judiciaires un certain nombre de collectifs se sont mis en place. Je pense que lorsque la crise sera passée, la fracture entre la justice et l’opinion sera très importante et durable.

Comment comprendre les origines de cette sévérité ? Faut-il y voir une volonté politique -et si oui, comment comprendre l'attitude des magistrats ? 

Régis de Castelnau : Il y a deux pistes de recherche pour comprendre comment une fois encore l’appareil judiciaire et le corps de la magistrature se sont mis instantanément au service du parti de l’ordre. Avec l’arme d’une sévérité complètement excessive, de multiples entorses aux lois et aux principes du procès pénal, et un silence obstiné devant les multiples infractions pénales commises par la police voire par des membres du parti au pouvoir.

La première piste de réflexion amène au constat que quoi qu’on nous ait depuis 30 ans rebattu les oreilles avec l’indépendance de la justice enfin accomplie, celle-ci est bien toujours attachée à sa culture bi-séculaire de courroie du pouvoir en place. C’est triste à dire car on avait pu nourrir quelques espoirs que ce soit enfin installée une culture de l’impartialité. La séquence nous démontre qu’il n’en est rien. Et que le corps des magistrats, parquet et juges du siège, préfère de loin l’ordre à la justice. Madame Belloubet a donné le top départ. Jusqu’à présent il n’a manqué personne.

La seconde est celle d’une connivence sociologique, philosophique culturelle et politique de la haute fonction publique judiciaire avec les « élites » au pouvoir. Ce sont souvent les mêmes, qui se voient, qui se fréquentent, appartiennent au même cercles, aux mêmes obédiences. Cette proximité politique, dispense de mettre en place des courroies et de donner des ordres la justice. Celle-ci est disponible et va parfois même au-devant des vœux du pouvoir. La mansuétude pénale invraisemblable dont bénéficient Macron et son entourage en est aussi la marque. J’ai eu d’étonnantes conversations avec des gens de ce milieu pour entendre ce genre de réponse : « les gilets jaunes, ce sont des beaufs, des fachos, il est normal que nous défendions l’État contre ces gens-là ». Consternant.

La justice se serait donné comme mission de rétablir l'ordre - quitte parfois à excéder sa mission d'application de la loi. Partagez-vous ce constat ? 

Gérald Pandelon : Permettez-moi d'être un peu plus nuancé. En effet, si, bien souvent, les parquetiers, par la sévérité de leurs réquisitions, ont tendance à laisser croire que l'ordre recherché l'emporterait sur la juste application de la loi, autrement dit sur une justice qui se voudrait plus équitable, il convient toutefois de rappeler que, d'une part, les juges ont tendance à tempérer la sévérité du ministère public en tenant compte des observations des avocats, d'autre part, que si la répression peut parfois apparaître comme disproportionnée, c'est aussi parce que les auteurs ont une tendance naturelle à évacuer de leur schéma mental les infractions qu'ils ont pu commettre. Ce n'est pas parce qu'un mouvement est légitime qu'il permet, en d'autres termes, toute entorse à la loi, sauf à vouloir changer de régime... Car, qu'on l'accepte ou le déplore, et même si je soutiens pour l'essentiel le mouvement dit des "gilets jaunes", il n'existe pas d'acharnement pénal à l'encontre de ceux qui ont enfreint les règles, parfois même à diverses reprises. Je répète également que lorsqu'il s'agit de délinquants chevronnés, je puis vous affirmer que les peines qui sont infligées sont infiniment plus lourdes que celles dont ont écopé la plupart de ceux qui ont comparu. Qu'il ne faudrait donc pas prendre comme prétexte celui d'un mouvement légitime pour se draper dans une posture victimaire. Et ceux qui le perçoivent comme le symbole expiatoire du monstre froid que constitue effectivement, à bien des égards, l'Etat, souhaitent tout simplement faire de la récupération politique, en sortant, à l'occasion de cet événement, du relatif isolement où les ont placés les dernières élections ; des élections qui, n'en déplaisent à ces derniers, constituent également l'émanation du peuple souverain...  

Quels sont les risques, à moyen long terme d'une telle situation ? L’exécutif négligerait-il les risques d'un effet politique boomerang sur cette question ? 

Régis de Castelnau : Sur le plan institutionnel c’est une catastrophe. La violence physique utilisée par les forces de l’ordre où nombre se sont comportés en véritables nervis va créer une fracture durable entre l’opinion et la police. Ce n’est pas demain en dehors du 16e arrondissement où l’on entendra crier « j’aime la police ! ».

Quant à la justice, son capital confiance était déjà très restreint, il est désormais anéanti. Cela ne gênera pas trop les magistrats qui ont pris la mauvaise habitude de se vivre en circuit fermé. Les relations avec les avocats sont désormais de plus en plus tendues. Le nouveau palais de justice de Paris par exemple s’est transformé en forteresse où les magistrats sont inaccessibles. La défiance vis-à-vis des institutions va encore s’aggraver. Après l’Assemblée nationale transformée par Macron en théâtre confus et inutile, le gouvernement en brochette d’incompétents improbables et ridicules, la police et la justice l’ont été en outil servile du « parti de l’ordre ». Tout ceci annonce des jours difficiles.

Faut-il dès lors craindre une forme de connivence entre la magistrature et le pouvoir en place ? 

Gérald Pandelon : Il n'aura échapper à personne qu'il existe, à l'évidence, une proximité, sinon une connivence, entre le pouvoir politique et le ministère public ; que le parquet, par définition, ne saurait déplaire à son maître, le Garde des Sceaux, ministre de la justice, par définition aux ordres de celui qui l'a nommé. Mais n'opérons pas de confusion hâtive entre magistrature assise et debout car dans l'acte de juger les premiers demeurent indépendants, les seconds par essence dépendants ; or, lorsque l'on est dépendant, par définition, on est pas vraiment libre. Ce qui soulève la question d'ailleurs du lien ou "cordon ombilical" entre les procureurs et la chancellerie... 

Faut-il aussi craindre que l'institution judiciaire se discrédite ?

Gérald Pandelon : Ce n'est pas vraiment, à mon sens, sur ce point que l'institution judiciaire a tendance parfois à se discréditer. C'est davantage parfois dans le caractère sinon excessif du moins incohérent de ses décisions. On ne comprend toujours pas, nous pénalistes, pourquoi M. X, condamné devant un tribunal correctionnel à une peine très sévère verrait sa peine divisée par deux voire par trois en appel, alors même que les seconds juges auraient reconnu la culpabilité du prévenu pour les mêmes chefs d'infractions que celles retenues en premier ressort. C'est cette inégalité territoriale et, in fine, cette incohérence qui est inadmissible. Comment voulez-vous l'expliquer à un justiciable ? Comment voulez-vous faire entendre à une personne qu'il n'existe pas réellement de lien automatique entre le droit et la justice ? A telle enseigne que de plus en plus d'avocats et de justiciables ont le sentiment que lorsqu'ils pénètrent dans un Palais de justice, c'est un peu le loto judiciaire qui est à l'oeuvre ; qu'au sein de cette enceinte judiciaire on entre davantage dans une salle de torture que d'audience dans laquelle, au surplus, 70 % d'irrationnel sera de mise dans l'acte de juger et, avant, dans la rhétorique du parquet ; et, à la marge, 30 % de rationnel. Qu'en toutes hypothèses, la présomption innocence ne trouvera rarement à s’appliquer devant cette juridiction pénale, comme d'ailleurs devant d'autres juridictions, au moins aussi sévères et intransigeantes que constituent nos juges des impôts devant les juridictions administratives. Il est vrai, en même temps, que nos caisses de l'Etat sont vides... 

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